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Extrême droite

Milei et Bolsonaro, l’un à l’image de l’autre ?

Ces dernières semaines, le parallèle entre Milei et Bolsonaro est répété dans les analyses comparatives qui inondent les journaux du monde entier. Cependant, il est fondamental d'établir des critères clairs pour distinguer les différences entre ces processus, afin d’établir un (meilleur) pronostic sur l'Argentine et le scénario latino-américain. Dans cet article, Danilo Paris, dirigeant du Movimento Revolucionário de Trabalhadores (MRT) et analyste politique pour Esquerda Diário au Brésil, analyse les similitudes et les différences entre les deux phénomènes.

Danilo Paris

4 décembre 2023

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Milei et Bolsonaro, l'un à l'image de l'autre ?

L’association entre Bolsonaro et Milei est inévitable, elle est même promue par ces derniers - principaux représentants de l’extrême droite en Amérique du Sud - avec une pertinence qui transcende le continent lui-même. Idéologie ultra-libérale, culte du chef trumpiste, idéologie basée sur la privatisation, la destruction des droits, l’opposition à l’écologie, le machisme et la misogynie. Tout cela se mélange et se combine dans une figure d’« outsider », dans une combinaison qui allie ces deux marqueurs de la politique contemporaine.

On retrouve fréquemment des analyses qui comparent sans équivoque les parcours de Bolsonaro et de Milei. Pourtant, cette caractérisation, en plus d’être erronée, pourrait produire des effets ruineux. Puisqu’il s’agit de phénomènes similaires, les Argentins semblent ainsi condamnés à au moins un mandat complet de Milei, dans l’espoir que les futures élections élimineront cette situation d’anomie. Or, malgré de nombreuses similitudes, même les processus qui ont amené chacun de ces présidents au pouvoir sont distincts et présentent d’importantes spécificités. Nous allons les aborder ici, en commençant cependant par leurs points communs.

L’extrême droite et ses représentations

Dans son analyse causale de l’arrivée au pouvoir de Napoléon III dans la France du XIXe siècle, Marx mettait en garde contre le fait d’analyser les figures et les personnalités hors d’une dynamique de classe concrètes. Afin de ne jamais attribuer des capacités extraordinaires à des individus qui sont, en eux-mêmes faibles d’esprit, il est important de recourir à la méthode présente dans le célèbre 18 Brumaire de Louis Bonaparte, en partant des contradictions issues des sociétés elles-mêmes, et cela au sein de chaque formation socio-économique.

Des qualificatifs comme « fou », « déséquilibré », « ignorant » et « médiocre » - parmi d’autres avec lesquels on pourrait constituer tout un dictionnaire d’adjectifs - sont souvent accolés à des personnalités d’extrême droite. Tous ces termes, ou au moins la plupart d’entre eux, sont justifiés. Cependant, indépendamment d’une description conforme des personnalités individuelles, ce qui importe c’est le processus socio-historique.

Bolsonaro et Milei sont les représentants d’un projet, les incarnations d’un programme de radicalisation bourgeoise. Ils correspondent à des fractions de classe qui veulent un plan de choc, dans lequel il n’y a plus de place pour « le gradualisme ou les demi-mesures », comme l’a déclaré Milei lui-même. Chacun à leur manière sont des phénomènes qui reflètent les effets de la crise de 2008, et la manière dont les crises organiques se manifestent dans différents pays, et réagissent aux changements sociaux et politiques ainsi qu’aux processus de la lutte des classes. Ce n’est pas un hasard s’ils adoptent tous une rhétorique anti-communiste et attaquent violemment les secteurs opprimés. Ils veulent s’affirmer comme les défenseurs d’une morale réactionnaire, en s’attaquant aux projets féministes, antiracistes, LGBTQ+, écologistes, etc.

Mêlant chauvinisme réactionnaire et ultra-libéralisme économique, ils obtiennent le soutien de secteurs des classes dirigeantes, de couches sociales historiquement conservatrices, mais aussi de celles qui ne se sentent pas représentées dans ce que l’on appelle la « politique traditionnelle ». Cela explique en partie pourquoi les jeunes et les secteurs les plus précaires de la population, exclus de l’accès à des droits historiques et à des services sociaux de différentes natures, sont attirés par ces variantes politiques.

