L’université, la dictature et les colonies

Coimbra 1969, quand les étudiants font trembler le régime

Carolina Quaresma

Coimbra 1969, quand les étudiants font trembler le régime

Carolina Quaresma

À la fin de la dictature salazariste (1933-1974), le mouvement étudiant au Portugal est rythmé par des moments de contestation et de mobilisation, plus ou moins intenses au sein des universités, appelés « crises étudiantes ». Parmi ces « crises », la plus marquante est sans doute celle de Coimbra, en 1969, véritable porte d’entrée du pays dans les « années 1968 » et signe avant-coureur de la Révolution de 1974.

[Ill. Marcelo Brodsky, Coimbra,1969, 2018]

Les colonies et l’université : deux piliers du régime de Salazar

Au début des années 1950, l’université portugaise est une institution fermée, élitiste et un outil du régime salazariste pour produire la future élite en assurant la formation de ses cadres et en servant de ciment idéologique. Pour cette raison, jusqu’au début des années 1960, il y a peu d’effervescence chez les étudiants, dont seulement une petite minorité est engagée, d’une façon ou d’une autre, dans la résistance clandestine à la dictature. 

Par ailleurs, les « Associações Académicas » (AA, « Associations Universitaires »), les fédérations d’associations étudiantes de chaque ville universitaire sont des relais du régime au sein du monde étudiant, sur le même modèle que les « syndicats » corporatistes qui encadrent le monde du travail, dans le secteur public comme dans le privé. L’enjeu majeur pour le régime, pendant ces années, c’est d’assurer une domination de la droite chrétienne conservatrice portugaise au sein de la direction des « Associações Académicas ». Cela est permis grâce à des associations étudiantes tel que le Centro Académico de Democracia Cristã (CADC, Centre Académique de Démocratie Chrétienne), association dont Salazar lui-même avait fait partie quand il était encore étudiant, dans les années 1910. 

Parallèlement, pendant la dictature salarizariste, le maintien des colonies devient vite un point central pour assurer la pérennité du régime. À la fin des années 1950, les mouvements de décolonisation vont toucher les colonies portugaises de manière plus intense. Le régime répond à la contestation dans ses colonies d’Afrique (Angola, Cabinda, Mozambique, Guinée, Cap-Vert, Sao Tomé-et-Principe) et d’Asie (Inde et Timor) en raidissant ses positions. En 1961, alors que l’Algérie est sur le point d’arracher son indépendance à la France, le Portugal, lui, se lance dans une guerre coloniale sur plusieurs fronts, brutale et sanglante, à la fois pour les populations colonisées mais également pour les conscrits qui sont appelés sous les drapeaux. La guerre coloniale va donc s’intensifier, avec un coût très fort pour Salazar, qui se retrouve de plus en plus isolé politiquement, y compris sur le plan international au sein du bloc occidental auquel il est fermement arrimé. Le dictateur va jusqu’à se revendiquer « orgulhosamente sós » (« orgueilleusement seul »), en 1965, lors d’un discours sur la guerre coloniale. Après son retrait du pouvoir, à l’âge de 79 ans, en 1968, son successeur, Marcelo Caetano, poursuit sur la même ligne.

L’accélération de la politisation du corps étudiant

À la fin des années 1960, le rejet de la guerre coloniale combiné à une pauvreté qui touche une grande partie de la population, l’absence de libertés et les échos des mobilisations soixante-huitardes à l’étranger, en France mais pas seulement, contribuent à une plus grande politisation du monde étudiant qui avait déjà connu une première « crise » en 1962. 

En 1962, sur la base du décret nº40.900 permettant une intervention quasi-totale du gouvernement de la dictature sur l’ensemble des associations étudiantes, Salazar avait en effet interdit des commémorations étudiantes qui devaient avoir lieu à Lisbonne cette année-là. Les étudiants, déjà opposés au décret, se mobilisent et déclarent alors un « Luto académico » (« Deuil étudiant »). Si ce terme employé c’est parce que l’usage du mot « grève » est interdit. Cette mobilisation est donc centrée autour des libertés associatives et a pour principal enjeu de permettre aux « Associações Académicas » de rester ouvertes, à une époque où le régime peine à conserver la main sur elles. La contestation de 1962 est marquée par les premiers affrontements entre une fraction de la jeunesse et l’appareil répressif d’État symbolisé notamment par la sinistre « PIDE » (« Polícia International e de Defesa do Estado », Police international et de défense de l’État), la police politique du régime salazariste. L’opposition, déjà visible en 1962, s’intensifie lors de la crise de 1969. 

