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Marxisme noir, une plongée passionnante dans la tradition radicale noire

Selim Nadi

Marxisme noir, une plongée passionnante dans la tradition radicale noire

Selim Nadi

Marxisme noir, classique de la pensée radicale noire de Cedric Robinson, est enfin disponible en français grâce au travail des éditions Entremonde. RP Dimanche s’est entretenu avec son préfacier et co-traducteur avec Sophie Coudray, Selim Nadi.

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RP Dimanche : Vous venez de traduire et de publier aux éditions Entremonde un livre important de Cédric Robinson intitulé Marxisme noir. Pouvez-vous revenir sur son contexte de rédaction initial dans les années 1980 et présenter l’auteur ?

Selim Nadi : L’ouvrage de Cédric Robinson a été publié pour la première fois en 1983. Robinson était un politiste et militant noir étatsunien. Entre 1978 et 1983, Robinson a publié plusieurs articles dans la revue Race and Class – articles qui allaient former la colonne vertébrale de certains chapitres de Marxisme noir. Le contexte de publication du livre était celui d’un monde en train de s’effondrer, non seulement à cause des tentatives de renouveau de certaines tendances du nationalisme blanc ou encore de la poursuite des pillages (néo)coloniaux mais aussi – ce qui est loin d’être sans rapport avec le racisme et l’impérialisme – l’affirmation d’un ordre néolibéral dont les meilleurs exemples étaient alors Thatcher et Reagan. C’était donc une période de dictatures et de libérations (que ce soit en Amérique latine ou en Afrique), d’opérations impérialistes au Moyen-Orient, à la Grenade (1983 est, d’ailleurs, l’année ou le révolutionnaire Maurice Bishop s’est fait fusiller avec certains de ses partisans et où les Etats—Unis de Reagan ont envahi la Grenade car elle avait osé faire sa propre révolution – socialiste qui plus est). Bref, une époque de violence politique inouïe (le début des années 1980 marque aussi la mort du militant guyanien et marxiste noire Walter Rodney, par exemple) et d’emprisonnement de plus en plus massif des noirs aux États-Unis (raison pour laquelle je m’attarde sur le lien entre la question raciale et la question carcérale dans la préface).

Dans son avant-propos à l’édition étatsunienne de 2000 (également traduite dans l’édition française), Robin Kelley retrace assez bien le parcours intellectuel et politique de Robinson. Il écrit très justement que « [s]es idées ont directement découlé des mouvements sociaux auxquels il a pris part […] » (p. 56). Robinson était, par exemple, très actif dans les années 1960, lorsqu’il était étudiant à Berkeley, au sein de l’Afro-American Association – groupe nationaliste noir californien. Cette organisation étudiante a, par la suite, débouché sur le Revolutionary Action Movement. Bobby Seale et Huey P. Newton, qui ont par la suite participé à fonder le Black Panther Party, ont également fait partie de l’Afro-American Association. Dans son avant-propos, Kelley note assez justement le lien entre l’expérience de Robinson au sein de l’Afro-American Association et la publication de Marxisme noir une vingtaine d’années après (notamment dans la critique du marxisme occidental). Il y aurait donc beaucoup de choses à dire, mais en bref, le contexte de Marxisme noir est un contexte à la fois de virage vers la droite et de résistance et d’organisation politique chez les noirs étatsuniens. Il est toutefois important de noter que dans les années 1960, cette organisation s’était surtout faite par des inspirations marxistes-léninistes ou maoïstes, alors que dans les années 1980, le nationalisme noir était l’inspiration principale. Toujours dans son avant-propos, Robin Kelley écrit :

« C’est là que nous nous tenions, d’autres jeunes radicaux et moi, à un croisement politique et culturel, prêts pour l’action, mais incertains de la direction qu’allait prendre le monde. Nous avions besoin d’analyses des mouvements sociaux qui avaient fait leurs preuves. […] Nous devions comprendre qui étaient nos amis et qui étaient nos ennemis, hier comme aujourd’hui. Nous avions besoin d’autres histoires prêtes à adopter une perspective plus globale. » (p. 59).

C’est à ce besoin qu’a tenté de répondre Cédric Robinson, avec son Marxisme noir. La Genèse de la tradition radicale noire.

RP D : Qu’est-ce que le « capitalisme racial » selon Cédric Robinson et qu’est-ce que sa thèse apporte dans les discussions sur le lien entre racisme et capitalisme ?

