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Europe

Mouvement des agriculteurs en Allemagne : « les petits paysans doivent se lier aux travailleurs »

Alors qu’en France, les agriculteurs ont entamé un « siège » de Paris, les mobilisations contre une réforme de la fiscalité agricole en Allemagne se poursuivent. Un mouvement sur lequel l’extrême-droite tente de capitaliser.

Irène Karalis

31 janvier

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Mouvement des agriculteurs en Allemagne : « les petits paysans doivent se lier aux travailleurs »

Crédit photo : Mark Cebrowski

En décembre, de premières manifestations avaient réuni 10 000 agriculteurs et transporteurs à Berlin contre la décision du gouvernement de créer une taxe sur les véhicules agricoles et de supprimer l’exonération fiscale sur le diesel agricole. Depuis, la mobilisation s’est amplifiée et une manifestation de 30 000 personnes s’est tenue à Berlin le 15 janvier. Vendredi dernier, plus de 300 agriculteurs du Brandebourg se sont rendus à Berlin et ont manifesté devant le siège du parti de la coalition gouvernementale. Ce lundi, des agriculteurs ont bloqué des axes de circulation menant à plusieurs ports, comme celui de Hambourg ou celui de Jade-Weser-Port.

Si la suppression des avantages fiscaux a fait éclater la colère des agriculteurs, c’est que celle-ci couve depuis plusieurs années maintenant. Les agriculteurs pâtissent en effet de l’augmentation des prix depuis le début de la guerre en Ukraine et accusent l’Union Européenne de leur rendre la vie impossible, notamment en imposant de plus en plus de normes environnementales. La nouvelle Politique Agricole Commune (PAC), entrée en vigueur début 2023, a ainsi renforcé les obligations environnementales pour toucher une partie des aides, dont dépendent 50% des revenus des agriculteurs allemands. Marius Rabe, militant à RIO, l’organisation soeur de Révolution Permanente en Allemagne, explique ainsi : « L’agriculture en Allemagne et dans l’ensemble de l’UE dépend fortement des subventions, mais si les grandes exploitations en tirent de bons bénéfices, les petits agriculteurs et les prestataires de services en particulier estiment que leur existence est menacée par la pression des coûts. En outre, il existe des réglementations, telles que les exigences écologiques, qui doivent être respectées pour bénéficier des subventions. »

Comme en France, la composition sociale du mouvement est hétérogène. Selon Marius, « il se compose de différentes classes sociales : des agriculteurs possédant de petites exploitations, des agriculteurs biologiques et des agriculteurs conventionnels, ainsi que des chauffeurs routiers, des entreprises de transport et de grands propriétaires terriens. »

Un contexte social tendu

Après plusieurs semaines de mobilisation, le gouvernement a été obligé de reculer sur la création de la taxe sur les véhicules agricoles et de modifier la suppression de l’exonération fiscale sur le diesel agricole, en annonçant qu’elle serait progressivement baissée d’ici à 2026. Ces concessions, quoique très minimales, montrent la fébrilité du gouvernement et sa crainte de voir le mouvement s’étendre à d’autres secteurs de la société, dans un moment où il est déjà très fragilisé.

En effet, la mobilisation des agriculteurs s’inscrit dans un contexte de fortes tensions sociales : après une vague de grèves l’année dernière, plusieurs grèves ont éclaté autour de revendications salariales et sur les conditions de travail cette année. En décembre, 97% des employés de la Deutsche Bahn, compagnie publique des chemins de fer allemands, syndiqués au Gewerkschaft Deutscher Lokomotivführer (GDL), syndicat des conducteurs de train, ont voté pour la grève illimitée, revendiquant notamment une augmentation de salaire de 555 euros pour tous, la réduction du temps de travail hebdomadaire de 38h à 35h à salaire égal et une prime défiscalisée de 3000 euros pour compenser l’inflation.

Si la grève s’est finie, après la signature par le GDL d’un accord traître avec la direction de la Deutsche Bahn pour mettre fin à cette grève historique « de manière anticipée », il est évident que la mobilisation des agriculteurs n’est pas sans lien avec la contestation sociale dans le pays. Marius nous explique ainsi : « Les mobilisations sont alimentées par la politique d’austérité du gouvernement. Pour financer le réarmement, il opère des coupes dans presque tous les autres domaines : protection sociale, santé, éducation et infrastructures publiques. Depuis leur privatisation partielle il y a 30 ans, les chemins de fer n’ont cessé de se dégrader, tandis que les constructeurs automobiles réalisent des bénéfices records. »

L’extrême-droite tente de capitaliser sur le mouvement

Un autre signe de cette situation sociale tendue est la montée de l’extrême-droite, qui tente aujourd’hui de s’appuyer sur la mobilisation des agriculteurs pour se localiser comme les défenseurs de la paysannerie. Après avoir gagné plusieurs victoires électorales dans les Länder de Bavière et de Hesse jusqu’à devenir la deuxième force politique du pays, aujourd’hui, la formation d’extrême-droite tente de capitaliser sur les mobilisations des agriculteurs, notamment en surfant sur le sentiment anti-européen qui s’est accentué avec la guerre en Ukraine et la levée des droits de douane sur les produits ukrainiens. Gilles Ivaldi, chercheur au CNRS, explique ainsi auprès du Huffington Post : « Avant les européennes, cette protestation est du pain béni pour réactiver un discours anti-européen et capitaliser sur l’euroscepticisme plus généralement ».

