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Analyse

Palestine : Washington couvre le massacre à Gaza tout en cherchant à éviter l’embrasement régional

Joe Biden s’est rendu ce mercredi en Israël. Les Etats-Unis sont tiraillés entre deux problèmes centraux : d’un côté, le soutien inconditionnel à son allié central dans la région, de l’autre, le besoin de freiner tout risque d’embrasement de la région, notamment du côté du Liban et de l’Iran, alors que les intérêts stratégiques vitaux de Washington se situent désormais dans l’Indo-Pacifique.

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Palestine : Washington couvre le massacre à Gaza tout en cherchant à éviter l'embrasement régional

Crédits photos : U.S. Embassy Jerusalem

La visite de Joe Biden de ce mercredi a laissé un goût amer dans l’administration américaine. Ses objectifs étaient clairs : se poser en seule puissance capable d’établir un dialogue avec l’ensemble des acteurs de la région pour mieux tempérer l’offensive israélienne et rouvrir le dialogue avec les États Arabes, notamment lors de son passage en Jordanie. Pourtant, entre l’annulation de sa visite en Jordanie et de sa rencontre avec Abdallah II et la défense de la version israélienne sur le bombardement de l’hôpital Al-Ahli Arabi à Gaza, la visite américaine a surtout laissé l’image d’une puissance complice des crimes de guerre de l’Etat d’Israël, à un moment d’émergence de mobilisations massives dans plusieurs pays contre l’offensive en cours.

Alors qu’une semaine après le début du siège de Gaza, le bilan humain prend des proportions dramatiques, avec près de 3 000 Palestiniens dont plus de 1 000 enfants tués par les bombes de l’armée israélienne et un million de déplacés en une semaine selon l’ONU, ouvrant une crise humanitaire d’ampleur dans la région, les Etats-Unis se trouvent face à une situation inextricable.

Un soutien inconditionnel à Israël : les Etats-Unis couvrent le massacre de civils Palestiniens

Si Israël est en effet l’une des pièces centrales de la stratégie impérialiste des États-Unis dans la région, la question de la Palestine représente une épine dans leur pied. Bien que Washington exerce une influence significative sur Israël d’un point de vue militaire et financier, le désengagement des États-Unis du Moyen-Orient au profit de leur stratégie d’endiguement de la Chine dans l’Indo-Pacifique, a laissé à l’État sioniste une marge d’autonomie plus importante.

Récemment, la formation d’un gouvernement de coalition, largement ouverte à l’extrême droite, sous l’égide du Likoud de Benjamin Netanyahou en 2022, défendant une politique de colonisation accrue des territoires palestiniens en Cisjordanie sous l’égide du ministre d’extrême-droite Itamar Ben-Gvir, a envenimé les relations entre Washington et Israël. Cependant, malgré les désaccords qui se sont exprimés pendant près de deux ans, ceux-ci se sont rapidement estompés depuis le début de la guerre.

Les intérêts géopolitiques et géostratégiques ont pris le pas sur les préoccupations d’image liées à l’association avec le gouvernement d’extrême-droite de Netanyahou. D’ailleurs, depuis l’élection de celui-ci et la formation de son gouvernement ultra-sioniste, l’administration Biden n’a concrètement pas changé sa position vis-à-vis Israël d’un iota, si ce n’est en émettant quelques timides protestations concernant l’expansion des colonies. Les livraisons d’armes et d’aide militaire ont continué d’affluer vers Israël.

Après l’offensive du Hamas marquée par des meurtres de civils, Washington a annoncé son soutien inconditionnel à Tel-Aviv par la voix de Joe Biden : « nous veillerons à ce qu’Israël dispose de ce dont il a besoin [...] pour répondre à cette attaque ». Un soutien réitéré au travers la défense de la version israélienne concernant le bombardement de l’hôpital Al-Ahli, quand bien même il signifie fermer les yeux sur l’anéantissement en cours de la bande de Gaza, le nettoyage ethnique des Palestiniens, et les crimes de guerre commis par Tsahal.

La diplomatie étasunienne reprend à ce titre la rhétorique déshumanisante contre les civils palestiniens. Pour Washington, les milliers de victimes civiles de Gaza, dont près de 1 000 enfants, ne sont pas le fait des bombardements indiscriminés de l’armée israélienne « sur la prison de haute sécurité » que représente la bande de Gaza, pour reprendre l’expression de l’historien israélien Ilan Pappé. Non : pour Biden, les morts de Palestiniens ne sont qu’« une conséquence humanitaire de l’attaque du Hamas ».

Biden a immédiatement dépêché sur place deux poids lourds de son gouvernement, le secrétaire d’État Antony Blinken (chef de la diplomatie) et le ministre de la Défense Lloyd Austin. L’objectif principal de leur visite était d’influencer les dirigeants des nations arabes afin de les dissuader de condamner de manière trop explicite les actions d’Israël envers la Palestine. Une tâche difficile quand on sait que la population de ces pays est massivement solidaire de Gaza.

