De "maître des horloges" au train fou

Macron, son accélération et la nôtre

Christa Wolfe

Macron, son accélération et la nôtre

Christa Wolfe

En promulguant la loi retraites dans la nuit qui a suivi l’aval du Conseil Constitutionnel, Macron ne crache pas seulement au visage des grévistes, des salarié.es et de l’intersyndicale : il démontre qu’il est mandaté pour faire les coups les plus bas et de la plus basse manière, dans l’intérêt de la classe dominante, et dans les plus brefs délais.

Une œuvre de malfrat, sans doute, que cette promulgation à l’heure des cambriolages. Et une manière de fermer par la force la séquence dans laquelle le gouvernement s’était pris les pieds, avec cette mobilisation qui ne voulait pas finir et les différentes mesures dilatoires qui entretenaient un semblant d’incertitude – le Conseil Constitutionnel, la possibilité d’un RIP. Dès le lendemain, la communication a asséné le mot, la méthode : désormais, il faut « accélérer ».

On passera sur cette déclaration surprenante, qui donne l’impression que jusque-là le gouvernement aurait progressé à pas feutrés et au rythme d’une lenteur bienveillante : depuis 2017, les contre-réformes se sont enchaînées à une vitesse record. « Accélérer », alors ? Encore ? Mais pourquoi donc ?

La mesure du temps : une invention du capitalisme colonial

Avant même d’être un élément de la conscience humaine, le temps est d’abord une chose sociale, comme le démontrent, chacun dans son registre, l’historien Laurent Vidal (Les hommes lents, 2020) et le sociologue Hartmut Rosa (Accélération et aliénation, 2012). Le long processus d’acculturation aux logiques du capital, sur la longue durée des derniers siècles, s’apparente à un effort de synchronisation et de soumission aux rythmes capitalistes : dans Les temps modernes de Charlie Chaplin, dont Jacques Rancière a fait le titre d’un ouvrage en 2018, l’ouvrier est mis en situation d’oublier sa propre temporalité (et sa propre corporéité) pour suivre la « cadence » de la chaîne de montage, sous la surveillance du contremaître qui accélère les machines sur ordre du patron, lui-même (in)occupé à la lecture de la bande dessinée du journal. Il y a plus qu’un réseau de sens ici, entre cadence, rythmes sociaux et temps « libre » : il y a toute une conception de la vie sociale, articulée à un temps linéaire dont la promesse est l’accumulation.

Laurent Vidal témoigne dans son ouvrage de la surprise des colons européens débarquant au milieu de peuples qui paraissent n’avoir aucun « emploi du temps ». La productivité et la tension sur le temps apparaissent ainsi comme la hantise sociale de l’Occident, articulée à la rationalité de l’optimisation et à la division des tâches. « De retour » dans le Vieux monde, ou de façon concomitante avec ces « Grandes découvertes » qui sont l’avènement du premier génocide de l’histoire moderne, celui des autochtones des « Amériques », la bourgeoisie entreprend son opération de reprise en main du temps, en le soutirant à celui du sacré. Le beffroi des Hôtels de ville du Nord de l’Europe, avec son propre cadran, rivalise avec celui des cloches. Plus tard, mais rapidement en termes historiques, c’est le temps de l’horloge de la manufacture, du chronomètre du contre-maître, qui va venir régler les rythmes de vie de celles et ceux qui sont jetés dans les ateliers et manufactures. Le temps de la colonisation, avec son accélération de l’accumulation capitaliste, va de pair avec le temps de la mise au travail généralisé dans le cadre du capitalisme lui-même.

La « guerre éclair » et l’accélération

Mais si le temps est social, il est bien évidemment aussi politique. Les batailles à l’Assemblée nationale, qui sont l’occasion d’un temps dévolu aux débats, sont désormais soit renvoyées au jeu de « la mauvaise volonté » institutionnelle de la NUPES qui essaie de freiner le train fou sans réellement en avoir les moyens, soit carrément méprisées par le recours systématique – on dirait même « automatique » – à l’article 49.3. Ce qui a disparu ici, c’est la possibilité interne à la démocratie bourgeoise de porter les conflits qui existent entre les intérêts antagonistes ainsi que leur prise en compte, même hypocrite, dans les décisions. Le 49.3 permet de faire comme si le conflit n’avait pas de réalité ni de fonction, comme si finalement il n’exprimait ni colère profonde ni désaccord radical. La chanson a raison, qui dit que « Macron ne veut pas » que nous soyons là.