SN : Si le livre de Robinson s’intéresse à la tradition radicale noire, c’est surtout son concept de « capitalisme racial » qui a fait couler beaucoup d’encre. J’ai pu lire ici et là que le concept de « capitalisme racial » était antérieur au livre de Robinson. En effet, dans la seconde moitié des années 1970, les militants sud-africains marxistes Martin Legassick et David Hemson ont publié un article sur les investissements étrangers et la reproduction du capitalisme racial en Afrique du Sud [1]. Or, l’une des thèses de Legassick et Hemson était que le racisme en Afrique-du-Sud était une conséquence du développement capitaliste. Ils se penchent donc plus particulièrement sur le cas sud-africain, la forme particulière qu’a pris le capitalisme dans ce pays et le rôle qu’a joué le capital étranger dans ce capitalisme racial. Le concept de « capitalisme racial » chez Robinson se situe vraiment aux antipodes du concept de Legassick et Hemson – leur article est, par ailleurs, réellement passionnant, y compris lorsqu’on n’est pas spécialiste de l’Afrique-du-Sud et je recommande sa lecture.

Il ne suffit pas d’utiliser les mêmes termes pour que le concept soit le même. Robinson, lui, concède également qu’il y a un caractère racial au capitalisme. Toutefois, selon lui le rapport entre racisme et capitalisme découle d’un « racialisme » antérieur au capitalisme. Ainsi, selon Robinson, au début du capitalisme, le racisme était déjà assez largement présent. Pour reprendre ce que j’écris dans la préface « Le racialisme, en tant que force matérielle présente dans les sociétés européennes précapitalistes, aurait donc donné dès le départ une orientation raciale au capitalisme. » (p. 17) Le caractère racial du capitalisme ne découlerait donc pas uniquement des rapports entre l’Europe et « son dehors », mais serait à trouver au sein même de cette Europe – dans les rapports entre l’Europe et ses « parias ». Cette approche permet à Robinson d’éviter de sombrer dans une approche trop mécaniste du développement capitaliste et du racisme (où les étapes historiques se succéderais de manière linéaire et simpliste).

Par ailleurs, le livre de Robinson est une mine d’érudition. Ses analyses historiques sont documentées et méritent d’être lues – toute la première partie du livre est intégralement consacrée à l’Europe, la deuxième partie à l’Afrique. A mon sens, les militants marxistes comme décoloniaux ont tout intérêt à faire l’effort de lire ce livre de presque 700 pages. Cela permet d’éviter les discussions stériles autour des « premiers concernés » ou de la visibilité. Toutefois, l’approche de Robinson pose d’autres questions et est loin d’être sans limites. Il semble clair qu’il existe une continuité entre les périodes précapitalistes et le capitalisme. C’est également ce qu’a pointé l’historienne Aurelia Michel – en parlant d’une continuité depuis le bas Moyen-Age. Par ailleurs, il est clair que les périodes historiques ne passent pas brutalement de l’une à l’autre [2] .

Mais ce qui pose davantage problème dans l’approche de Robinson est son utilisation de « racialisme » – une sensibilité raciale – pour analyser les périodes précapitalistes. D’une part, cela pose l’idée que les idées racistes ont préexisté aux structures racistes propres au capitalisme. En ce qui me concerne, j’aurai plutôt tendance à dire que la race s’est coconstruite avec le développement du capitalisme. Je n’ai pas vraiment la place de développer ce point ici, mais je l’aborde assez largement dans la préface. D’autres part, les inégalités ethniques propres aux sociétés capitalistes n’équivalent pas mécaniquement à un sentiment racial. J’essaie – à partir de différents exemples historiques de l’antiquité et du Moyen-Age – de développer un peu cette critique dans la préface. Il n’en reste pas moins que, malgré ses limites, Marxisme noir offre des pistes pour penser et discuter la race de manière complexe et, surtout, rigoureuse. C’est pour cette raison que, lorsque les éditions Entremonde nous ont contacté pour traduire ce livre et en écrire une préface, nous avons immédiatement accepté. Le livre de Robinson reste un livre essentiel – qui a inspiré nombre d’intellectuels antiracistes et de mouvements sociaux, comme Black Lives Matter par exemple. Outre le capitalisme racial, il offre une plongée vraiment passionnante dans la tradition radicale noire, qui reste très largement sous-discutée dans l’espace francophone. Nous espérons que ce livre saura remédier à cela.

RP D : Comment ce livre s’inscrit-t-il dans le panorama intellectuel et politique français ? Pourquoi a-t-on du attendre si longtemps pour qu’il soit accessible en français ?