Crise de 1969 - le début d’une opposition entre étudiants et régime

Le 17 avril 1969, Américo Tomás, président du Portugal entre 1958 et 1974 et homme de paille du salazarisme se rend à l’université de Coimbra en compagnie du ministre de l’Éducation, Armando Saraiva, et d’autres représentants du régime pour l’inauguration d’un nouveau site universitaire. 

Cette université est la plus ancienne du pays, ce qui la rend particulièrement importante et lui attribue un rôle central dans la formation des futurs cadres du régime salazariste. C’est d’ailleurs à Coimbra que Salazar, également appelé « le professeur » par ses partisans, avait enseigné. De plus, l’(« Associação Académica de Coimbra » (AAC , « l’Association Universitaire de Coimbra »), avait été fermée par Salazar lui-même lors de la crise de 1962. Elle est ré-ouverte en septembre 1963 mais avec une direction choisie par le régime. C’est en 1969 que, pour la première fois depuis sa réouverture, une direction est élue et non pas nommée par la dictature. Son tout nouveau président, Alberto Martins, se trouve alors parmi la foule d’étudiants. 

Pendant la cérémonie, Martins monte sur une chaise et demande au président de la République de prendre la parole afin de porter les revendications étudiantes : plus d’autonomie des associations étudiantes et la démocratisation de l’enseignement. En demandant la parole ce jour-là, Alberto Martins incarne toute une génération en rupture de ban avec la dictature et cette prise de parole va ouvrir l’une des plus sérieuses crises auxquelles le régime va être confronté sur son territoire métropolitain.

Face à la demande du président de la direction de l’AAC, Américo Tomás répond, gêné, que c’est au tour du ministre des Infrastructures de parler, puis met fin à la cérémonie, montrant l’isolement de la dictature vis-à-vis de la population. Les étudiants, en colère face à des représentants qui refusent de les écouter, se mettent à scander « Queremos falar ! Queremos falar ! » (« On veut parler ! On veut parler ! »). 

Le gouvernement de la dictature réagit à cet épisode, qu’elle considère comme une provocation, avec l’arrestation d’Alberto Martins le soir même par la PIDE. D’autres membres de la direction seront également arrêtés et interrogés et la direction de l’AAC sera suspendue. La crise de 1969 est alors lancée. 

Le durcissement de la mobilisation à Coimbra

Une manifestation est organisée le lendemain et celle-ci réunit 4 000 étudiants, à un moment où l’université compte 8 000 inscrits. Le mouvement connaît donc une très forte adhésion dès le début, ce qui inquiète le gouvernement qui cherche à l’arrêter par le biais de la répression et de la terreur. 

Le 22 avril 1969, huit étudiants, parmi ceux qui ont attiré plus l’attention pendant le début du mouvement, sont renvoyés de l’université, ce qui implique pour eux le départ à la guerre. Pendant la dictature, les étudiant sont en effet dispensés du service militaire, mais en cas d’exclusion ils y sont envoyés. En 1968 à quatre ans, la durée du service militaire passe à quatre ans, dont deux ans dans une des colonies. 

En renvoyant des étudiants, le régime utilise la guerre coloniale comme arme pour faire pression sur le reste des étudiants mobilisés contre le régime. La méthode avait déjà été utilisée auparavant, notamment lors de la crise de Lisbonne en 1962. 

Le régime entend faire un exemple avec les huit étudiants renvoyés de l’Université de Coimbra, mais cela cause l’effet inverse dans les rangs de leurs camarades. Ceux-ci refusent de céder aux pressions habituelles du régime. Le lendemain, un « Luto académico » en solidarité avec ceux renvoyés et emprisonnés est décrété lors d’une nouvelle Assemblée Générale.

La grève étudiante connaît une forte adhésion. Les cours sont transformés en débats pour questionner le contenu de l’enseignement supérieur, de plus en plus critiqué par les étudiants qui soulignent le fait qu’il sert uniquement les intérêts du régime. La réflexion porte aussi sur des questions extérieures à l’université, notamment la pauvreté chez une partie importante de la population. Lors de ces débats, la question coloniale trouve aussi sa place. À ce moment, l’impopularité de la guerre coloniale est généralisée mais elle ne s’exprime pas ouvertement au sein de la population. Les étudiants seront donc les premiers à porter une voix demandant la fin de la guerre dans les colonies.