En d’autres termes, ils sont le produit d’une grave crise d’hégémonie - c’est-à-dire d’une crise de la domination bourgeoise, qui affecte de façon spécifique les différents pays du monde. Leur dynamique est un thermomètre, qui indique clairement une crise de légitimité dans les différents régimes politiques dans le monde. Après tout, l’un des grands symptômes morbides de notre époque est que les classes dirigeantes doivent recourir à de tels personnages. Comme le disait Gramsci, c’est un signe de l’agonie de l’ancien monde qui meurt et du nouveau qui n’est pas encore né.

Les détails ne sont pas des détails

Après avoir présenté de manière très synthétique les traits que partagent ces figures (avec d’autres, qui n’entrent pas dans cette analyse), abordons maintenant les particularités de chacune d’entre elles, en commençant par les plus importantes.

Bolsonaro est arrivé au pouvoir après un coup d’État institutionnel, c’est-à-dire après la destitution de Dilma Rousseff. En raison de ce facteur, parmi d’autres, la situation du pays était nettement réactionnaire, et les assassinats de Marielle Franco et Mestre Môa do Cantendê en ont été l’expression la plus brutale. Le coup d’État institutionnel qui a permis de contourner le vote des électeurs a donné lieu au mandat « tampon » de Michel Temer. Contrairement à ce qui se passe habituellement dans les démocraties bourgeoises, où les personnalités au pouvoir se préoccupent de leur propre succession, Michel Temer a été relativement exempt de cette tâche. Sa mission principale, sans laquelle il n’aurait jamais été investi de moyens, y compris frauduleux, par des gens de la pire espèce, était de mettre en œuvre un paquet d’attaques historiques et ultra-concentrées.

Temer l’a fait et a fait passé rien de moins que l’extension généralisée de la sous-traitance, la réforme du travail, le gel pendant 20 ans des investissements dans la santé et l’éducation, une réforme ultra-libérale de l’éducation, ainsi que l’ouverture de nombreux fronts de privatisation. Plusieurs de ces mesures ont fini par aggraver les conditions de vie de la population, ce qui a fini par détruire le prestige de plusieurs partis qui faisaient partie de sa coalition, dont le PSDB, qui aujourd’hui n’est plus que l’ombre de l’organisation qui avait dirigé le Brésil au cours des deux mandats de Fernando Henrique Cardoso.

Pourquoi est-ce important ? Parce que, bien que Bolsonaro ait eu un programme néolibéral, dont Paulo Guedes - représentant de l’école de Chicago - était le garant, son héritage économique est bien différent de celui laissé par le gouvernement Temer après le coup d’État institutionnel. La plus grande réforme de son administration a ainsi été celle de la sécurité sociale, sans aucun doute d’une grande ampleur. Cependant, ce n’est pas une attaque qui est immédiatement ressentie et, de plus, ses conséquences sur les secteurs des travailleurs informels, qui constituent une vaste population au Brésil, ne sont pas les mêmes que dans les secteurs traditionnels.

De plus, la pandémie a été un événement important qui a également changé les prévisions, les rythmes et l’intensité de l’agenda néolibéral au Brésil, de même que dans le monde. Face à un monde bouleversé, des secteurs des classes dirigeantes ont privilégié des plans d’urgence pour éviter le basculement vers un scénario social absolument instable. Ainsi, les dépenses pour les systèmes de santé ont augmenté et la priorité a été donnée au vote d’aides sociales et de subventions pour les secteurs de la société qui avaient complètement perdu leur source de revenus et tout soutien.

D’une certaine manière, cela était lié à l’héritage économique du coup d’État institutionnel, dans la mesure où une grande partie des attaques antipopulaires avaient déjà été approuvées, et aussi, de manière contradictoire, à l’apparition de la pandémie. Au Brésil, des politiques ont été mises en place qui, de manière contradictoire, ont permis de préserver Bolsonaro. Le fait d’avoir traversé la pandémie lui a permis de justifier les problèmes de son administration comme la conséquence d’une période exceptionnelle.

Milei ne pourra compter sur aucun de ces « facteurs exceptionnels ». Ses propositions d’attaque contre le système de pensions, son plan de privatisation, la possibilité de nouvelles dévaluations monétaires, entre autres attaques prévues, auront un impact brutal sur une population qui vit déjà une inflation galopante et des niveaux de pauvreté élevés.