SN : Je ne suis pas éditeur et beaucoup d’aspects m’échappent, mais il me semble que la publication d’un tel livre représente tout de même un « risque » pour un éditeur. Dans sa traduction française et accompagné de ma préface et de l’avant-propos de Robin Kelley, le livre fait 660 pages. De plus, il traite de questions qui restent assez négligées en France et qui, pendant longtemps, étaient méprisées par tout un pan de la gauche, y compris de la gauche radicale. Il fallait donc oser payer des traducteurs et acheter les droits d’un livre qui parle de l’histoire raciale et de la tradition radicale noire.

A mon sens, en France, les discussions sur la race ont progressé par rapport à quelques années auparavant. La race reste toutefois souvent traitée de manière morale ou alors à travers des approches sociologisantes. Les aspects moraux se traduisent le plus souvent par des discussions non-politiques, puisant souvent dans les théories libérales étatsuniennes, autour des affects individuels [3] , des « premiers concernés », etc.… On peut même retrouver cette approche chez certaines personnalités antiracistes se présentant comme radicales. Les approches sociologisantes, elles, tendent souvent à figer la race, à en faire un concept non-dynamique.

Rappelons-le, la race est un rapport de lutte. La race est affaire de rapports sociaux et non de « simples » hiérarchies. J’ai, toutefois, le sentiment que nombre de camarades saisissent pleinement que le prolétariat (et le Lumpenproletariat) sont pris dans des contradictions raciales. Pour paraphraser Henri Lefebvre dans son livre sur la pensée de Lénine, le prolétariat n’est pas un bloc homogène : « Ce n’est pas une entité, ni une ‘’âme’’ ou une conscience collective donnée. Il a son histoire, histoire à double aspect : social […] et national [4] . » A mon avis, la traduction de Marxisme noir va permettre aux militants de la gauche radicale ainsi qu’aux militants décoloniaux de continuer à discuter la race, à partir d’exemples historiques précis.

RP D : Dans son livre, Robinson traite des rapports de la tradition radicale noire au marxisme à travers notamment les exemples de WEB Dubois et de CLR James. Il insiste sur les apports de cette tradition au marxisme pour penser la question raciale et la question noire. Quels sont pour lui (ou pour toi) les apports du marxisme pour penser ces question ?

SN : Les discussions autour du concept de race par des intellectuels et militants marxistes ont très largement permis de faire progresser les débats. Il importe de préciser qu’évidemment il n’y a pas une théorie marxiste unique de la race. De l’époque même de Marx (époque de la guerre de Sécession, rappelons-le) jusqu’à aujourd’hui, la race n’est pas absente de la pensée marxienne et marxiste – bien que cette question ait pu, par moment, être marginalisée.

La troisième partie du livre se penche, en effet, sur WEB Du Bois, Richard Wright et C.L.R. James. Je pense que James est, peut-être, celui des trois qui est le plus connu en France. Cela est notamment dû à l’excellent travail de Matthieu Renault et à sa magistrale biographie de James publiée à La Découverte. Matthieu Renault a également postfacé la première traduction de Histoire des révoltes panafricaines de James (éditions Amsterdam), que j’ai préfacé.

Les camarades qui nous lisent auraient tout intérêt à découvrir l’œuvre de James (ainsi que celles d’autres trotskystes non-Européens). Certains ont peut-être découvert James par la lecture de ses discussions avec Trotsky. En effet, le 5 avril 1939, Trotsky, James et des militants trotskystes étatsuniens abordaient ensemble la question noire aux Etats-Unis. Selon James, dans le contexte des Etats-Unis, il était essentiel que les Noirs puissent s’organiser hors des partis « traditionnels » de la gauche révolutionnaire majoritairement blanche. De plus, dans l’agitation du Socialist Workers Party (SWP) auprès des Noirs, James soulignait l’erreur qu’aurait constitué le fait de vouloir à tout prix les « faire signer », sans prendre au sérieux la défiance de ceux-ci face aux organisations majoritairement blanches. James rappelait ainsi que le mouvement de la Quatrième Internationale a négligé la question noire mais que désormais cette question ne pouvait plus être ignorée. Selon James, l’obstacle majeur à l’organisation des Noirs par des partis comme le SWP résidait non seulement dans la discrimination qu’ils subissaient dans l’industrie, par les capitalistes, mais également dans le chauvinisme des ouvriers blancs et l’arriération du mouvement étatsunien – rappelant le rôle du Parti communiste (PC) des Etats-Unis dans l’abandon par la gauche de la question noire, en raison notamment du tournant du Front Populaire mais également à cause de l’attitude du PC face à la question éthiopienne. Les trotskistes devaient donc, selon James, soutenir la mise sur pied d’une organisation noire autonome, indépendamment du fait que celle-ci soit socialiste ou non – ce qui nécessitait que le parti prenne au sérieux la question noire et entre en contact avec des organisations noires.