Seuls le Bahreïn et les Émirats Arabes Unis, les deux premiers signataires des Accords d’Abraham, ont accepté de condamner l’attaque du Hamas sans équivoque. La politique de normalisation entre Israël et les pays arabes est en effet la clé de voûte de la stratégie des États-Unis pour garder leur emprise dans la région. Un soutien inconditionnel à Israël pourrait très vite entrer en contradiction avec les aspirations des masses arabes qui se sont mobilisées très largement en soutien aux palestiniens. Ainsi, les récentes mobilisations en Égypte pour la Palestine sont les premières mobilisations importantes de rue depuis 2014, après un verrouillage politique quasiment total dans le cadre de la contre-révolution menée par Al Sisi, un allié central des occidentaux.

La crainte d’une invasion terrestre qui vire à la catastrophe…

Mais au-delà de ce soutien complice, Washington a activé l’ensemble de son appareil diplomatique pour tenter de limiter les conséquences du massacre en cours exigé par Netanyahou et son cabinet de guerre. Ouvertement, l’administration Biden n’a rien à redire aux actions d’Israël : il s’agit d’une légitime défense ; tout juste Biden a-t-il admis du bout des lèvres que l’occupation de Gaza serait « une mauvaise idée » [sic]. Mais en coulisses, Washington veut éviter que le massacre de Palestiniens ne fragilise le soutien à Israël, à l’heure où une périlleuse et meurtrière invasion terrestre de la bande de Gaza se prépare, et que l’offensive ne conduise à un embrasement généralisé.

En effet, il existe de nombreux doutes concernant la capacité de Tsahal à faire d’une opération militaire terrestre de grande envergure une réussite. Aucun conflit récent opposant un groupe politique à une puissance militaire, moyennant des mesures de massacres de civils et une occupation sur le long terme, n’ont donné la moindre réussite. Dans le même temps, les batailles urbaines du type de celle qui se prépare à Gaza se sont avérées systématiquement extrêmement difficiles ces dernières années quel que soit le rapport de forces entre les belligérants, à l’image de la bataille de Mossoul. Cela explique pourquoi la ligne sécuritaire de Netanyahou a longtemps été de s’appuyer avant tout sur des bombardements et éviter des incursions directes de l’armée dans la bande de Gaza.

Pour autant, des années de racisme et de discours sécuritaire et autoritaire de la part de Netanyahou et ses alliés d’extrême-droite ont construit une base sociale profondément raciste au sein de l’Etat d’Israël. Aussi, Tsahal pourrait être poussé à une intervention qui aurait des conséquences d’embourbement militaire très profondes, sans le moindre plan de sortie, alors même qu’un affrontement dans la bande de Gaza pourrait aussi signifier des phénomènes de résistance de la part de la population gazaouis qui dépasserait largement les seuls effectifs du Hamas et de la direction du mouvement palestinien à Gaza.

Enfin, la question de la perspective politico-stratégique d’une telle offensive reste posée. Comme le note l’analyse Lawrence Freedman : « En supposant qu’Israël puisse se frayer un chemin à travers Gaza, ce qui serait l’objectif le plus probable d’une incursion majeure, que se passera-t-il ensuite ? Il peut détruire une grande partie de l’infrastructure militaire du Hamas, mais il est peu probable qu’il puisse éliminer l’ensemble de ses dirigeants politiques. Les commandants militaires pourraient rester pour gérer la résistance, (…) mais la plupart des personnalités politiques seront déjà parties. Israël ne peut pas mettre en place un nouveau gouvernement, car le fait qu’il le fasse priverait celui-ci de toute légitimité. Et je n’ai vu aucun analyste israélien favorable à une occupation prolongée de la bande de Gaza. »

C’est notamment pour ces raisons que Biden cherche à tout prix à tempérer l’offensive israélienne, à la recherche d’un accord ou d’une discussion, notamment avec des acteurs devenus totalement secondaires comme l’Autorité Palestinienne qui dirige en Cisjordanie. Les Etats-Unis sont donc déjà embourbés dans un double problème politique : comment trouver une solution à la situation en comptant sur un Etat d’Israël que ses contradictions pourraient amener à une offensive militaire très dangereuse, y compris pour Tsahal, et une autorité palestinienne affaiblie par des années de corruption et de subordination aux accords d’Oslo, qui aura permis l’émergence de couches plus radicales de résistance au sein de la jeunesse palestinienne et une certaine légitimité au Hamas.

… et d’un embrasement de la région

Ces craintes sont liées à la peur que la situation à Gaza déclenche un embrasement de toute la région, notamment dans le cas d’un engagement complet du Hezbollah, soutenu par l’Iran, dans le conflit. Les échanges de tirs sont en effet quotidiens à la frontière avec le Liban. Le Hezbollah, allié au Hamas, a annoncé mardi la mort de quatre de ses combattants dans le sud du pays. Par effet de domino, l’entrée en guerre du Hezbollah pourrait mener à une guerre ouverte entre Israël et l’Iran, une perspective que les États-Unis cherchent à tout prix à éviter.