Par exemple, en cas de privatisation, en particulier concernant la compagnie pétrolière YPF, les prix des carburants augmenteront. En effet, Milei veut réduire les subventions, ce qui aura un impact sur les prix, et explique que l’État ne dépensera plus d’argent pour importer des carburants. Le tout est agrémenté d’une rhétorique en faveur d’une « libéralisation » des prix. Tout cela aura un impact important sur le processus inflationniste et le coût de la vie pour la population active.

Il reste à voir comment Milei fera face aux mouvements sociaux argentins, tels que les piqueteros, compte tenu de l’énorme pauvreté qui affecte la population argentine. Un grand nombre de personnes dépendent de l’aide sociale, et s’il est peu probable que Milei cherche à liquider complètement celle-ci, car cela pourrait produire une instabilité indésirable, il pourrait s’attaquer aux organisations qui servent d’intermédiaires entre ces mouvements et l’État, ce qui pourrait produire de nouveaux phénomènes sociaux.

Le « choc » Milei est susceptible de produire des répercussions tectoniques dans différentes couches de la société argentine, ce qui suscite la peur dans les grands médias nationaux et étrangers. Au Brésil, le coût des attaques a trouvé un « amortisseur » en la personne de Temer, protégé par la rhétorique du Lava Jato (expression qui désigne l’enquête puis le procès qui ont conduit au coup d’État institutionnel, NdT) qui faisaient de toutes les offensives anti-sociales une conséquence de la corruption des gouvernements du PT.

Enfin, il convient de noter les énormes différences entre le scénario économique et international de l’Argentine en 2023 et celui du Brésil en 2018. L’affirmation du magazine britannique The Economist selon laquelle « Milei est confronté à un scénario bien plus compliqué que n’importe quel président américain depuis la Grande Dépression » résume bien cette idée. Qu’il s’agisse ou pas d’une exagération, la réalité est que Milei parle déjà d’un scénario de stagnation, avec une inflation très élevée.

Ce discours pourrait annoncer une nouvelle poussée inflationniste provoquée par une méga-dévaluation, qui entraînerait des licenciements et une perte encore plus grande de pouvoir d’achat. La contradiction de Milei est précisément qu’il entend appliquer une politique d’ajustement brutal à court terme alors que, simultanément, la base populaire de son électorat s’attend à une amélioration immédiate de ses conditions de vie.

L’extrême instabilité latino-américaine

En l’espace de 8 ans, de 2015 à aujourd’hui, 33 élections ont eu lieu en Amérique latine. Dans pas moins de 25 d’entre elles, des candidats opposés au gouvernement en place ont été élus. Par conséquent, les cycles politiques sont beaucoup plus courts. Dans la plupart des cas, il y a eu ce que l’on appelle un « vote de punition » ou, comme l’appellent les Argentins, le voto bronca (vote de colère), qui, dans l’élection de Milei, semble avoir été un facteur fondamental, bien que plusieurs autres éléments aient été à l’œuvre dans ce processus.

Après l’échec du précédent gouvernement de Macri et de la droite (2015-2019), qui a baissé les salaires et les pensions de plus de 20%, un gouvernement péroniste avec des alliances et une politique plus conservatrice, mais qui promettait de « remplir le frigo » et de récupérer ce qui avait été perdu, a été réélu. Cependant, le gouvernement de Fernández et Cristina Kirchner a appliqué à la lettre toutes les directives du FMI, ce qui a conduit à une situation de grande détresse pour les majorités populaires.

La capitulation devant le FMI a été telle que, à la demande du FMI lui-même, le gouvernement a dévalué le peso de 22% en août, à la veille des élections. Mais ce n’est là qu’une des innombrables décisions qui, au prix de favoriser le capital financier, ont fini par renforcer le candidat d’extrême droite. Il n’est pas très difficile de penser que les électeurs ont rejeté un parti qui a terminé son mandat avec une inflation de plus de 140 % et des taux de pauvreté supérieurs à 40%. De quoi démontrer la thèse selon laquelle la conciliation des classes finit par renforcer l’extrême droite.

