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Surenchère militariste

Ventes d’armes à l’Arménie : comment l’impérialisme règle ses comptes sur le dos des populations du Caucase

En visite à Erevan, la ministre des Affaires étrangères Catherine Colonna a annoncé mardi 3 octobre que la France allait livrer des armes à l’Arménie. De son côté, l’Azerbaïdjan achète du matériel militaire à Israël, allié des États-Unis, et à la Turquie, membre de l’OTAN. Les intérêts de l’impérialisme et de la Turquie ne sont pas ceux des populations du Caucase.

Irène Karalis

10 octobre 2023

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Ventes d'armes à l'Arménie : comment l'impérialisme règle ses comptes sur le dos des populations du Caucase

Crédit photo : France en Arménie sur X

Alors que plus de 100 000 réfugiés ont fui le Haut-Karabakh suite à la reprise de la région par l’Azerbaïdjan, la ministre française des Affaires étrangères Catherine Colonna s’est rendue mardi 3 octobre à Erevan, la capitale de l’Arménie. Lors d’une conférence de presse commune avec son homologue arménien, elle a annoncé que la France avait « donné son accord à la conclusion de contrats futurs forgés avec l’Arménie qui permettront la livraison de matériel militaire à l’Arménie pour qu’elle puisse assurer sa défense. » Si le type de matériel à livrer n’a pas encore été annoncé, la France a assuré qu’elle agirait « dans ce domaine avec esprit de responsabilité de part et d’autre et sans aucun esprit d’escalade. » Pourtant, lorsque l’on connaît les réels intérêts de la France qui se cachent derrière ces plans de soutien militaire à l’Arménie ainsi que les conséquences des opérations militaires françaises déjà réalisées par le passé, difficile de croire en ses promesses de « responsabilité ».

Ne souhaitant donner aucun détail sur ces futurs contrats, la ministre française a toutefois assuré qu’ils seraient inédits pour une vente d’armes française à l’Arménie. La visite de Catherine Colonna à Erevan avait pour objectif assez clair de positionner Paris comme le nouvel allié indéfectible de l’Arménie. « Je m’honore du fait que mon pays soit peut-être votre ami le plus proche, et en tous cas le plus fidèle », a déclaré la patronne de la diplomatie française.

L’Arménie, nouveau terrain de jeu de l’impérialisme français contre la Russie

La France tente de placer ses pions dans un moment de douleur et de fragilité pour la population arménienne. Après les déroutes successives de 2020 et 2023, la république d’Artsakh, autoproclamée par les Arméniens du Haut-Karabakh, a capitulé. Tous les territoires conquis par l’Arménie dans les années 90 ont été repris par l’Azerbaïdjan. Erevan fait face à une crise des réfugiés et à une crise politique interne, le Premier ministre Nikol Pachinian devant assumer le poids de la défaite.

La Russie, puissance dominante traditionnelle, fournisseur d’armes pour les deux camps, et principal arbitre des tensions au Caucase, a lâché Erevan, de l’avis du gouvernement comme de nombreux Arméniens. Moscou, qui entretient des forces armées en Arménie et avait disposé 2000 soldats au Haut-Karabakh pour faire respecter le cessez-le-feu avec l’Azerbaïdjan, n’a pas garanti le statu quo, laissant Bakou mener son offensive.

Si Erevan est attaquée, Moscou est censée lui venir en aide en vertu de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), une alliance militaire regroupant l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan autour de la Russie. Or en 2022, lors du conflit frontalier entre Erevan et Bakou, l’Arménie avait demandé l’aide de l’OTSC, sans réaction de Moscou. Mais une invasion du territoire arménien par l’Azerbaïdjan placerait la Russie face à ses contradictions, Moscou ne pouvant abandonner un allié de l’OTSC sans en payer le coût politique au sein de l’Alliance.

L’Arménie a pris ses distances vis-à-vis de la Russie et a cherché à se rapprocher des puissances occidentales. À titre d’exemple, le Premier ministre Nikol Pachinian déclarait en mai dernier que « dans la guerre avec l’Ukraine », l’Arménie n’était « pas un allié de la Russie ». En représailles, la Russie a annoncé dans un communiqué abandonner son allié historique. Le gouvernement arménien, se sachant incapable aujourd’hui de se défendre face à l’Azerbaïdjan, se cherche de nouveaux protecteurs pour ne plus dépendre des décisions du Kremlin.

Lors de son passage express à Erevan (moins de 24 heures), Catherine Colonna n’a eu de cesse de dénoncer « la passivité coupable de la Russie ». C’est dans ce contexte que la France, par la voix de sa ministre des Affaires étrangères, a promis de défendre Erevan contre toute atteinte à son intégrité territoriale : « Toute action en ce sens mènerait à des réactions robustes, que personne n’en doute », a assuré Catherine Colonna. Récemment défiée dans son « pré-carré » ouest-africain par la Russie, la France cherche à déstabiliser Moscou dans son « pré-carré » caucasien.

