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Répression patronale

Quand les patrons accusent des syndicalistes de « harcèlement » pour les licencier

Christian Porta, délégué CGT, est menacé de licenciement suite à des accusations de « harcèlement moral » envers sa hiérarchie. Une manipulation fréquemment utilisée par les employeurs afin de réprimer des syndicalistes. Enquête.

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Quand les patrons accusent des syndicalistes de « harcèlement » pour les licencier

Crédit photo : Révolution permanente

Depuis le début du mois de février, Christian Porta, délégué syndical central CGT de Neuhauser, fait l’objet d’une procédure disciplinaire pour « harcèlement moral » envers sa hiérarchie, au terme d’une dénonciation anonyme et d’une « enquête » menée... par la direction. Une offensive qui vise un syndicaliste combatif, à la tête d’importants combats dans son entreprise, suscitant un élan de solidarité avec plusieurs tribunes et mobilisations de soutien. Si la répression de Christian Porta apparaît particulièrement violente, elle s’inscrit dans une vague de répression anti-syndicale d’une ampleur jamais vue depuis l’après-guerre et met en lumière une méthode répandue : faire passer le combat syndical pour du « harcèlement ».

Actuellement, Régis, un syndicaliste Sud-Rail de Strasbourg fait ainsi l’objet d’une procédure de licenciement pour ce motif. Il est accusé de harcèlement moral sur le fondement d’un signalement anonyme et d’une enquête interne diligentée par la direction, qui l’accuse notamment d’avoir signalé à sa hiérarchie un fait de harcèlement sexuel qu’elle qualifie de « manifestement mensonger ». De même, fin 2023, deux militantes CGT de la Macif à Nantes étaient menacées de licenciement pour avoir prétendument dégradé les conditions de travail de leur responsable en dénonçant les méthodes de management brutales ayant conduit au suicide d’un ancien salarié.

En 2021, c’était Ahmed Berrahal, militant de la CGT RATP et référent harcèlement au CSSCT, qui était menacé de licenciement pour harcèlement moral, accusation étayée par une enquête confiée par la RATP à un cabinet d’avocats pour la bagatelle de 50 000€, alors qu’il avait fait remonter une plainte pour harcèlement sexuel à la direction. En 2017, c’était Édouard Postal, syndicaliste Sud-Rail accusé de harcèlement moral par sa direction qui se suicidait en se jetant sous un train Gare Saint-Lazare.

L’accusation de « harcèlement moral » apparaît ainsi comme une arme entre les mains du patronat pour bâillonner les syndicalistes qui relèvent la tête et défendent leurs collectifs de travail, pour de meilleurs salaires et conditions de travail, mais aussi contre les violences sexistes et sexuelles ou encore – un comble – contre les méthodes managériales brutales et harcelantes.

L’émergence de la notion de harcèlement moral : de la protection à la répression

La notion de harcèlement moral semblait pourtant être née pour protéger les salariés. L’expression fait son apparition dans le débat public avec la parution d’un livre en 1998, Le Harcèlement moral. La Violence perverse au quotidien de la psychologue Marie-France Hirigoyen. Ce livre et le concept qu’il popularise résonnent alors avec les expériences de nombreux travailleurs, confrontés à des situations de souffrance au travail qui deviennent de plus en plus fréquentes dans ces années d’offensive néolibérale. La médiatisation du sujet mais aussi l’ampleur du problème de la souffrance psychique au travail, devenue un véritable problème de santé publique à l’origine de plus en plus d’arrêts de travail, poussent le gouvernement Jospin à promulguer en 2002 une loi créant un délit de harcèlement moral. Ce qu’on appelle les « risques psycho-sociaux » (RPS) en matière de santé au travail sont devenus depuis une notion courante dans les milieux syndicaux, mais également dans les discours managériaux et patronaux.

La définition du harcèlement moral qu’on retrouve dans le code du travail et dans le code pénal individualise la question de la maltraitance au travail en en faisant un comportement déviant – et désormais pénalement répréhensible – commis par une ou plusieurs personnes, déconnecté des décisions du patronat et de la poursuite de ses objectifs par la ligne hiérarchique. Depuis la loi de 2002, un individu peut donc être reconnu coupable de harcèlement moral dès lors que les faits visent une personne dans le cadre de son activité professionnelle et qu’ils ont « pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel », sans précision des positions hiérarchiques respectives de l’auteur et de la victime.