L’accélération que promettent Borne et Macron correspond bien à une méthode politique qui prétend passer au-dessus de la conflictualité sociale et qui avait déjà été éprouvée par exemple dans le secteur de l’éducation, avec l’introduction de ParcourSup entre septembre et novembre 2017, avant même que la loi-cadre correspondante ne soit promulguée. À la suite du titre de Romaric Godin, sur La guerre sociale en France, on peut ajouter que cette méthode correspond à une « Blitzkrieg » – manière de dire que là où l’intersyndicale n’a pas voulu construire une stratégie ni un calendrier de riposte qui réponde à la situation actuelle, un sursaut stratégique se révèle absolument nécessaire.

Cette situation tient au moins en deux aspects : d’abord, à ce stade d’accélération et de passage en force, le gouvernement est prêt à tordre ses propres lois, comme le montre ouvertement l’usage de l’article 47.1 pour la contre-réforme des retraites. Pour imposer les intérêts de la classe dominante, il est également disposé à plier la logique même des institutions de la démocratie bourgeoise. C’est l’aspect « fin de régime » de la situation. Ensuite, la police est constituée en dernier rempart de cette pratique radicale-autoritaire – ce qui explique depuis plusieurs années les remerciements louangeurs et réitérés adressés aux forces de police, leur protection systématique face aux plaintes, tout comme, plus récemment, la rhétorique très offensive et insultante de Darmanin sur les mobilisations de ces derniers mois. La création de la BRAV-M en 2019, qui rappelle les voltigeurs de l’ère Pasqua, indique que la classe dominante tente aussi de se synchroniser au plus près de la spontanéité sociale et des nouvelles formes de mobilisation et de contestation dont les Gilets jaunes ont été les prémisses. Ses interventions dans les manifestations spontanées qui ont suivi le 49.3 dévoilent la dépendance du gouvernement à cette capacité de faire un usage ouvert et rapide de la violence.

Ce sont là de puissants accélérateurs de polarisation et, sur le plan institutionnel, ils sont les signes d’une mutation interne de l’État bourgeois – ce que Macron incarne, personnellement, en créant à chaque mandat un parti à sa botte et en se libérant ainsi du souci de la pérennité de son propre appareil partidaire. C’est que, depuis 2017, venu d’abord comme une fulgurance, délogeant par la revendication d’un « pseudo-centre » les partis installés de LR et du PS, réélu dans le contexte itératif du duel avec le RN en 2022, Macron est le maître d’œuvre d’une liquidation à peu près complète des usages politiques, mais aussi, et c’est un élément important, des institutions mêmes qui ont été le cadre d’exercice du pouvoir bourgeois en France depuis 1958.

Un temps, Borne a envisagé une « période de convalescence », manière métaphorique de révéler le caractère effectivement pathologique de la séquence mais manière, aussi, de revendiquer le temps nécessaire à quelque chose qui serait de l’ordre du rétablissement.

Ouvrir une autre temporalité politique, par les préoccupations sociales et par la grève

Mais ce qui risque d’échapper à Macron accélérant, c’est finalement toute la société. La rupture qu’il a créée en confondant la rythmique des intérêts pressants de la grande bourgeoisie, et les inerties et les lenteurs nécessaires à l’ordinaire social et à l’économie réelle, a comme premier effet d’instaurer un véritable décrochage. L’extériorité du pouvoir qui s’exerce, le sentiment de plus en plus précis que les institutions ne défendent pas les intérêts communs, le discrédit à peu près complet de l’ensemble des membres du gouvernement, qui barbotent à qui mieux-mieux dans les conflits d’intérêt et les malversations, la liste est longue de ce dont nous discutons désormais à la moindre occasion dans nos vies sociales ordinaires.

Et par plusieurs aspects, le temps comme tel est redevenu notre enjeu politique, d’abord du côté de l’urgence climatique, ce qui lui confère une dimension tragique importante. Véritable enjeu d’époque, véritable raison d’accélérer quelque chose, ce temps-là pourtant parait largement mis de côté par le gouvernement, qui lui substitue des aberrations écologiques, comme les méga-bassines, ou des « promenades au bord du lac » avec le Plan Eau.