Une tentative pour l’Arménie de sortir de son isolement

Lundi 2 octobre des échanges de tirs ont eu lieu à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à la suite desquels Erevan a annoncé qu’un soldat avait été tué et que deux autres avaient été blessés. Après la reprise brutale du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, certains s’inquiètent de la possibilité d’une attaque militaire de la part de Bakou, cette fois sur le sol arménien lui-même.

En cas de conflit, il est évident que l’Arménie se retrouverait dans une position catastrophique. En effet, depuis 1995, l’écart économique et militaire entre les deux pays s’est profondément creusé : en 2022, l’Arménie enregistrait un PIB de 19,5 milliards de dollars contre 69,9 pour l’Azerbaïdjan quand les dépenses militaires arméniennes étaient comptées à 795,2 millions de dollars contre 2991 pour les dépenses azéries. Cela explique en partie pourquoi après avoir gagné la guerre de 1991-1994, l’Arménie a perdu celle de l’automne 2020. Il semble donc cohérent que l’Arménie cherche à développer davantage son équipement militaire.

Seule la France soutient ouvertement Erevan et semble vouloir profiter de cette situation de froid avec la Russie. Ainsi, Catherine Colonna a salué lors de sa conférence de presse « la décision du Parlement arménien de ratifier le Statut de Rome », texte fondateur de la Cour pénale internationale, laquelle a émis un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine après le début de la guerre en Ukraine. La décision de la France d’aller vers de futurs accords militaires avec l’Arménie montre ainsi la volonté des deux pays de renforcer leur collaboration.

Mais au sein de l’Union européenne, il est très peu probable que d’autres pays que la France soutiennent aussi clairement l’Arménie en raison du rôle important que joue l’Azerbaïdjan dans l’approvisionnement énergétique de l’Europe depuis le début de la guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie. En septembre 2022, l’UE a ainsi signé un accord pour augmenter de 30% les exportations de gaz azéries vers l’Europe.

Les marchands de canons turcs et israéliens livrent l‘Azerbaïdjan

Un soutien militaire de la part de la France engendrerait probablement des dissensions au sein de l’OTAN, car la Turquie et Israël soutiennent farouchement l’Azerbaïdjan. Or, la Turquie fait partie de l’OTAN et Israël est un allié occidental très important.

Ankara, allié indéfectible de Bakou, livre notamment des drones à l’Azerbaïdjan. La Turquie a aussi certainement apporté une expertise militaire directe et des renseignements à son allié lors de la guerre de 2020. Des mercenaires syriens, affiliés à Ankara, auraient également participé aux combats lors de la guerre de 2020.

Membre de l’OTAN, la Turquie a de nombreux intérêts à soutenir l’Azerbaïdjan. Des intérêts économiques d’abord, avec là aussi un approvisionnement en hydrocarbures qui réduit sa dépendance à la Russie. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan rêve également d’une continuité territoriale entre Istanbul et Bakou. Un grand axe stratégique de la mer Caspienne aux rives du Bosphore. Un rêve partagé par le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev. Il s’agirait de relier l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan (déjà frontalière de la Turquie) au reste du territoire de l’Azerbaïdjan via le « corridor de Zangezur », un passage entre les montagnes le long de la rivière Araxe, à la frontière entre l’Arménie et l’Iran. Un projet qui menace la souveraineté de l’Arménie et tout le sud du pays.

La Turquie et l’Azerbaïdjan sont par ailleurs liés par une idéologie nationaliste commune. Une expression dit d’ailleurs en turc de la Turquie et de l’Azerbaïdjan qu’ils forment deux États, mais une seule nation. Deux États qui ont aussi en commun une idéologie négationniste à l’égard du génocide arménien de 1915. Pour la Turquie il s’agit enfin de gagner en influence à l’Est, vers le Caucase et au-delà l’Asie centrale, territoires avec lesquels Ankara a des liens linguistiques et culturels, mais dont la bourgeoisie turque a été complètement coupée durant l’URSS.

Ces liens entre la Turquie et l’Azerbaïdjan constituent également une des raisons pour lesquelles la France soutient l’Arménie. En effet, la Turquie menace les intérêts de la France dans le monde, notamment dans la Méditerranée orientale qui constitue une réserve de gaz naturel importante. La découverte d’énormes gisements gaziers ces dernières années ont attisé l’appétit de plusieurs puissances européennes et notamment de la France et de ses multinationales comme Total, qui s’est allié à Eni pour les opérations de développement gazier de l’entreprise italienne à Chypre. En réalité, la défense des intérêts des multinationales françaises constitue une explication suffisante à l’engouement de la France à défendre l’Arménie puisqu’une question structure les relations françaises avec la Turquie : qui arrivera à maintenir et à étendre son influence en Méditerranée ?

