Analyse

Retraites : malgré la promulgation, pas de retour à la normale

Juan Chingo

Crédits photo : O Phil des Contrastes

Retraites : malgré la promulgation, pas de retour à la normale

Juan Chingo

Après la promulgation de la réforme des retraites, la colère est loin d’être éteinte comme l’a montré la mobilisation du 1er Mai. Une situation qui explique le maintien inédit de l’intersyndicale, qui cherche cependant à clore la séquence et dont les principales organisations ont déjà accepté de se rendre à Matignon.

Après un 1er mai intense, les directions syndicales ont annoncé une nouvelle journée de grève interprofessionnelle dans plus d’un mois. De façon claire, celles-ci souhaiteraient tourner la page de la bataille des retraites sans que la situation, marquée par l’inflexibilité de Macron et le maintien d’une forte colère à la base, le leur permette. Elles sont donc contraintes à poursuivre le combat en reconduisant la logique de pression adoptée depuis le début du mouvement. « Dans l’attente de la décision sur le RIP, l’intersyndicale se félicite de la proposition de loi d’abrogation de la réforme des retraites qui sera à l’ordre du jour le 8 juin prochain à l’Assemblée nationale » écrit notamment l’intersyndicale dans son dernier communiqué avant d’appeler à « aller rencontrer les députés partout pour les appeler à voter cette proposition de loi » et « à multiplier les initiatives dans ce cadre avec notamment une nouvelle journée d’action commune, de grèves et de manifestations le 6 juin prochain ».

Une position qui, après des mois et des mois à essuyer échec sur échec à l’Assemblée, au Sénat ou au Conseil constitutionnel, refuse tout bilan de la stratégie déployée, et appelle à un nouveau calendrier de journées isolées toujours plus espacées et destinées à envoyer un message aux parlementaires plutôt qu’à construire un rapport de forces dur par la grève reconductible. Pire, l’ensemble des organisations représentatives de l’intersyndicale, CGT comprise, a confirmé dans le même temps accepter de retourner à Matignon à l’invitation de la Première ministre.

Ombres et lumières de l’intersyndicale

En se maintenant ainsi dans le mouvement sans lui donner la moindre perspective, l’intersyndicale cherche à continuer de canaliser le profond processus de lutte des classes ouvert depuis le 19 janvier pour mieux l’enterrer à moindre coût. De fait, les raisons de la solidité de l’unité syndicale inédite ne doivent ainsi pas être cherchées uniquement dans les raisons politiques structurelles qui ont conduit Laurent Berger à prendre la rue, après des années de dialogue et de compromis dans les ministères. La crise du « dialogue social » avec le macronisme, liée au caractère fortement bonapartiste du pouvoir actuel, qui pousse jusqu’au bout les éléments les plus antidémocratiques de la Ve République, n’explique pas tout.

La clé de l’unité de l’intersyndicale est indissociable de la volonté d’éviter l’accélération du processus ouvert après le vote du 49.3, que nous avons qualifié de « moment pré-révolutionnaire », pour éviter un saut en termes de niveau de rapport de forces et de politisation ouverte de la mobilisation, notamment contre Macron. Ainsi, l’unité syndicale qui avait pu jouer un rôle progressiste au début du mouvement, encourageant les travailleurs lassés des divisions syndicales à entrer dans la lutte, a joué un rôle d’obstacle toujours plus fort, empêchant la radicalisation. Les déclarations et décisions de Berger après le 16 mars, cherchant à jouer l’apaisement au même titre que Macron et Borne, pour empêcher une bifurcation du mouvement et la rupture avec sa « force tranquille », le montrent.

Ce n’est qu’au regard de ces dynamiques que l’on peut expliquer que Laurent Berger se soit maintenu aussi longtemps dans le mouvement. Une attitude favorisée par le suivisme ouvert de l’ensemble des syndicats dits combatifs, qui n’ont jamais cherché à remettre en cause le rôle dirigeant du patron de la CFDT. La gauche de la CGT, qui a montré les muscles, essentiellement en paroles, avant le Congrès confédéral, n’a pas constitué la moindre alternative. Encore moins après l’élection de Sophie Binet comme secrétaire générale, et d’une direction dans laquelle ils ont été intégrés. De son côté, Solidaires, bien qu’ils aient appelé formellement à la grève reconductible, ont été dans les faits les plus fidèles suiveurs de la direction de Berger dans l’intersyndicale, relayant journée après journée les communiqués de l’intersyndicale de façon totalement acritique, y compris le plus récent. Malheureusement, ce n’est que depuis le Réseau pour la grève générale qu’une critique ouverte de la stratégie de l’intersyndicale a été posée, comme le reconnaît Mediapart dans un article sur le sujet.