Quelques jours plus tard, le 11 avril, James proposait des plans pour une telle organisation. Sur la question concrète de l’organisation, le point qui a quelque peu fait débat, notamment entre Carlos Hudson et James, portait sur le socialisme. En effet, James écrit :
« Nous ne pouvons pas commencer en posant aux ouvriers nègres une question abstraite comme le socialisme [5] . »
Il proposait notamment d’exclure, pour un temps, la question du socialisme de l’hebdomadaire d’agitation accompagnant l’organisation. Ce à quoi Hudson répondit :

« cela me semble dangereux. C’est tomber dans l’idée que le socialisme est pour les intellectuels et l’élite, mais que les gens de base ne s’intéressent qu’aux affaires banales, quotidiennes. […] C’est une forme d’"économisme" : les ouvriers ne s’intéresseraient qu’aux affaires de tous les jours, mais pas aux "théories" du socialisme. »

James entendait bien sûr ces arguments, tout comme il reconnaissait leur validité. Cependant, son idée était que l’on ne pouvait gagner les noirs au socialisme que sur la base des expériences concrètes de ces derniers et non à partir de discussions théoriques sur le marxisme, la IIIe Internationale, etc. Toutefois, au-delà de James, les lecteurs qui s’intéressent à ces question, ont tout intérêt à se pencher également sur l’œuvre de W.E.B. Du Bois (notamment à Black Reconstruction in America – également un pavé mais qui, à mon sens est l’un des meilleurs livres d’histoire marxiste) ainsi qu’aux romans de Wright (qui permettent, sans doute, d’aborder certaines questions de manière moins théoriques, peut-être plus directement politiques et esthétiques.

Au-delà de ces trois auteurs, j’insiste sur le fait que les progrès théoriques et politiques sur la question raciale ne se sont pas faits sans tensions. Il n’est donc pas inutile de rappeler que le marxisme a pu être influencé, même de manière indirecte, par d’autres traditions (le nationalisme anticolonial par exemple). Sans forcément partager les idées de tel ou tel groupe politique, il est essentiel d’en saisir la signification politique. C’est ce qu’a très bien su faire Trotsky par exemple, concernant le mouvement de Marcus Garvey. Dans le débat mentionné plus haut, James évoque l’importance politique du mouvement de Marcus Garvey : pour comprendre l’importance de ce dernier, il faut s’intéresser au statut des Noirs aux États-Unis après l’abolition de l’esclavage. James ne rejette pas intégralement les idées de Garvey ; au contraire, il trouve son mouvement à la fois intéressant et inquiétant, comme il l’écrit dans Histoire des révoltes panafricaines : « Garvey a […] accompli une chose importante : il a donné aux Noirs américains la conscience de leurs origines africaines et suscité pour la première fois un sentiment de solidarité internationale parmi les Africains et les gens d’origine africaine ». On ne peut donc comprendre l’attrait de James pour Garvey que sous l’angle d’une réflexion stratégique plus large concernant le besoin d’autonomie politique des noirs face à la domination coloniale. Trotsky, lui, essaie d’expliquer l’attrait de Garvey. Dans ce même débat, il dit ainsi « La femme noire qui disait à une femme blanche : ‘’Attends que Marcus soit au pouvoir et vous serez traités, vous autres, comme vous le méritez’’ ne faisait qu’exprimer son désir de bâtir son propre État. Les Nègres américains se sont rassemblés sous la bannière du mouvement du ‘’Retour vers l’Afrique’’ parce qu’il apparaissait comme la promesse de la réalisation de leur souhait d’avoir leur propre foyer. Ils ne souhaitaient pas en réalité aller en Afrique. Il s’agissait de l’expression du désir mystique d’une demeure dans laquelle ils seraient libérés de la domination des Blancs, et là où ils pourraient contrôler eux-mêmes leur propre destin . » Je trouve dommage que les textes de Trotsky sur cette question ne soient pas davantage discutés par les camarades francophones – qui méprisent souvent, ou ne comprennent pas, les mouvements (ou les intellectuels) issus d’autres traditions politiques que le marxisme – alors qu’un dialogue avec ces autres traditions pourrait s’avérer extrêmement fécond.