Au Brésil, la politique de conciliation du PT s’est soldée par un coup d’État institutionnel. Cela a ajouté des éléments de complexité au cas brésilien. Certes, tout comme le gouvernement Fernández, Dilma avait appliqué des mesures anti-populaires. L’élection du néolibéral Joaquim Levy au poste de ministre des finances était un signe de ce moment. Cependant, la bourgeoisie brésilienne, soutenue par des fractions du capital international, impatiente d’établir un gouvernement qu’elle pourrait considérer comme le sien a choisi de ne pas attendre le processus traditionnel de succession, après des élections que Dilma a remportées avec une marge très étroite. La volonté de mettre en œuvre des attaques encore plus dures que celles que le PT avait réussi à mettre en œuvre a permis un alignement entre différentes fractions des classes dirigeantes. Le plan initial était d’évincer Dilma et de consacrer Geraldo Alckmin, toujours membre du PSDB, comme président en 2018.

Cependant, la mise en scène d’une pièce de théâtre ne correspond jamais tout à fait à son texte. Ainsi, Bolsonaro est apparu comme un enfant non désiré du coup d’État institutionnel. C’est lui, et non Alckmin, qui a le mieux incarné la verve de la propagande anti-PT, puissante dans la période précédant le coup d’État institutionnel. L’agression de Bolsonaro pendant la campagne, qui lui a donné le statut de victime et a permis de limiter son apparition dans les débats publics, a été la cerise sur le gâteau d’un enchevêtrement politique complexe. L’opération « Car Wash », qui consistait à arrêter Lula de manière autoritaire et arbitraire afin de pouvoir mener à bien le plan visant à écarter le PT du gouvernement, en constituait le cœur.

Cependant, la libération des forces nécessaires à la réalisation du coup d’État ne pouvait pas être contrôlée avec la simplicité d’un bouton on/off. Les classes dirigeantes ont « activé » des secteurs des classes moyennes plus riches pour promouvoir les manifestations de rue, et ont mobilisé différentes fractions de classe qui ne se sont pas rendormies après l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro. Plutôt que de passiviser ces secteurs, Bolsonaro s’est appuyé sur ces mobilisations réactionnaires pour régler les différends survenus au sein du régime politique brésilien.

L’ascension de Milei n’est pas passée par ce même processus, malgré l’existence d’une base sociale antikirchneriste, ancrée dans la politique « anti-corruption », et qui porte des valeurs réactionnaires. Ce secteur a été la base pour laquelle « El Loco » a organisé des rassemblements et des activités publiques, mais rien n’est comparable aux manifestations de centaines de milliers de personnes qui ont manifesté le dimanche au Brésil pour soutenir le Lava Jato et l’impeachment. Il est évident que la réalité est dynamique et que les phénomènes peuvent changer et se développer.

En Argentine, dans un premier temps, la grande bourgeoisie a opté pour un gouvernement de Juntos por el cambio, mais cette politique a connu une limite claire en raison de l’échec du gouvernement Macri. De grands secteurs bourgeois se sont opposés à Larreta avec son plan d’ajustement négocié et à Bullrich avec sa politique axée sur « l’ordre » et avec le soutien de Macri, mais celui qui a capitalisé sur le rejet des expériences des deux gouvernements précédents a été Milei.

Même s’il existe d’énormes différences entre Milei et Bolsonaro, dans les deux cas, le risque de « menace fasciste » a été utilisé par la gauche et la droite pour justifier la création d’alliances trompeuses en vue des élections et, dans le cas de Lula, pour la composition de son propre gouvernement. Si la présence de secteurs proto-fascistes qui constituent la base sociale de Milei et de Bolsonaro est évidente, les formes d’un régime et les facteurs concrets du rapport de forces ne peuvent être confondus avec le verbiage réactionnaire de ses représentants.

Comme l’a déclaré l’analyste argentin Fernando Rosso : « après le second tour, le "fascisme" a été reçu dans la résidence Olivos (Javier Milei par Alberto Fernández) et l’aile la plus dure du "fascisme" (Victoria Villarruel) a été reçue par Cristina Kirchner au Sénat. Soit ils ont changé d’attitude de manière copernicienne pour devenir démocrates après les élections, soit, en réalité, il ne s’agit que d’une idéologisation excessive de la campagne pour des gains électoraux qui, d’ailleurs, ne se sont pas concrétisés. »

Facteurs politiques et incertitudes

Un aspect commun à Milei et Bolsonaro est qu’avant leur présidence ils n’ont pas démarré avec un parti propre, fort et structuré, investi de mandats et d’une force politique. Cependant, il y a d’autres éléments à analyser qui soulignent les différences substantielles entre leurs parcours politique.