Le patronat s’est empressé de se saisir de ce nouveau délit pour le retourner contre les syndicalistes. Éric Bezou, ancien cheminot et syndicaliste Sud-Rail, raconte comment la SNCF s’est rapidement saisie de la notion de harcèlement moral, dès son introduction dans la législation : « J’ai vécu ce tournant au début des années 2000, on a commencé à nous dire : "Vous mettez l’encadrement en souffrance ! C’est un agent comme vous et vous le mettez en souffrance." Ma réponse c’était de dire qu’un agent d’exécution subit la politique de l’entreprise et l’encadrement l’exécute. (...) Moi quand j’ai été licencié pour m’être prosterné devant mon encadrante, elle a déclaré un accident du travail ! Qui a été reconnu par la caisse de prévoyance de la SNCF ! Ça a été un élément pour appuyer mon licenciement. »

C’est ainsi qu’en pratique, le harcèlement moral, né d’un constat de la souffrance au travail, est aujourd’hui largement utilisé par le patronat pour justifier et naturaliser la subordination des travailleurs. Un cadre qui met la pression à ses équipes fait simplement son travail qui consiste à s’assurer de la bonne exécution des décisions de la direction. En revanche, un salarié, notamment syndicaliste, qui prend la parole, répond à ses supérieurs, conteste les décisions et les méthodes appliquées, est immédiatement suspect aux yeux du patronat, qui cherche à réprimer cette déviance par rapport à l’idéal du salarié docile en la qualifiant en des termes disciplinaires et délictuels.

Mornia Labssi, inspectrice du travail et militante CGT, constate la généralisation du procédé : « C’est vraiment très très courant je dirais depuis 4 ou 5 ans. C’est une pratique d’inversion des responsabilités. Des agents qui se plaignent d’un management qui crée de la souffrance ? La direction sort tout de suite cette carte des pratiques syndicales. C’est courant et, il faut le dire, c’est systémique ! Ça ne va pas toujours jusqu’à des sanctions pouvant aller jusqu’au licenciement mais ça arrive tout le temps qu’on accuse les salariés qui se révoltent d’être "anxiogènes", de générer de la souffrance auprès de l’encadrement. »

La méthode n’a que des avantages pour les directions d’entreprise. Non seulement leur responsabilité dans la souffrance au travail est évacuée par la dénonciation de syndicalistes, mais cela permet également d’entretenir la loyauté de l’encadrement de proximité. Le discours de la direction aux petits encadrants est le suivant : si leur travail est difficile, ce n’est pas parce que les directives qu’on leur demande d’appliquer sont absurdes, cyniques et brutales, mais parce que la base refuse de s’y plier sagement, ce à quoi la direction promet de remédier en recourant à la répression.

Mornia Labssi poursuit : « Les RPS, ça concerne tout le monde, et les directions utilisent la hiérarchie intermédiaire que sont les cadres pour éviter de prendre leurs responsabilités sur la question. Les cadres sont les petites mains de la direction, qui peut leur dire de témoigner, de dire qu’ils sont malades, et ensuite, ils disent qu’ils traitent urgemment le signalement d’un salarié, et qu’ils prennent une mesure dans ce cadre là, qu’ils licencient dans ce cadre là. Quand il y a beaucoup de résistance, de rapport de force, les employeurs vont utiliser l’outil le plus puissant à leur disposition qui est la sanction disciplinaire. »

Des enquêtes à charge et une instrumentalisation de la protection de la santé au travail

Les sanctions sont prises au terme de procédures disciplinaires augmentées « d’enquêtes » censées établir les faits de harcèlement reprochés. Des dossiers systématiquement à charge, qui dressent des portraits accablants des syndicalistes visés. Savine Bernard, avocate en droit du travail, dénonce la manière dont sont menées ces procédures : « Les accusations de harcèlement contre des représentants du personnel ne sont pas nouvelles. Ce qui est plus récent, ce sont les enquêtes internes à charge. Il y a quelques années, nous faisions condamner les employeurs qui ne réagissaient pas aux accusations de harcèlement. Aujourd’hui, les entreprises réalisent des enquêtes internes en ayant recours à des prestataires souvent non qualifiés et en refusent l’accès aux salariés. Contrairement aux procédures sur les sujets santé et sécurité, on n’a aucune garantie sur les personnes qui mènent les enquêtes. » 

En effet, la loi Sapin II de 2016, a introduit l’obligation pour l’employeur de mettre en place une procédure de signalement et d’enquête interne pour les entreprises de plus 500 salariés, notamment pour les faits de harcèlement. Seulement, ces enquêtes peuvent être soit menées directement par les services de ressources humaines, soit par un prestataire auquel on ne demande plus d’accréditation particulière. Les personnes qui mènent l’enquête sont dans les deux cas rémunérées par l’employeur ce qui conduit à des enquêtes à charge, permettant d’appuyer l’argumentaire de l’entreprise, alors que le salarié attaqué ne dispose pas de moyens comparables pour répliquer.