Pour autant, à la différence de précédentes batailles, où la CFDT avait trahi en rase-campagne comme en 2003, ou quitté le navire après la promulgation de la loi comme en 2010, ce maintien de l’intersyndicale a limité la possibilité pour l’avant-garde de tirer le bilan de la stratégie de la défaite de sa direction. Un grand nombre d’intellectuels, qui absolvent totalement l’intersyndicale et sa stratégie dans leur analyse du mouvement, ont favorisé un tel état de fait, comme nous l’avons déjà critiqué dans notre réponse à Ugo Palheta.

Contre cette attitude complaisante, nous nous rappelons de ce que disait Leon Trotsky, qui comprenait la logique du syndicalisme français plus profondément que nombre d’intellectuels de gauches, d’hier et d’aujourd’hui. Le révolutionnaire ne critiquait pas seulement Jouhaux , dirigeant de la CGT, qualifié par Trotsky de « plus corrompu et servile des agents du capital », mais également son aile gauche. « La tâche du révolutionnaire honnête, surtout en France où les trahisons, restées sans châtiment sont innombrables, consiste à rappeler aux ouvriers l’expérience du passé, à tremper la jeunesse dans l’intransigeance, à répéter sans se lasser l’histoire de la trahison de la IIème Internationale et du syndicalisme français, à démasquer le rôle honteux joué non seulement par Jouhaux et Cie mais surtout par les syndicalistes français de « gauche », tels que Merrheim et Dumoulin. Celui qui n’accomplit pas cette tâche élémentaire envers la nouvelle génération se prive pour toujours du droit à la confiance révolutionnaire » expliquait-il au moment de sa rupture avec Pierre Monatte. Une telle recommandation est particulièrement importante aujourd’hui, alors que, à la différence des précédents mouvements sociaux, les directions syndicales et, en particulier, la plus conciliatrice d’entre elles, la CFDT, sortent conjoncturellement renforcées du mouvement et voient leur rôle traître masqué par la continuité de la mobilisation et l’attitude du pouvoir.

Pas de retour à la normale

Mais malgré l’impasse et le recul de la mobilisation en raison de la stratégie défaitiste de l’Intersyndicale, il n’y a toujours pas de retour à la normale. Au contraire, la situation reste irrésolue, démontrant une fois de plus la vitalité du mouvement. Prenons quelques exemples.

D’abord, le 1er Mai a été intense. Lors de la 13e mobilisation contre la réforme des retraites, il y a eu des rassemblements des manifestations organisés dans environ 300 villes, qui ont rassemblé 782 000 personnes selon la police, 2,3 millions selon la CGT. Il s’agit du second 1er Mai le plus important de ces trente dernières années, juste derrière celui de 2002, dans l’entre-deux tours d’une élection présidentielle qui avait vu Le Pen arriver pour la première fois au second tour. En revanche, il dépasse largement le dernier Premier mai unitaire de 2009, qui avait rassemblé 465 000 manifestants, juste après la crise financière mondiale. Il y a donc eu, cette fois-ci, un regain de participation, après les quatre dernières journées de mobilisation au cours desquelles le nombre de manifestants baissait inexorablement.

De manière surprenante, la courbe ascendante actuelle est distincte de la dynamique que l’on a pu voir au cours de la lutte contre la réforme des retraites de 2010. Une fois que Nicolas Sarkozy a promulgué la loi qui a fait passer l’âge légal de la retraite de 60 à 62 ans, la mobilisation est retombée en une quinzaine de jours, ne réunissant à la fin qu’un peu plus de 50 000 personnes dans toute la France, et ce malgré plusieurs semaines de mobilisation et plusieurs manifestations qui dépassaient le million de participants, à l’instar de ce que l’on a pu voir en 2023. Tout ceci indique bien la profondeur du mouvement actuel ainsi que sa puissance, qui perdure.

Dans le même temps, en lien avec ce que nous développions plus haut, depuis que Macron a voulu tourner la page de la réforme des retraites et aller « à la rencontre des Français », il n’y a pas un seul déplacement du chef de l’État et de ses ministres qui n’ait pas été marqué par des manifestations et des concerts de casseroles. C’est ce qui génère d’ailleurs une réelle préoccupation dans les sphères du pouvoir qui a continué à intensifier la mise en place de mesures répressives surréalistes à l’instar de « l’interdiction des dispositifs sonores portatifs ». On a pu voir une autre preuve de la nervosité du pouvoir à l’approche de la finale de la Coupe de France, les communicants de l’Élysée cherchant à tout prix que le président ne soit pas humilié en se rendant au Stade France. Tout cela montre la détermination de larges pans du mouvement de masse à poursuivre la lutte, comme le reflètent y compris les sondages. Une situation qui inquiète les classes dominantes, comme s’en fait l’écho l’éditorialiste des Echos Jean-Marc Vittori qui souligne que, si « il est réjouissant de voir les Français mécontents taper sur des marmites : c’est une révolte douce », « derrière pointent des signes beaucoup plus inquiétants », évoquant en ce sens « la tendance générale de démolition [et de] délégitimation générale » de l’ensemble des institutions du régime.