En 2018, après être passé par sept partis politiques, Bolsonaro a été élu par le PSL (Parti social libéral) qui a fusionné avec les Démocrates, s’est fait connaître sous le nom d’União Brasil et soutient aujourd’hui le gouvernement de Lula. Un parti à louer qui, avant les élections, n’avait qu’un seul député. Après les élections, et après le phénomène électoral, le parti a obtenu 52 sièges de députés, toujours en dessous des 54 députés élus par le PT, dans une Chambre de 513 députés. C’est un fait que pendant les élections, avec la montée du phénomène Bolsonaro, la plupart des partis et des candidats, même s’ils étaient officiellement affiliés à Geraldo Alckmin, ont commencé à faire campagne en faveur de Bolsonaro.

Cependant, il serait erroné de considérer que Bolsonaro est arrivé avec une base parlementaire solide. Au contraire, les relations de Bolsonaro ont toujours été très bancales, et au début de son mandat, il y avait une volonté de s’appuyer sur la force de Lava Jato et de ses méthodes, pour tenter d’imposer une forme d’hyperprésidentialisme bonapartiste. L’un des généraux les plus fidèles de Bolsonaro, Augusto Heleno, a qualifié les députés du Centrão [1] de voleurs. Dans ces conditions, quels étaient les paris de Bolsonaro pour parvenir à la stabilité nécessaire au gouvernement ? Outre des factions bourgeoises comme l’agro-industrie, Bolsonaro comptait sur le dit « Parti militaire » pour pouvoir gouverner. Il a attribué des postes de confiance et des nominations à des militaires, et a fait rentrer des généraux très importants au centre du gouvernement.

En outre, afin d’obtenir des relais dans la société civile, il s’est tourné vers les églises néo-pentecôtistes pour transmettre ses politiques et atteindre en particulier les secteurs les plus précaires de la population. Les grands meetings de soutien au gouvernement ont incarné l’alliance entre le sabre et le goupillon. Cela a conduit Bolsonaro à établir une nouvelle façon de gouverner, distincte de toutes celles qui l’ont précédé. Avec des fluctuations, l’ensemble du mandat de Bolsonaro a été marqué par l’instabilité politique et du régime. Toutefois, Bolsonaro a su s’adapter et a cherché à suivre le rythme.

A mi-mandat, entre les scandales de corruption dans l’achat des vaccins et toute l’usure générée par son refus d’adopter des mesures de base pour contenir la pandémie, le gouvernement s’est trouvé encore plus affaibli et a dû changer de cap. C’est à ce moment-là que Bolsonaro a construit un lien fort avec différents secteurs du Centrão, en leur offrant les principaux ministères et le contrôle d’une grande partie du budget public. Il s’agissait précisément les secteurs de la « caste », qu’il avait juré d’affronter pendant sa campagne.

La contradiction réside dans le fait que Bolsonaro est issu d’un secteur qui provient du « bas clergé » du Centrão. Pendant des décennies, il a circulé au sein de ce spectre politique, mais c’est précisément parce qu’il n’a jamais joué un rôle de premier plan qu’il est parvenu, de manière démagogique, à s’imposer comme un outsider. En même temps, sa carrière au sein du Centrão lui a permis de faire la transition et de conclure des accords avec une relative facilité lorsque cela s’avérait nécessaire. Cette situation diffère de celle de Milei, dont l’émergence et la visibilité publique ont eu lieu grâce à des commentaires sur l’économie dans des programmes télévisés.

Dans un sens, la trajectoire de Bolsonaro a été le fruit d’un processus de domestication, à travers des tests du rapport de forces qui se produisaient en permanence entre les différentes fractions du régime. Si Bolsonaro est un personnage instable et perturbateur, ses politiques et ses alliances ont été façonnées par les circonstances.