Le 30 avril 1969, alors que le mouvement se poursuit, le ministre de l’Éducation, réitère ses menaces, tentant une nouvelle fois d’intimider les étudiants afin de mettre fin à la mobilisation. Mais c’est à nouveau un échec puisque, le lendemain, l’assemblée générale atteint 5 000 participants et vote une grève aux examens. Lors de cette Assemblée on note la présence de professeurs. Les corps enseignant, plus encore à l’université de Coimbra, est à l’image du régime. Il n’y a guère de place en son sein pour les critiques du salazarisme. La participation des enseignants, aux AG, en 1969, est un autre symptôme du mécontentement de plus en plus généralisé vis-à-vis de la dictature, mais également de la politisation de certains qui manifestent leur volonté de lutter pour une université plus ouverte aux côtés des étudiants. 

Le régime, aux abois, décrète alors la fermeture de l’université le 6 mai. Mais la grève aux examens, qui commence le 2 juin, connaît tout de même une adhésion quasi-totale malgré l’occupation de la ville par des forces de sécurité qui la quadrillent. Les étudiants bénéficient du soutien tacite de la population, sur place, mais la jonction ne se fait pas. Malgré le succès de la grève des examens, la pause estivale, l’incarcération de plusieurs dirigeants du mouvement et la répression ont raison du mouvement qui prend fin véritablement en octobre 1969. Désormais, néanmoins, le divorce entre le monde étudiant et le régime est manifeste. Par ailleurs, face à l’incapacité du ministre de l’Éducation ainsi que du Président et du Vice-Président de l’université de Coimbra à mettre fin à cet épisode, les trois démissionnent.

Lors de sa prise de fonction, le nouveau président de l’Université apparaît avec un discours plus libéral et se voit contraint d’accepter certaines des revendications. Parmi elles, l’amnistie d’Alberto Martins, la fin des conseils de discipline contre les étudiants qui s’étaient mobilisés et surtout le retour des étudiants qui avaient été enrôlés dans les forces armées par mesure de rétorsion.

La crise de 1969 ne permet donc pas la démocratisation de l’université demandée initialement, et encore moins la démocratisation des institutions portugaises de l’époque. Elle marque néanmoins le début d’un mouvement étudiant qui reste en confrontation et en tension avec le régime jusqu’à sa chute en 1974. 

L’élargissement des revendications, un point central de la crise de 1969

Jusqu’à la crise de 1969, les étudiants se mobilisent surtout sur des questions proprement universitaires, en particulier les libertés associatives ; c’est le cas lors de la crise de 1962. En 1969, les revendications s’élargissent à des problèmes socio-économiques, montrant combien l’université, y compris un établissement aussi prestigieux que l’Université de Coimbra, peut être une caisse de résonance des contradictions qui traversent l’ensemble de la société. On le voit notamment avec le slogan « Uma universidade Nova para um Portugal Novo » (« Une université nouvelle pour un Portugal nouveau »), qui conteste l’idée même de « l’Estado Novo » revendiquée par Salazar pour justifier sa dictature. 

Les mobilisations étudiantesqui ont eu lieu contre la guerre du Vietnam, aux États-Unis et contre une université au service du patronat, en France et en Europe de l’Ouest, au cours de l’année précédente, alimentent les débats et accélèrent les phénomènes de politisation au sein du monde étudiant où vont se former les militants et les militantes qui, quelques années plus tard, vont être à l’origine d’un fort renouveau de la gauche révolutionnaire au Portugal.

Lors de la crise en 1969, en s’opposant ouvertement à la dictature, en mettant sur la table la question anticoloniale, et en commençant à thématiser la question sociale, les étudiants de Coimbra vont rompre pour la première fois au Portugal avec l’idée qu’ils sont un corps isolé et une élite déconnectée du reste de la société. 

On assiste au Portugal à un regain de chauvinisme et de militarisme, comme ont pu le montrer les déclarations de Gouveia e Melo, chef d’état-major de l’armée portugaise, qui propose de réfléchir au retour en place d’un service militaire obligatoire. Face à la crise du logement, de l’inflation, de la montée de l’extrême droite, le mouvement étudiant au Portugal n’est pas silencieux, pas davantage qu’il ne l’est par rapport au génocide en cours à Gaza. Une façon également de dire que cinquante ans après la Révolution des œillets, cette crise étudiante de 1969 est plus actuelle que jamais.

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