Enfin, alors que l’inflation continue à un niveau élevé, impactant durement le portefeuille des ménages populaires, les luttes revendicatives se poursuivent et se multiplient. Comme l’écrit Aline Leclerc dans Le Monde, « si la réforme des retraites les a médiatiquement éclipsées depuis janvier, les mobilisations pour obtenir des augmentations n’ont pas cessé, dans le contexte des négociations annuelles obligatoires (NAO) qui se tiennent généralement en toute fin ou en tout début d’année. Citons, par exemple, le mouvement en cours depuis le 20 mars chez Vertbaudet près de Lille, la grève chez Tisséo, qui a mis à l’arrêt le réseau des transports en commun toulousain, celle des salariés de la chocolaterie Cémoi, dans l’Orne, de Blédina, à Brive-la-Gaillarde (Corrèze), des bases logistiques d’Intermarché, de sites Michelin, Amazon, Alstom, et même de salariés du géant du jeu vidéo Ubisoft, une première. Inédits, aussi, les débrayages dans deux jardineries Truffaut, dont le dernier, à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), samedi 22 avril. "C’est ma première fois en presque vingt ans. Faut vraiment qu’on nous pousse à bout pour en arriver là", confiait un agent de maîtrise manifestant dans le magasin (…). "Au smic, on ne s’en sort pas. On vient de me couper mon forfait téléphonique. A 33 ans, j’ai dû demander de l’aide à ma maman", déplorait Hélène, vendeuse en pépinière. "Je suis seule avec trois enfants et 1 000 euros de loyer. Avec un salaire de 1 451 euros net, comment je fais ?", interrogeait Emmanuelle, 47 ans ». Une preuve supplémentaire du fait que le refus de l’Intersyndicale d’aller au-delà du retrait de la réforme et de ne pas même poser la question des salaires et du coût de la vie, alors qu’il s’agit d’une urgence immédiate pour les classes populaires, a été suicidaire pour une possible victoire dans la bataille des retraites.

Enfin, sans qu’il soit possible, pour l’heure, d’en évaluer l’influence à court terme, dans les prochains cycles de la lutte des classes, l’augmentation du nombre de syndiqués et surtout la politisation et la combativité retrouvée d’une grande partie de la base, notamment dans les syndicats réformistes, constitue une nouveauté à souligner. Celle-ci peut créer de nouvelles dynamiques et tendances au sein de ces organisations, et permettre d’entraîner des franges du prolétariat jusqu’à présent exclues de la syndicalisation.

Une « situation pré-révolutionnaire latente »

Comme nous l’avons dit, le « moment prérévolutionnaire » n’a pas perduré dans le temps. Le passage à une situation prérévolutionnaire ouverte a été largement entravé par la politique d’apaisement de l’Intersyndicale. Cependant, comme nous venons de le voir, la situation est encore loin d’être revenue à la normale pour des franges importantes du mouvement de masse. Plus important encore pour la gouvernabilité, l’Exécutif sort très affaibli de cette victoire à la Pyrrhus et nous assistons à un tournant dans la crise organique du capitalisme français qui affecte la légitimité du régime politique. Pour l’historien Pierre Rosanvallon, « nous sommes en train de traverser, depuis la fin du conflit algérien [en 1962], la crise démocratique la plus grave que la France ait connue ». S’il manquait un élément pour saisir la crise que traverse le pouvoir, il est symptomatique de voir cette incarnation du « modérantisme », professeur au Collège de France, considérer que la crise que nous traversons n’est comparable qu’à l’époque de la guerre d’Algérie et que, même en mai-juin 68, la crise démocratique était davantage maîtrisée.

