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Chasse aux pauvres

De l’ANPE à France Travail : des décennies de transformations au service d’offensives contre les chômeurs

Le projet « France Travail » du gouvernement vient couronner des décennies d’offensives contre les travailleurs privés d’emploi. Fabienne Serbah Le Jeannic, militante et syndicaliste à l'ANPE puis Pôle Emploi pendant plus de 30 ans, revient dans ce billet sur ces transformations néo-libérales et les luttes syndicales qui les ont accompagné.

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De l'ANPE à France Travail : des décennies de transformations au service d'offensives contre les chômeurs

Après l’ANPE puis Pôle Emploi, cette nouvelle appellation macronienne (mais déjà tentée par Sarkozy qui y avait renoncé) France Travail, apporte un petit « je ne sais quoi » bien dans l’air du temps, un vieux relent pétainiste pour que les infortunés qui poussent la porte de cette institution sachent tout de suite où ils mettent les pieds !

Aux origines de l’ANPE

Créé en 1967 par le secrétaire d’état aux « problèmes de l’emploi » Jacques Chirac, à la suite des bureaux de « main d’œuvre » où ne travaillaient que des fonctionnaires, dépendant donc directement du ministère du travail, l’ANPE, établissement public administratif, donnait à son personnel un statut hybride déjà moins « protecteur » où se côtoyaient les « anciens » fonctionnaires et les « nouveaux » agents publics contractuels. A l’époque, ceux-ci sont encore recrutés sur concours à partir du BEPC et rattachés au statut général des fonctionnaires à l’exception de la retraite.

Depuis cette période, tous les gouvernements, y compris « socialistes » bien sûr, se sont acharnés à vider ce statut de toutes les protections qui assuraient aux agents qui n’étaient pas dans la « servitude volontaire » [1] une certaine liberté d’action leur permettant de résister à la chasse aux chômeurs et à l’allégeance totale au patronat. A l’ANPE, pouvoir dérouler toute une carrière sans faire une seule radiation, par exemple, et sans avoir de compte à rendre à personne était encore possible. Bien sûr, dans ce cas, il ne fallait pas espérer de primes « à la tête du client », évaluées sur « la manière de servir », qui avait été introduites à la faveur de différentes modifications de statuts, ni de « carrières exceptionnelles » également attribuées « à la tête du client » et non plus à l’ancienneté comme dans le statut initial.

La précarité s’est donc installée dans le personnel en même temps que se multipliaient les contrats précaires : du plan Barre de 1979 (contrat temporaire payé 90% du SMIC) aux TUC (Travaux d’utilité collective, 27% du SMIC) et aux SIVP (Stage d’Initiation à la Vie Professionnelle, 39% du SMIC) du gouvernement socialiste de Fabius dès 1984. Des organismes privés ont remporté de juteux marchés payés par l’argent des contribuables dans l’opacité la plus totale pour remplir les missions du service public à sa place dans le domaine de la recherche d’emploi et de la formation mais aussi de nouvelles attributions faisant le bonheur des patrons : « Évaluations », « Techniques de recherche d’emploi », « Bilans de compétences », etc… Les périodes de travail non rémunérées déguisées en « Évaluation en milieu de travail » se sont multipliées.

Puis ce fut la possibilité du licenciement des agents qui fut ajoutée au statut du personnel.
Les réorganisations étaient permanentes pour mettre les privés d’emploi sous pression : convoqués de plus en plus souvent, devant fournir des preuves d’une recherche « positive » de recherche d’emploi quel que soit leur âge, la réalité du marché du travail dans leur région avec, en permanence, au-dessus de leur tête la menace de la radiation.

Les agents déstabilisés par les changements permanents, l’arrivée de l’informatique qui imposait des procédures sans fin et fluctuantes n’opposèrent pas de résistance de fond. Certains, adhérant totalement à l’idéologie, d’autres, dépassés par les événements, une minorité enfin, combattant tant bien que mal et au jour le jour les injonctions répressives contre les privés d’emploi et les « aides aux entreprises » attribuées généreusement et sans compter (primes et allègement de cotisations sociales pour le recrutement de chômeurs de longue durée, y compris pour des contrats à durée déterminée ou saisonniers, primes et absence de salaire pour des « formations » inexistantes ou superflues, etc…)

Pour suivre toutes ces réorganisations, les locaux étaient régulièrement cassés, reconfigurés, entraînant des dépenses insensées et des atteintes à la santé mentale des agents de plus en plus déboussolés par tous ces changements inutiles ou néfastes pour les usagers. Quelques mois avant la fusion, même le logo de l’ANPE changea (un rond moitié vert, moitié rouge genre nez de clown). Un cabinet d’« experts en communication » avait dû bien s’amuser et avait été grassement rémunéré par plusieurs milliers d’euros d’argent public.