Éric Bezou explique comment à la SNCF, la caisse de prévoyance autonome de l’entreprise est un outil supplémentaire entre les mains de la direction pour alimenter les procédures : « A la SNCF, la caisse de prévoyance est devenue une arme contre les cheminots : la reconnaissance des accidents du travail par le médecin conseil de la caisse de prévoyance n’est pas indépendante de la direction ! On sait que la caisse de prévoyance accompagne les politiques de direction. »

Dans le cas de Régis, un de ses collègues cheminot raconte comment enquête à charge et accidents du travail psychiques de cadres s’additionnent au service de la direction : « Chaque agent a été interrogé séparément et la direction a envoyé un mail leur demandant de ne pas communiquer entre eux sur l’affaire. Une chape de plomb s’est abattue sur la gare. Des témoignages hostiles ou neutres ont été instrumentalisés pour lancer une procédure disciplinaire sur la base de ces "preuves". Régis serait "toxique" et "harcelant" pour ses collègues et son encadrement direct. Tout ça appuyé d’accidents du travail déclarés a posteriori et qui seraient imputables au comportement de Régis. C’est monté de toutes pièces. Des collègues ont défendu Régis mais le cabinet n’a retenu que les éléments l’accablant. »

Mornia Labssi réagit : « Dans la médecine du travail, dans le privé, c’est pareil, on va parfois avoir des médecins du travail qui vont pondre des avis ou intervenir dans les CSSCT de façon clairement pro-patronale, parce que, il faut le dire, ils sont payés par l’employeur. Dans nos pratiques professionnelles au quotidien on voit bien que quelques médecins du travail sont militants, mais aussi que beaucoup interviennent dans le sens que veut le patron. » Même en l’absence d’une caisse autonome comme celle qu’il y a à la SNCF, qui a des liens historiques avec la direction et décide ou non de reconnaître les accidents du travail, les services de médecine du travail, surtout si ils sont internes à l’entreprise, peuvent participer à la reconnaissance du harcèlement moral souhaitée par l’employeur en appuyant la demande de reconnaissance adressée à la sécurité sociale ou en établissant des attestations à charge contre les syndicalistes.

Une offensive contre le syndicalisme combatif

En construisant un discours criminalisant la revendication et en instrumentalisant – voire en inventant au besoin – la souffrance de l’encadrement, les accusations de harcèlement moral envers les syndicalistes permettent de présenter ces derniers comme des créatures perverses, ne vivant que dans un seul but : rendre la vie impossible à leurs chefs, humilier leur hiérarchie et s’opposer systématiquement et sans raison à toute décision de la direction. Une rhétorique qui vise à isoler la personne réprimée en dressant un portrait psychologique quasi-pathologique, et surtout à nier la lutte de classes en entreprise.

La revendication et la défense des intérêts des salariés deviennent une « lubie » irrationnelle et l’action syndicale une succession de manœuvres malveillantes et malfaisantes. Savine Bernard souligne la remise en cause des droits et mandats syndicaux auxquels conduisent de telles procédures : « Le harcèlement moral est une manière de ne pas reconnaître la spécificité du mandat syndical qui est par nature revendicatif et antagoniste. »

Les salariés visés décrivent ces situations comme étant particulièrement violentes. Édouard Postal par exemple, avait réussi à se procurer le dossier contenant les éléments à son encontre ; un document d’une trentaine de pages documentant des accidents du travail déclarés par des cadres et dont il était tenu pour responsable, et contenant toutes sortes d’accusations vagues et parfois graves, dont les seuls éléments de preuve sont des discours de cadres sur sa personne : « C’est l’attitude, la posture physique, il parle fort, s’emporte. Il est déstabilisant, il s’approche très près de vous, physiquement. Il fait porter la responsabilité. (...) C’est physiquement éprouvant. »

Dans le cas d’Ahmed Berrahal, la RATP lui reprochait, en plus de la dénonciation de faits de harcèlement sexuel, le déclenchement de deux alertes pour danger grave et imminent (DGI) aux mois d’avril et mai 2020 pour demander des comptes sur les mesures anti-Covid dans les bus. Devant l’inspection du travail qui refusera finalement l’autorisation du licenciement, la RATP défendait le plus sérieusement du monde que ces deux alertes avaient eu pour seul objectif de déranger le cadre d’astreinte ces jours-là. Une accusation absurde et grossière, mais très représentative des faits reprochés aux syndicalistes prétendument « harcelants ».

De façon très semblable, il est reproché à Régis d’abuser des demandes de concertation immédiate (DCI), une procédure qui permet d’engager des négociations avant de lancer une grève à la SNCF. Chez Christian Porta, on retrouve également ce reproche relatif au dépôt des DGI ainsi que son intransigeance en matière de sécurité : un comble pour un secteur aussi accidentogène que l’industrie agro-alimentaire. Des faits qui relèvent tous des missions inhérentes à un mandat syndical : prendre la parole, dénoncer les agissements de la direction qui nuisent au salariés, porter des revendications et user de tous les outils à disposition pour les défendre.

Justement, l’objectif de la répression anti-syndicale est de faire régner la terreur au sein des entreprises, afin de dissuader les autres salariés de remettre en cause la direction. Ahmed Berrahal observe : « Du fait que j’ai été attaqué, il y a beaucoup de gens à la RATP qui n’osent plus dénoncer. » Mornia Labssi confirme : « Réprimer les syndicalistes c’est le premier axe du patronat, non seulement sur les conditions de travail mais pour étouffer toute liberté d’expression des salariés. » C’est pour cela qu’il est urgent de mener une bataille contre la répression syndicale et d’affirmer notre soutien aux syndicalistes lutte de classes, qui font face aux attaques de leurs patrons et se démènent pour défendre leurs collègues.


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