De la même manière, avec la mobilisation pour les retraites, le recours du gouvernement au 49.3 a été aussitôt présenté comme le moyen de considérer que l’affaire était réglée et de passer à autre chose à grands renforts d’annonce. Or ce qui s’est ouvert, avec le 49.3, c’est justement la part la plus politique de l’antagonisme de classe : sous le double aspect du refus du passage en force et de l’exigence du respect des procédures de légitimation. Il ne s’agit ni de défendre les rouages institutionnels de la Vème République, ni même de faire crédit à la démocratie bourgeoise d’être capable de démocratie authentique, mais de voir comment cet empressement dénonçait déjà à la fois la faiblesse du gouvernement et l’essoufflement du cadre institutionnel bourgeois « traditionnel » en France, ce qu’en dernière instance on peut appeler une véritable « crise d’hégémonie ».

Au fil du mouvement, ce sont les temporalités du blocage (des ronds-points, des rocades, des places et des artères urbaines, par exemple), de la grève, du ralentissement de l’approvisionnement en carburant, de l’accumulation des déchets, qui ont le mieux révélé la colère : par quoi le temps du monde du travail a empiété sur le temps linéaire de la classe dominante et de ses routines bien installées, fondées sur le just-in-time et l’immédiateté de l’exploitation. Paris enkystée dans des montagnes d’ordures, image relayée par des commentateurs stupéfaits de l’inconséquence des éboueurs – pensez donc, des rats – mais beaucoup moins surpris de la quantité considérable de déchets que produit chaque jour cette société.

C’est que du côté de la « lenteur nécessaire », on trouve en effet les processus matériels, que ce soit ceux du travail ou ceux des terres agricoles et de leurs cycles de reproduction. La résistance à l’accélération implique donc la matérialité même des processus sociaux ou naturels. Contre le temps abstrait de la domination, qui prétend servir à la démonstration de son efficacité et de sa rationalité, c’est le temps matériel, le temps des choses à manier, le temps de la fabrication, le temps du débat en AG, entre collègues, de la discussion politique au sein de notre camp, qui s’opposent à la fusée macronienne. La grève se caractérise comme un arrêt du temps productif, elle ouvre le temps des débats, des solidarités, des piquets. Les attaques au droit de grève, qui se sont encore exacerbées durant la mobilisation des retraites, montrent bien, à nouveau, que ce pouvoir-là est réel pour la classe dominante.

Même sans avoir pour l’instant réussi à construire une grève générale dans toute son amplitude, et sans avoir été l’occasion d’une saisie du processus de grève et de son auto-organisation par les grévistes eux-mêmes, la mobilisation a duré et dure encore, ainsi que sa colère sourde, et elle a connu plusieurs sursauts. Elle s’est élargie, s’est faite spontanée, s’est agrégée autour de thèmes convergents (Sainte-Soline, la loi immigration) quand le gouvernement a d’abord voulu renvoyer le phénomène à l’incompréhension de sa volonté de « sauver les retraites » puis, après la séance du 49.3, comme si la mobilisation se faisait à la traîne de ses décisions – comme un « résidu », mais de plusieurs millions de manifestants ! – puisqu’il n’y avait plus de bataille à mener.

À mener ainsi les réformes tambours battants, comme Macron le fait depuis 2017, à étouffer toute possibilité de débat, donc à dénier toute réalité au conflit, c’est désormais à notre camp social, celui qui a fait grève et qui s’est mobilisé, de se constituer en sujet politique, autour de la revendication d’une démocratie par en bas, celle des travailleuses et des travailleurs, la seule capable d’exproprier le capital et, ce faisant, d’imposer une autre temporalité, vivable et respectueuse de nos vies et de l’environnement dans lequel nous habitons. On a vu, de manière de plus en plus consciente, que le caractère politique des mobilisations s’est affirmé sur les dernières semaines, malgré le flou entretenu par l’intersyndicale. Cette expérience et cette prise de conscience, faites face à un gouvernement brutal et ouvertement méprisant, seront sans aucun doute une base pour les mobilisations futures. Cela implique, en retour, l’urgence d’accélérer la mise en place de la contre-offensive face au capital et à ses politiques.

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[Ill. Horloge murale vostok, sous-marin soviétique, années 1950. Musée central de la Marine, Léningrad-St Pétersbourg]

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