Pour s’assurer de transformer définitivement cette vieille institution en « bras armé du patronat » Sarkozy avait inscrit dans ses priorités de finir le travail en faisant fusionner l’ASSEDIC, organisme social chargé du paiement des indemnités chômage et l’ANPE, établissement public chargé du placement et de la formation. Mettre entre les mêmes mains les indemnités chômage et les offres d’emploi, casser définitivement le statut public de l’emploi, voilà qui refermait le piège encore plus étroitement sur les chômeurs et sur les agents récalcitrants. Fin 2008 Pôle Emploi était né !

Pôle Emploi et l’offensive contre le statut public des travailleurs

Les concours supprimés, les recrutements et les promotions allaient se faire comme dans le privé, par cooptation ou entretien d’embauche classique. Le personnel de l’ANPE avait un an pour choisir entre garder son statut public ou opter pour la convention collective de l’ASSEDIC (le SNU/TEFI, Syndicat National Unifié / Travail Emploi Formation Insertion, majoritaire, obtint une prolongation d’un an…).

Sans « conscientisation » le choix était vite fait : la convention collective correspondait à 20% d’augmentation de salaire tout de suite contre l’augmentation régulière, lente (tous les 2 ou 3 ans) et limitée de la grille des salaires de la fonction publique. Résultats des courses : au bout des deux ans, seuls 14% des agents de l’ANPE avaient choisi de garder le statut public !

Si on ajoute à cette machine de guerre la polyvalence exigée où les agents sont censés tout connaître donc rien et la formation express des agents publics aux calculs très complexes des indemnités chômage - qui demandait initialement plusieurs années de pratique pour garantir au mieux les intérêts des chômeurs compte-tenu la multitude de contrats (intermittents, fonction publique etc…). Ajoutons également les logiciels qui changent sans arrêt et le fichage des chômeurs, désignés par le doux nom de « cohorte », par catégories « d’éloignement de l’emploi ». On commence à avoir une petite idée de l’ambiance Orwellienne qui s’était abattue sur les services. La novlangue sévissait depuis quelque temps déjà : les « conseillers » avaient des « portefeuilles » de « clients » surveillés par des « managers ».

Les syndicats face à ces transformations néolibérales

Et le syndicalisme dans tout ça ? Me direz-vous… Majoritaire, la CFDT a mué en « CFDT en lutte » pendant la période Notat puis en SNU/TEFI (Syndicat National Unifié / Travail Emploi Formation Intégration) rattaché à la FSU, quelques uns créant un syndicat SUD. Pour les luttes ? A chaque modification de statut, deux ou trois jours d’appel à la grève plus ou moins bien suivis. Dans les années 80, un « accompagnement » des associations de chômeurs, un soutien
a minima des agents, syndicalistes de base qui se battaient contre les mentions racistes inscrites sur les offres d’emploi (les « nationalité française exigée », les « 01B » pour français blanc, les carrément « ni noirs, ni arabes » !) par des collègues qu’il ne fallait surtout pas fâcher parce qu’ils pourraient rendre leurs cartes ou voter pour un autre syndicat.

Puis au moment de la fusion, une « lutte » perdue d’avance puisque portant uniquement sur les salaires ! Certains représentants départementaux et régionaux de ce syndicat optant tranquillement pour le statut privé. Il faut dire que plusieurs d’entre eux avaient bénéficié de promotions fulgurantes jusqu’à des postes de directeurs d’agence, signant des radiations quotidiennement et distribuant les primes aux agents à la « tête du client » sans trop d’état d’âme. Bien sûr, des militants de base de ce syndicat ont pu se désolidariser de leurs dirigeants et se battre courageusement contre leurs dérives.

Du côté de la CGT, il y eu un avant et un après fusion. La CGT-ANPE défendait bec et ongles le service public sans occulter ses nombreux défauts, consciente que la perte de ce statut irait forcément dans le mauvais sens, sacrifiant encore davantage les privés d’emploi et la liberté des agents sur l’autel des intérêts privés. Soutenant sans relâche les agents qui refusaient la lente casse du statut. Soutenant jusque devant les tribunaux ceux attaqués par leurs collègues parce qu’ils voulaient interdire les critères racistes sur les offres d’emploi.