En France aussi, la question raciale a pu s’imposer par des débats, des attaques aussi, entre la gauche radicale et l’antiracisme politique. Je pense, par exemple, que le récent livre d’Houria Bouteldja Beaufs et barbares (éditions La Fabrique) mériterait d’être discuté (y compris pour être critiqué) par la gauche radicale. Non seulement celui-ci s’attaque à des questions qui intéressent (ou qui devraient intéresser) la gauche radicale, mais il faut aussi rajouter que l’immense succès de celui-ci ne devrait pas être ignoré, car il a une signification politique. J’espère que la traduction de Marxisme noir amènera celles et ceux qui s’intéressent à la question raciale à s’intéresser à d’autres théoriciens politiques (marxistes ou non) comme Walter Rodney, W.E.B. Du Bois, Claudia Jones, Ruth Gilmore, …. pour ne prendre que quelques exemples.

RP D : Une dernière question pour finir : comment motiver nos lecteurs à aborder cette lecture imposante aujourd’hui ? En quoi cela peut éclairer certains débats politiques contemporains ?

SN : Comme je le disais, il est clair que Marxisme noir est un sacré pavé et qu’il peut intimider certains camarades. Toutefois, il me semble qu’une telle lecture vient combler un réel manque dans l’antiracisme politique comme dans la gauche radicale. Alors que l’on entend parler partout de « racisme systémique » ou « structurel », peu nombreuses sont les personnes pouvant discuter rigoureusement de ces structures ou de ce système (à part dire que c’est le « système capitaliste », ce qui ne nous avance guère). Je ne pense pas du tout que la lecture de Marxisme noir permettra de résoudre cette question à lui seul, mais elle peut y contribuer.

A mon sens, il ne faut pas aborder cette lecture (comme d’autres lectures d’ailleurs) de manière scolaire. C’est un livre qui peut se lire en plusieurs fois, sur la durée, vers lequel on peut revenir si certains aspects nous échappent, etc. La lecture de ce type de livre ne devrait pas être un concours de celui qui comprendra le mieux tel ou tel aspect, mais devrait être une pratique collective, se matérialisant dans des échanges, des discussions et des critiques. Dans la préface du livre, je cite l’écrivain italien Franco Fortini qui écrivait en 1971 écrivait quelque chose qui, à mon sens, est fort juste :

« Parlons donc de ce comportement, en nous adressant à ceux qui n’ont que la "pratique sociale" à la bouche, comme si une telle pratique ne consistait qu’à distribuer des tracts à la sortie des usines ou à se battre avec les gendarmes. […] Décider d’écrire un article ou un livre, c’est de la pratique, et non un exercice de connaissance et de recherche intellectuelles […]. Participer à un colloque ou à une réunion, c’est de la pratique. Les soirées passées à faire de la conversation ou à se disputer ne sont pas des actes purs de l’esprit, mais des actions très pratiques. Elles ne sont pas à classer sous la catégorie indéterminée de l’existence, ni sous celle des opérations éminemment intellectuelles [6] . »

Rappelons, par ailleurs, que la séparation artificielle entre théorie et pratique – souvent accompagnée d’un anti-intellectualisme caricatural – est ce qui a participé à l’exclusion des non-blancs et des classes populaires de nombre de débats intellectuels.

De plus, la lecture de Marxisme noir participe, comme je l’écrivais plus haut, d’une discussion nécessaire avec d’autres traditions qui peuvent enrichir la pensée marxiste. J’espère donc que ce livre saura susciter les débats nécessaires, y compris (surtout ?) lorsque ceux-ci sont extrêmement critiques.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[2Un livre très intéressant sur cette question est celui de Jairus Banaji, Theory as History. Essays on Modes of Production and Exploitation, Chicago, Haymarket Books, 2011. Il y écrit notamment que « les transitions vers le capitalisme n’imitent pas simplement un modèle universel ou une séquencer fixée comme celui impliqué dans la généalogie canonique de la culture européenne (esclavage > féodalisme > capitalisme). Il y a nombre d’endroits du monde où les formes de capitalismes ont évolué sans les antécédents canoniques de l’esclavage et du féodalisme […]. » (p. 6)

[4Henri Lefebvre, La Pensée de Lénine, Paris, Bordas, 1957, p. 257.

[5Article disponible ici

[6Franco Fortini, « Les intellectuels : rôle et fonction » in F.Fortini, La Conscience aux extrêmes. Ecrits sur les intellectuels. 1944-1994, Caen, Nous, 2019, p. 64.
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