La définition de Rosanvallon est peut-être un peu exagérée, ce dernier étant très remonté contre le traitement réservé à ses amis de la CFDT par le macronisme, dont il a été l’un des plus enthousiastes partisans en 2017. Il est en revanche indéniable que De Gaulle lui-même a utilisé l’ensemble des instruments à sa disposition par le régime de la Vème République pour affronter les moments de crise comme 68. Ainsi, face à la grève générale, il a recours tout d’abord à l’arme de la dissolution de l’Assemblée. Dans un second temps, le président essaye de « réinventer les institutions » et, face à son échec, finit par démissionner. Mais la situation de l’époque, avec cette plasticité d’une Vème République encore jeune, qui venait de relancer avec vigueur le modèle économique français, n’est pas celle que nous connaissons actuellement, caractérisée par une crise économique structurelle de la France et une rigidité institutionnelle du régime sur le déclin. Cette rigidité institutionnelle, face aux nouveaux soubresauts de la crise sociale, ne peut qu’accroître la polarisation politique dans un contexte où les médiations gauche-droite du régime ne sont pas comparables à celles des années 1970. S’il est vrai qu’à gauche le mélenchonisme peut être un outil de canalisation, sa solidité n’est pas comparable à la refondation du PS d’Épinay par Mitterrand en 1971 et à l’existence même dans la coalition de gauche d’un PCF fort, qui n’est aujourd’hui que l’ombre de ce qu’il pouvait encore être dans les années 1970. Sans même parler, à droite de l’échiquier politique, de la puissance de Le Pen, l’extrême droite n’occupant, dans les années 1970, qu’un espace électoral très marginal au regard de ce qui est le sien, aujourd’hui.

La gravité de la situation commence déjà à impacter les domaines où le gouvernement se sentait, jusqu’à présent, fort : l’économie. L’impasse politique actuelle a d’ailleurs été soulignée par l’agence de notation Fitch qui, malgré l’adoption de la réforme des retraites, a dégradé la note de solvabilité de la France de AA à AA-. Dans son communiqué de presse du 29 avril Fitch indique que « l’impasse politique et les mouvements sociaux (parfois violents) » que le pays a connus au cours des trois derniers mois « constituent un risque pour le programme de réformes d’Emmanuel Macron et pourraient créer des pressions en faveur d’une politique budgétaire plus expansionniste ou d’un renversement des réformes précédentes ». Un coup dur pour l’exécutif.

Sachant qu’il reste encore quatre ans de mandat à Macron et que la tripolarisation de la vie politique et la crise des anciennes alliances gauche-droite créent non seulement une instabilité politique, comme on le voit à l’Assemblée, mais également un affaiblissement du mécanisme de soupape de sécurité électorale face aux crises sociales - comme en 1995 ou en 2010 par exemple -, on peut définir la situation actuelle comme une « situation pré-révolutionnaire latente ». Ou, si l’on veut, comme une situation transitoire, dont la dynamique n’est pas encore définie, qui pourrait déboucher à la fois sur une situation où le gouvernement parviendrait à maîtriser au moins partiellement les fortes contradictions qui se sont ouvertes, conduisant à une situation non-révolutionnaire, et une situation qui serait caractérisée par de nouveaux affrontements sociaux et politiques, avec des hauts et des bas, et qui pourrait ouvrir une situation réellement pré-révolutionnaire. Il faut ici comprendre le terme « transitoire », comme exprimant la possibilité de bifurcations dans le processus historique. Le caractère contradictoire, donc déroutant, de telles situations, sujettes à des revirements brusques, rend leur compréhension compliquée pour les (intellectuels) non-avertis.

Comme le souligne Trotsky à propos de situations telles que celle que nous analysons, « c’est précisément ces états transitoires qui ont une importance décisive du point de vue de la stratégie politique ». Pourquoi ? Parce qu’ils définissent la direction générale de la dynamique de l’étape de la lutte des classes. Loin de tout automatisme ou fatalisme, pour le fondateur de l’Armée rouge, l’action ou l’inaction d’une force révolutionnaire réellement existante, y compris avec des forces limitées, était un facteur déterminant de l’évolution de la situation.

En ce sens, l’une des tâches à laquelle nous devons nous atteler dans les semaines et mois à venir sera de tirer un bilan stratégique clair de la séquence, dénonçant le retour au dialogue social des directions syndicales qui ont accepté l’invitation d’Elisabeth Borne, tout en continuant à renforcer les cadres de coordination et d’auto-organisation de l’avant-garde et, potentiellement, des masses en lutte. C’est ce qui attend le Réseau pour la grève générale (RGG), dans la phase actuelle du conflit. Parallèlement, nous nous devons d’approfondir les débats sur la nécessité d’une organisation politique, d’un parti anticapitaliste, communiste et révolutionnaire qui soit un outil pour mener ces combats et lutter pour une alternative d’ensemble face à la crise actuelle.

VOIR TOUS LES ARTICLES DE CETTE ÉDITION
MOTS-CLÉS

[Réseau pour la grève générale]   /   [Mouvement des retraites 2023]   /   [Piquet de grève]   /   [Mouvement ouvrier]   /   [Grève]   /   [Edito]   /   [Grève générale]   /   [Politique]