Pour en revenir à l’Argentine, il n’est pas possible de faire de la futurologie et cela n’est en rien notre intention. Milei n’a pas encore pris ses fonctions et beaucoup d’éléments sont incertains. Cependant, sa plasticité, c’est-à-dire sa capacité à s’adapter aux circonstances, est déjà perceptible au premier coup d’œil. Les relations avec la « caste », qui comprennent des négociations non seulement avec des secteurs du macrisme, mais aussi avec ladite « droite péroniste », les relations avec le Brésil et la Chine, les photos de transition avec Alberto Fernández, parmi beaucoup d’autres exemples, sont des expressions de la véritable politique adoptée par Milei après sa victoire électorale.

Et ce n’est pas une coïncidence. Le parti de Milei, La Libertad Avanza, fondé en 2021, ne comptait avant les dernières élections que trois députés et aucun sénateur. Aujourd’hui, il a élu 35 députés et huit sénateurs. Bien que la croissance ait été considérable, cela représente 13 % de la Chambre des députés et 11 % du Sénat. À titre de comparaison uniquement, la coalition de partis péronistes Unión por la Patria restera le groupe le plus important à la Chambre des députés, avec 42 % des sièges.

Cependant, il est important de noter que de nombreuses contestations sont en cours, avec des ruptures et des accords qui indiqueraient que Macri est en train d’être relégué. Selon cette thèse, Bullrich prendrait le poste de ministre de la sécurité en affirmant qu’elle ne répond plus à Macri, tout comme l’ancien collaborateur de Macri, Luis Caputo, qui deviendrait ministre de l’économie. Milei s’appuiera fortement sur les dix gouverneurs, 93 députés et 24 sénateurs de Juntos por el cambio pour gouverner. Lors des élections, le soutien de Macri et de Patricia Bullrich a été déterminant pour lui permettre d’augmenter son nombre de voix au second tour.

En outre, contrairement au Brésil, on ne peut pas parler d’un « Parti militaire » en Argentine. Bien que sa vice-présidente, Victoria Villarruel, prétende accorder une plus grande influence aux militaires, l’activité politique et l’influence des militaires ne peuvent être comparées au cas brésilien, en raison des énormes différences dans les processus de transition et d’ouverture, ainsi que de l’effet de la défaite aux Malouines, en plus d’une tradition anti-répressive construite au fil des ans par la force du mouvement des droits de l’homme dans le pays. À titre d’exemple, alors qu’au Brésil les tortionnaires et les assassins avoués sont morts sans avoir eu à répondre de leurs actes, Videla et Massera ont été condamnés à la prison à vie.

Une autre différence abyssale est l’activité d’une base sociale capable de soutenir le régime. Comme nous l’avons dit, Bolsonaro a hérité d’une base « lava-jatiste », puis a compté sur le soutien des églises néo-pentecôtistes pour conserver un soutien par en bas. Des facteurs qui n’existent pas actuellement en Argentine, et qui dépendent de nouveaux phénomènes pour se développer.

Cependant, c’est une règle de base du marxisme de considérer que les fractions majoritaires et hégémoniques de la bourgeoisie peuvent gérer et bénéficier d’un président, même si ce n’est pas leur plan initial, comme on l’a vu avec le processus d’ascension de Bolsonaro. Dans un certain sens, et en dehors de toute différence historique, Milei représente le programme ouvertement néolibéral et violent de destruction massive des droits, qui s’est exprimé à d’autres moments de l’histoire argentine, comme au début des années 1990 avec Menem, et même dans l’expérience plus proche du gouvernement de Mauricio Macri en 2015-2019.

Cependant, Menem bénéficiait de l’appui du PJ (Partido Justicialista) et de la contention offerte par la bureaucratie syndicale de la CGT, et Macri, parce qu’il était un candidat néolibéral traditionnel, plaisait particulièrement au capital financier. Tous ces éléments - alliés, relations directes avec le capital financier - ont été des facteurs de pouvoir, qui n’ont pas eu besoin d’être créés du jour au lendemain, là où Milei devra se battre pour construire ces leviers.

Pour autant, il convient de rappeler que ce travail bat son plein et que Milei montre qu’il formera de nouvelles alliances pour mettre en œuvre son programme réactionnaire. Il est loin d’être exclu qu’il puisse d’être la clé de voûte de son gouvernement. Mais pour cela, il devra affronter et vaincre tous ceux dont les droits seront attaqués. Il ne fait donc aucun doute que les grands conflits, qui marqueront la stabilisation ou non du futur gouvernement, sont encore à venir. En fin de compte, le terrain de ce conflit sera la lutte des classes.