Pour la France, donc, il s’agit de jouer deux coups à la fois : contre la Turquie et contre la Russie. Mais contre la Turquie, le jeu est plus difficile, puisque l’Azerbaïdjan domine de manière évidente le rapport de forces avec l’Arménie. L’intervention de la France pourrait être un coup perdant, ou gagnant sur le long terme, ou pourrait n’avoir comme objectif que de limiter les succès du camp turco-azéri. En revanche, l’affirmation de la domination impérialiste française sur l’Arménie pour porter un coup à la Russie est plus réalisable.

Pour sa part, l’Azerbaïdjan est soutenu par la Turquie mais aussi par Israël, qui lui livre des drones et du matériel militaire dans l’objectif de nuire à l’Iran. En effet, les relations entre Bakou et Téhéran sont mauvaises. L’Azerbaïdjan revendique notamment un héritage historique et culturel sur le nord de l’Iran, peuplé majoritairement par des Azéris. Bakou constitue un poste avancé stratégique pour l’État hébreu dans sa lutte contre l’Iran.

On le voit, France, Turquie et Israël, en principe alliés au sein d’un bloc occidental, poursuivent des intérêts contradictoires au Caucase et alimentent en armes deux pays en guerre, n’ayant aucun scrupule à sacrifier les vies des populations arméniennes et azerbaïdjanaises pour avancer leurs pions dans la région.

Non à la livraison d’armes en Arménie et en Azerbaïdjan, non à la surenchère militaire !

Ces jeux d’échecs géopolitiques ne concernent que les classes dominantes. En réalité, les intérêts de la France ne sont pas ceux du peuple arménien. La position belliciste du gouvernement français, si elle venait à aboutir sur une livraison d’armes, ne ferait qu’encourager un prolongement du conflit réactionnaire entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui dure depuis les années 1990 et dont la tragédie actuelle dans le Haut-Karabakh est le produit. D’autant plus que les exemples d’aides ou d’interventions militaires françaises dans d’autres pays ne manquent pas et ont déjà montré les conséquences désastreuses de la politique de l’impérialisme français pour les populations.

L’Afrique de l’Ouest en est un bon exemple. En 2013, la France lance l’opération militaire Serval, dont les forces sont rapidement intégrées dans le dispositif régional de l’opération Barkhane mis en place en 2014. L’objectif est clair : défendre les intérêts économiques des multinationales françaises et maintenir la place de la France dans son pré-carré africain historique pour défendre sa position de grande puissance dans le monde prête à assurer la stabilité des puissances impérialistes dans la région. La France déploie alors jusqu’à 8 000 soldats dans la zone des trois frontières entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Neuf ans après le début de l’opération, la France s’enlise. Les conséquences sont dramatiques pour les populations locales : selon la Armed Conflict Location and Event Data Project, plus de 23 500 civils ont été tués dans les trois pays depuis 2015 et le nombre de déplacés intérieurs a quadruplé pour atteindre 1,4 million de personnes.

Autre exemple : l’intervention en Libye. Après le début du Printemps arabe en 2011, l’explosion de la lutte des classes pousse une coalition internationale menée par les principales puissances de l’OTAN à lancer une intervention militaire pour empêcher une déstabilisation de leurs intérêts dans le pays. Bombardements, armements de différentes factions locales et interventions directes : avec un investissement de 320 millions d’euros dans l’opération, la France est le plus important contributeur financier de ce qui va enfoncer la Libye dans plus d’une décennie de chaos et de guerre civile.

Dans un autre registre, l’enlisement de la guerre en Ukraine et ses conséquences sur la population ukrainienne, premières victimes des bombardements et des affrontements militaires, mais aussi sur les conditions de vie des populations du monde entier qui subissent depuis plus d’un an et demi maintenant une inflation inarrêtable, montre que la surenchère militaire des pays impérialistes n’a en aucun cas permis de régler le conflit.

La peur et la détresse de la population arménienne sont parfaitement légitimes. Mais comme le montrent les exemples du Sahel, de la Libye et de l’Ukraine, l’aide de la France ne peut en aucun cas aider à la résolution du conflit et à la cause de l’autodétermination. Au contraire, une aide militaire constituerait une solution nationaliste bourgeoise qui ne ferait qu’empirer la situation. De ce point de vue, il faut dénoncer tout discours belliciste défendant une surenchère militaire dans le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et défendre une politique consciente de la classe ouvrière, de la jeunesse et des classes populaires qui se dirige contre les bourgeoisies des deux pays et défend la fraternisation des deux peuples. En ce sens, il faut saluer les militants azéris antiguerre qui se font réprimer par le gouvernement réactionnaire d’Aliyev et affirmer haut et fort que si guerre il y a à nouveau, elle ne sera pas la nôtre.


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