La CGT fut aussi en première ligne dans la bagarre contre les entretiens individuels qui permettaient au « manager » de réclamer des comptes aux agents, sur leur « façon de servir », entendez par là, faire allégeance sans se poser de questions sur les radiations, sur le flicage des chômeurs qu’il fallait ranger dans des cases, sur l’argent public distribué aveuglément au patronat etc… C’est à la base que cette bagarre-là fut menée par des syndicalistes de la CGT, ce qui n’empêcha pas les dirigeants du SNU de revendiquer la victoire quand les sanctions contre ces agents résistants furent abandonnées par la direction.

En Bretagne, de nombreuses mobilisations furent menées par des militants de base de la CGT :

  •  Empêcher l’usage des machines à détecter les fausses cartes de séjour et de travail installées dans les agences ;
  •  Envahissement des séminaires de l’encadrement de l’ANPE puis de Pôle Emploi avec la CGT privés d’emploi et le MCPL (Mouvement des chômeurs et précaires en lutte) ;
  •  Envahissement des agences particulièrement coercitives à l’encontre des chômeurs ;
  •  Soutien administratif régulier et tenace aux privés d’emploi (recours après radiation, trop-perçu injustifié, etc…)

    La CGT/ANPE s’opposa jusqu’au bout à la fusion, multipliant les heures de formation syndicale où chaque agent pouvait se rendre, mais la lutte était inégale. Entre le peu de conviction à défendre le service public des autres syndicats et de la CGT ASSEDIC, très droitière, la mort du service public de l’emploi (tout aussi imparfait soit-il) était programmée ! Après la fusion, la CGT/ANPE a tenté de maintenir son syndicat, l’Union Nationale des Affaires sociales attachée à la fédération générale des fonctionnaires (UNAS-UGFF). Une CGT/U vit même le jour en Ile-de-France. Premièrement, pour pouvoir défendre efficacement les agents publics qui avaient eu le courage de garder leur statut mais aussi, peu pressée d’adhérer à la fédération organismes sociaux à laquelle est rattachée l’ASSEDIC, réputée pour son « réformisme » même si, là aussi, des militants combatifs essayaient de faire vivre un syndicalisme lutte de classes !

    Mais la Confédération avait choisi son camp et a entériné en quelque sorte la mort du service public de l’emploi sans autre forme de procès : fusion ANPE/ASSEDIC donc fusion des syndicats. Point barre ! Ce gouvernement à la solde du patronat n’a pas attendu le changement de nom de « Pôle-emploi » en « France travail » pour s’acharner encore et encore sur les privés d’emploi. La baisse des allocations chômage, les radiations intempestives jamais ou rarement évoquées quand les médias parlent du « recul du chômage », de même que les différentes catégories de chômeurs. Seule la catégorie A (ceux qui ne travaillent pas du tout) est en effet prise en compte dans les calculs du chômage et la moindre heure d’intérim, le moindre stage fait sortir les chômeurs de la comptabilisation, permettant d’annoncer des chiffres bien en deçà de la réalité.

    France Travail : le couronnement de décennies d’offensives

    Quels nouveaux mauvais coups sur les plus pauvres ? Obliger les personnes qui touchent le RSA à travailler ? L’exclusion et le STO [2] ? La double peine ! Sous prétexte que ces personnes toucheraient de l’argent à ne rien faire ? Dans cette logique, les actionnaires et les grands patrons devraient donc être mis à contribution en priorité ! Et de quel travail parle-t-on d’abord ?

    De celui qui provoque la mort de plus de 700 personnes par an dans le BTP et l’industrie en particulier (combien de sans-papiers en plus ?) sans compter les maladies professionnelles. De la France au travail qui bat tous les records de prise d’antidépresseurs ? Face à cette machine de guerre, quelle résistance ? Quelle lutte ? Comme partout ailleurs, seule une prise de conscience et une stratégie construite à la base en partant des agents et des chômeurs appuyées par des syndicats « lutte de classes » pourront concrètement enrayer la machine et nous redonner espoir.

    Notes :

    [1] Discours sur la servitude volontaire, La Boétie 16ème siècle mais furieusement d’actualité ! On peut résumer ce texte en deux phrases essentielles : « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres », « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. Levons-nous ! ». Ouvrage intéressant pour toutes et tous mais pouvant être appliqué concrètement par celleux encore protégéEs par de solides statuts !

    [2] STO : Service Travail Obligatoire. Sous l’occupation nazie, des milliers de travailleurs réquisitionnés pour travailler en Allemagne.


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