Nous sommes face à une situation incertaine. Milei a gagné parce qu’il a profité du rejet du gouvernement du Frente de Todos, dont Sergio Massa était un représentant dans cette élection. Il a également profité du rejet de l’expérience du gouvernement Juntos por el Cambio de Macri, qui n’a pas permis à Patricia Bullrich de remporter l’élection. Ce sont des facteurs qui ont pesé dans l’équation électorale et qui doivent être pris en compte.

Il est évident que l’on ne peut nier que parmi ses électeurs, se trouve aussi un secteur réactionnaire et anti-ouvrier. Mais il y a aussi des secteurs qui ont voté pour lui dans l’espoir d’un changement après des années d’appauvrissement désespéré. En d’autres termes, il est clair que le chèque en blanc n’existe pas.

Ce que nous pouvons dire avec certitude, c’est que les cartes ne sont pas distribuées et que la partie n’est pas jouée. Voir en Milei, et dans son futur mandat, l’image parfaite de Bolsonaro est une prise de position politique. Elle implique que celui-ci terminera son mandat et, qu’après une administration désastreuse, une nouvelle élection sauvera l’Argentine. Une conception qui, dans un certain sens, est une réédition de la formule « il y a 2019 », expression utilisée par le péronisme pour expliquer qu’au lieu d’affronter les attaques de Macri, il fallait attendre les prochaines élections.

De ce point de vue, il est important de considérer les différences d’intensité de la crise économique entre celle à laquelle Bolsonaro a été confronté lors de son entrée en fonction et celle à laquelle Milei devra faire face. En Argentine, la crise, plus aiguë, tend à produire des attaques plus intenses. D’une certaine manière, Milei aura la tâche difficile de concentrer ce que Temer et Bolsonaro ont fait, mais en moins de temps et avec une plus grande fragilité institutionnelle. Une combinaison de facteurs qui pourrait conduire à la résistance, à la lutte des classes et à une situation potentiellement plus convulsive.

Le parallèle avec l’élection de Lula au Brésil renforce encore cette position. Mais contrairement au conte de fées qui prétend que le Brésil est à nouveau dans une bonne situation, il faut dire que le séjour de Bolsonaro au gouvernement a coûté la vie et les droits de millions de Brésiliens. Et cela est également dû à la stratégie du PT consistant à constituer une « opposition domestiquée » à Bolsonaro. Bien qu’ils aient condamné certaines mesures du gouvernement, ils n’ont à aucun moment mobilisé leurs syndicats et leur centrale syndicale (la CUT, la plus grande du Brésil) pour renverser Bolsonaro ou contrer ses attaques, par le biais de grèves et de débrayages. Lula lui-même a affirmé que la destitution de Bolsonaro n’était pas possible, et qu’il valait mieux attendre les élections.

En outre, les conditions subjectives de la classe ouvrière brésilienne en 2018 et de la classe ouvrière argentine en 2023 sont différentes. En Argentine, l’un des éléments qu’il est important de souligner pour comprendre les votes populaires remportés par Milei est la grande détérioration du pouvoir économique et l’appauvrissement des secteurs les plus précaires de la classe ouvrière. Confronté à un processus d’exclusion de l’accès aux droits, ce secteur est plus sensible à la démagogie néolibérale qui utilise un discours anti-étatique pour créer une plus grande acceptation de leurs droits sociaux. Pour ce qui est du Brésil de 2018, il ne faut pas fermer les yeux sur l’énorme trahison des bureaucraties syndicales qui ont annulé une grève générale quelques heures avant qu’elle n’ait lieu. Après que de nombreuses catégories qui avaient organisé une grande grève quelques semaines plus tôt (selon certains historiens, celle qui a rassemblé le plus grand nombre de grévistes dans l’histoire du pays) aient déclaré leur soutien, les principaux syndicats, dont la CUT, ont tout simplement laissé passer la réforme du travail sans opposer de résistance.