La formation d’extrême-droite surfe également sur la confusion chez les agriculteurs entre les normes environnementales imposées par l’Union Européenne et le mouvement écologiste, et en profite pour faire du mouvement une tribune anti-migrants, alors que 44% des Allemands considèrent que l’immigration et les réfugiés comme le problème politique le plus important. Dans les manifestations, des agriculteurs ont arboré des affiches du parti d’extrême-droite : « Nos agriculteurs d’abord », « L’Allemagne a besoin de nouvelles élections », autant de slogans montrant les sentiments dégagistes qui agitent la population.

Comme nous l’explique Marius, d’autres formations de droite et d’extrême-droite tentent de récupérer le mouvement : « Le mouvement s’exprime contre la coalition gouvernementale dans son ensemble, en l’accusant d’étrangler l’agriculture avec des mesures écologiques idéologiquement motivées. Cela les rend compatibles avec les forces conservatrices de droite telles que les Électeurs libres, un parti fortement représenté parmi la petite bourgeoisie rurale de Bavière et qui a attiré l’attention parce que son président, Hubert Aiwanger, aurait glorifié l’Holocauste lorsqu’il était à l’école - un scandale qui n’a pas nui au parti, mais qui lui a au contraire apporté un soutien accru. Des extrémistes de droite ont également tenté de prendre d’assaut un bateau appartenant au vice-chancelier des Verts, Robert Habeck, bien qu’ils ne représentent pas la majorité du mouvement et que les organisations officielles se distancient de la droite. »

Pourtant, le programme de l’AfD promet bien de réduire les subventions agricoles. En réalité, l’AfD n’est pas une alliée des agriculteurs, ce dont une partie des manifestants sont conscients, puisqu’une partie d’entre eux ont cherché à s’associer aux manifestations contre l’AfD qui traversent le pays depuis deux semaines. Le 10 janvier, le média d’investigation Correctiv révélait le plan de l’AfD, de militants néo-nazis mais aussi de membres de la CDU, d’expulser massivement plusieurs millions d’Allemands du territoire sur la base de leurs origines mais aussi de ceux qui leur viennent en aide, en cas d’arrivée au pouvoir. Ce plan envisageait d’expulser jusqu’à deux millions d’Allemands vers l’Afrique du Nord. En réaction à ces révélations, plus d’1,4 million de personnes sont sorties dans les rues allemandes ce week-end. À Berlin, plus de 350 000 personnes ont manifesté devant le Parlement, des mobilisations se sont tenues dans des grandes comme des petites villes, et notamment dans des fiefs historiques de l’AfD. Ces manifestations s’inscrivent dans un contexte plus général de durcissement du gouvernement, alors que ce dernier mène quotidiennement de nouvelles attaques contre la classe ouvrière et les classes populaires en Allemagne. La mobilisation en soutien aux Palestiniens a ainsi été le théâtre d’un saut bonapartiste du gouvernement, avec la dissolution de plusieurs organisations pro-palestiniennes et une chasse aux sorcières contre toute voix qui s’élevait en soutien à la Palestine ; aujourd’hui, le gouvernement est en train de mener une offensive d’ampleur contre les immigrés et les sans-papiers à travers une Loi Immigration à l’allemande qui prévoit notamment de faciliter les expulsions.

Dans ce contexte, il est nécessaire de construire des ponts entre les différentes problématiques, comme l’explique Marius : « Nous avons besoin que les classes paysannes inférieures se battent avec la classe ouvrière et les masses qui se mobilisent actuellement contre l’AfD. Pour gagner, elles doivent s’unir et passer à l’action avec des grèves et des mobilisations contre les politiques d’austérité, le militarisme et le virage à droite. » Le militant conclut : « La question de l’agriculture est aussi une question de classe : les petits et moyens agriculteurs n’ont pas les mêmes intérêts que les sociétés agricoles et les grands propriétaires terriens. Il y a des centaines de milliers de travailleurs saisonniers dans l’agriculture, principalement originaires d’Europe de l’Est, qui doivent travailler dans des conditions catastrophiques. Pour l’agriculture, nous proposons des comités de petits et moyens producteurs et consommateurs pour contrôler les prix et briser le pouvoir de marché des entreprises. À long terme, nous avons besoin de l’expropriation des grandes exploitations sous le contrôle des salariés afin de mettre en œuvre une planification basée sur les besoins et d’initier une réorganisation de l’agriculture respectueuse du climat. La droite et le gouvernement s’opposeront à toutes les mesures qui portent atteinte à la propriété privée des grands acteurs et accélèrent la mort des petites exploitations. C’est une autre raison pour laquelle le mouvement paysan a besoin d’un lien avec les protestations contre la droite et le mouvement syndical, comme les conducteurs de train en ce moment. »


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