Si les relations entre l’Iran et les États-Unis sont exécrables depuis des décennies, la priorité actuelle de Washington est d’éviter l’ouverture d’un front iranien, alors que les ressources militaires des États-Unis sont déployées vers l’Ukraine, dans un objectif d’affaiblissement de la Russie. Côté Iranien comme côté Hebzollah, bien que les relations entre ces acteurs et Israël soient évidemment extrêmement tendues depuis plusieurs années, rien n’indique que l’un comme l’autre ne souhaite un affrontement direct avec Israël qui serait extrêmement coûteux.

D’un point de vue militaire, comme d’un point de vue interne, un affrontement avec Israël pourrait souligner les problèmes internes de chacun de ces acteurs, notamment l’Iran dont le régime a été profondément fragilisé par les mobilisations massives contre le régime des Mollahs, et le Hezbollah qui a notamment participé à la normalisation avec Israël au travers le dessin des frontières maritimes du Liban avec Israël.

Côté Etats-Unis, un pourrissement de la situation au Moyen-Orient irait directement à l’encontre des priorités de la principale puissance impérialiste. En dernière instance, ce ne sont ni sur l’Ukraine ni sur le Moyen-Orient que les États-Unis veulent se concentrer. La stratégie de Washington est de recentrer toutes ses ressources diplomatiques et militaires dans son conflit avec son principal adversaire, la Chine. Les États-Unis voient dans la Chine « le seul adversaire capable de remodeler l’ordre international, à la fois en termes d’intention et de puissance croissante pour le faire », indiquait ainsi un haut-fonctionnaire de la Défense fin 2022, à l’occasion de la publication annuelle des objectifs américains de sécurité nationale.

Cependant, pour contrer ce que Washington perçoit comme sa principale menace à la domination hégémonique, elle doit maintenir gelés les conflits qui durent depuis des décennies dans le Proche et le Moyen-Orient. Même la Russie ne figure qu’en seconde place des Évaluations annuelles des menaces que les Renseignements américains publient chaque année. La guerre actuelle en Ukraine dans laquelle Washington a engagé l’OTAN et une bonne partie de ses ressources, bien que représentant une opportunité incontournable de fragiliser durablement la menace russe, suscite des divergences au sein de l’establishment américain.

C’est pourquoi, malgré son soutien inconditionnel à Israël, Washington engage également des tractations en sous-main dans le but de préserver un certain statu quo. La principale préoccupation réside dans la nécessité d’éviter de déclencher un conflit entre Israël et l’Iran, situation dans laquelle les États-Unis se verraient obligés de s’engager auprès d’Israël, comme en témoigne le fait que l’Etat américain ait dépêché récemment un important arsenal militaire dans la région. Le déploiement d’une flottille démesurée en Méditerranée orientale, dont deux porte-avions, a ainsi deux buts : écraser les capacités militaires du Hezbollah dans le cas d’un embrasement du conflit, mais aussi faire une démonstration de force à l’égard de l’Iran, dans un objectif de dissuasion.

Une offensive terrestre très risquée pour Netanyahou et l’Etat Israélien

L’offensive terrestre promise depuis des jours par Israël n’a au moment où nous écrivons toujours pas eu lieu ; on peut certes l’attribuer aux risques militaires liés à une telle opération comme le notent de nombreux commentateurs. Mais il est également fort probable que ce « retard » soit le fait de la diplomatie américaine qui tente d’éviter une escalade majeure dans le conflit, sans possibilité de retour en arrière.

Pour finir, il ne faut pas non plus négliger les enjeux de politique intérieure pour l’administration Biden. Celui-ci est affaibli sur de nombreux plans, faisant face à des mouvements sociaux combatifs, notamment dans le secteur automobile avec la grève historique de l’UAW, et une crise parlementaire sans précédent, tout cela dans un contexte de campagne présidentielle marquée par le retour de Donald Trump.

Le conflit qui vient de se rouvrir entre Israël et Gaza pourrait être un facteur de déstabilisation supplémentaire en vue de ses perspectives électorales en 2024, compte-tenu de l’opposition de plus en plus marquée envers son soutien indéfectible à Israël chez une partie de la population américaine. Des manifestations importantes ont ainsi eu lieu à travers les États-Unis en soutien à la Palestine.

Il est ainsi vital pour Biden, tout comme pour les intérêts géopolitiques des États-Unis au sens large, que le Proche-Orient ne s’embrase pas et ne « contraigne » les États-Unis à se réengager dans une région dans laquelle ils s’étaient jurés de ne plus remettre les pieds après leur revers en Afghanistan. Biden, celui qui promettait d’en finir avec les guerres éternelles au proche et Moyen-Orient, fait tout en son pouvoir pour prévenir un nouveau conflit incontrôlé, tout en préparant son appareil de propagande à justifier auprès des populations le génocide annoncé des Palestiniens de Gaza.


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