Cette grande défaite a engendré une situation réactionnaire. Une situation très différente de celle de l’Argentine, où un tel processus n’a pas eu lieu. Même sous le gouvernement Macri, les attaques qui ont été adoptées l’ont été à un coût politique élevé et malgré une grande résistance de la part de secteurs importants, avec d’énormes batailles comme celle qui s’est déroulée devant le parlement argentin, avec des heures et des heures d’affrontements entre la police et des milliers de manifestants.

La bureaucratie syndicale et tout le péronisme ont paralysé cette énergie dans la perspective des élections de 2019, freinant la lutte des classes pendant deux ans, un confinement qui s’est poursuivi tout au long du gouvernement d’Alberto Fernández. Le résultat est que, pendant toute cette période, la lutte des classes en Argentine a été de faible intensité, ce qui a contribué au scénario actuel.

Aujourd’hui, et ce serait ironique sinon tragique, Lula souhaite bonne chance au gouvernement Milei. Son gouvernement se réconcilie avec des secteurs qui appartenaient au bolsonarismo lui-même. Au sein du pouvoir législatif et judiciaire, d’innombrables alliés du nouveau gouvernement ont soutenu le gouvernement réactionnaire de Bolsonaro. Et surtout, l’héritage économique non seulement de ce dernier, mais aussi du gouvernement Temer, est intact, l’essentiel des réformes et privatisations importantes étant maintenu par le gouvernement actuel.

Mais en Argentine, les perspectives sont ouvertes, et il y a une partie de l’extrême-gauche qui a l’intention de mettre toutes ses forces dans la préparation effective de la lutte, à travers des assemblées, des actions, des mobilisations et des grèves. C’est cette extrême-gauche qui a participé à de nombreuses luttes ces dernières années, non seulement dans les « bastions » traditionnels du syndicalisme militant, mais aussi en se faisant entendre dans la politique nationale.

Nous soulignons le rôle des secteurs de la gauche qui n’ont pas cédé à la pression du moindre mal, en maintenant une politique d’indépendance de classe qui a rejeté Milei, sans donner un soutien politique et électoral à Massa. Grâce au Front de gauche et des travailleurs (FIT-U), dans lequel le PTS joue un rôle de premier plan, la gauche disposera, lors de la prochaine législature, de 5 sièges au Congrès et de nombreux législateurs et conseillers dans différentes régions du pays, ce qui constitue un résultat historique pour la gauche argentine.

En outre, le rôle du PTS au sein du Front de gauche a également été obtenu grâce au fait qu’il a été la première ligne dans la lutte contre le gouvernement Macri, sans jamais céder à la campagne anti-corruption, orchestrée par les secteurs de droite, contrairement à une partie de la gauche brésilienne, comme le PSTU et le MES, qui a soutenu le Lava Jato et l’impeachment de Dilma.

Cette conquête de sièges parlementaires n’est pas une fin en soi, mais servira de grande plateforme pour les batailles extra-parlementaires. Dans cette voie, la lutte pour permettre la création d’un front uni des travailleurs est centrale, avec des appels aux syndicats, aux mouvements sociaux (piqueteros), au mouvement étudiant, aux mouvements de femmes, afin qu’ils puissent construire un plan de bataille pour faire face aux attaques déjà annoncées. Contrairement aux secteurs majoritaires de la gauche brésilienne, notamment ceux regroupés autour du PSOL, qui sont aujourd’hui livrés au gouvernement de Lula qui organise la conciliation avec les anciens bolonaristes, le PTS mettra toute son énergie à construire une grande résistance « par en bas » contre toutes les attaques de Milei avec les travailleurs, les étudiants et les mouvements sociaux, y compris la lutte contre leurs alliés, du macrisme aux différentes ailes du péronisme.

Face à la faillite du péronisme et aux plans d’attaque déclarés de l’extrême droite, la classe ouvrière et la gauche argentines seront confrontées à un test historique, où beaucoup de choses seront définies pour l’ensemble de l’Amérique latine. Les différences entre les processus qui ont abouti à l’ascension de Milei et de Bolsonaro sont nombreuses. En même temps, la capacité de l’extrême droite à négocier et à s’adapter au régime politique s’avère déjà importante. Savoir lire et agir dans chaque situation particulière, sans perdre de vue les points d’intersection des phénomènes politiques que forment la montée de l’extrême droite, sera crucial pour la période à venir.


[1Coalition de partis qui détiennent la majorité des sièges au Congrès et se vendent au gouvernement en place



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