Un conflit sans fin ?

La libération nationale des Palestiniens et l’inachèvement des révolutions arabes

Pierre Reip

La libération nationale des Palestiniens et l’inachèvement des révolutions arabes

Pierre Reip

La violence extrême du conflit israélo-palestinien et la dévastation produite par l’invasion israélienne de la bande de Gaza suite à l’opération du 7 octobre sont en tous points déconcertants. Face à ce qui apparaît comme une impasse insurmontable résultant de 75 années de guerre tantôt larvée, tantôt ouverte et de l’extension constante de l’emprise coloniale israélienne, une prise de recul analytique s’impose. De même qu’il est impossible de comprendre la situation actuelle sans remonter bien avant octobre 2023, nulle réelle solution politique n’est envisageable si l’on ne desserre pas la focale. Comme l’ont toujours défendu les trotskystes palestiniens, la cause palestinienne est indissociable de la révolution arabe. L’anomalie historique que constitue la persistance du fait colonial en Palestine est aussi une des conséquences de l’inachèvement des vagues révolutionnaires qui ont traversé le monde arabe. Face aux louvoiements et aux échecs des directions historiques du mouvement palestinien, une issue durable et complète à la lutte de libération palestinienne et arabe n’est possible que si le prolétariat de Palestine et du Moyen Orient impose ses méthodes d’action et son programme, en alliance avec les secteurs résolument anticolonialistes d’Israël et du reste du monde. Penser l’avenir implique de sortir du pur présent de l’info en continu via un retour critique sur le passé.

L’Etat d’Israël, une aberration historique

L’Etat d’Israël tel qu’il existe aujourd’hui - et non pas seulement le gouvernement de coalition d’extrême droite conduit par Benjamin Netanyahu - est une aberration historique. La genèse de l’Etat d’Israël ne remonte pas à la Shoah, bien que cet inqualifiable génocide perpétré sur le « vieux continent » par des Etats européens et que la persistance de l’antisémitisme dans l’Europe d’Après-guerre, aient poussé de nombreux survivants juifs à chercher leur salut dans la constitution d’un Etat juif en Palestine et par la suite dans l’émigration vers Israël. Comme les Etats-Unis ou l’Afrique du Sud, l’Etat d’Israël est né d’un projet colonial. Il n’est pas rare que des groupes ou populations persécutées cherchent refuge en dehors du pays où ils sont nés, se transforment en colons et entrent en conflit avec les populations autochtones. C’est le cas, dans un sens, des puritains britanniques en direction de la côte Est de ce que sont aujourd’hui les Etats Unis, des huguenots français qui, après la révocation de l’Edit de Nantes, contribuèrent à la colonisation de ce qui serait, par la suite, l’Afrique du sud ou encore des Juifs européens qui se sont installés en Palestine dès la fin du XIXe siècle. La question coloniale est loin d’être entièrement résolue aux Etats-Unis, Etat qui s’est constitué sur la traite transatlantique et dont l’extension territoriale a été accompagnée par un long génocide contre les peuples autochtones. La question n’est pas davantage résolue en Afrique du Sud, dont la constitution comme Etat a été accompagnée par une longue suite de guerres et de massacres. C’est ce que montrent, notamment le mouvement Black lives matter et les mobilisations contre l’apartheid social en Afrique du sud.

À la suite du mouvement des droits civiques et du mouvement contre l’apartheid, la ségrégation a été supprimé aux Etats Unis et en Afrique du Sud (de même que les bantoustans , dans ce dernier cas), respectivement au cours des années 1960 et en 1991. Ils persistent cependant dans l’Etat d’Israël, dont la politique coloniale et d’apartheid n’a fait que se renforcer au cours des trois dernières décennies, celles qui se sont ouvertes avec la signature des Accords d’Oslo entre le gouvernement travailliste de l’époque et la direction historique du mouvement palestinien, en la personne de Yasser Arafat. Cette situation est le résultat de l’impasse et de l’illusion de la solution à deux Etats qu’a suivi l’OLP (Organisation de libération de la Palestine), une « solution » qui n’en n’a jamais été une et qui, à l’inverse, a ultérieurement bloqué le droit au retour des Palestiniens, ne garantit aucune viabilité territoriale de la Palestine pas plus qu’elle ne prévoit Jérusalem-Est comme sa capitale et consolide, à l’inverse, la fragmentation de plusieurs entités entre Cisjordanie et Gaza – cette même bande de terre que Netanyahu entend, aujourd’hui, réoccuper militairement. Cet état de fait est également le résultat plus structurel de l’inachèvement des processus révolutionnaires arabes, débutés dans l’entre-deux-guerres, poursuivis au cours de la période des décolonisations et prolongés dans les années 1960 et 1970 puis, plus récemment, lors du mouvement révolutionnaire qualifié improprement de « printemps arabe » et qui a été tué dans l’œuf avec la participation active des puissances impérialistes, accompagnés dans le cas de la Syrie et du Yémen par celle d’autres acteurs régionaux, fers de lance de la contre-révolution armée au Proche et Moyen Orient (Turquie, Iran et Arabie Saoudite).

Si par certains aspects l’Etat d’Israël peut rappeler les Etats-Unis et l’Afrique du Sud, il en diffère profondément en ce qu’il s’est heurté à un mouvement de décolonisation qui dépassait de loin les frontières de la Palestine mandataire : le mouvement de libération des peuples arabes. Les Etats arabes actuels sont en effet le résultat de la politique de dépeçage de l’ancien Empire ottoman par les puissances impérialistes victorieuses de la Première guerre mondiale et dont les accords Sykes-Picot entre la France et le Royaume-Uni ont été un jalon important . Dans le cas précis de la Palestine mandataire, l’entreprise coloniale que constitue le sionisme a été soutenue et appuyée par l’impérialisme britannique, qui avait auparavant soutenu les velléités d’indépendance arabe contre l’Empire ottoman. Dès le début, donc, que ce soit lors de la Grande révolte arabe de 1936-1939 en Palestine mandataire contre le colonialisme et l’immigration sioniste, lors du plan de partition onusien de 1947, puis lors de tous les conflits israélo-palestiniens successifs (1948, 1967 et 1973, notamment), la question palestinienne déborde largement les strictes frontières de ce qui aurait dû ou pu être un Etat palestinien et se transforme en un drapeau pour l’ensemble du monde arabe, notamment au sein des classes populaires. Cela n’est pas uniquement dû à une question d’unité culturelle et linguistique, mais plutôt au fait que la question palestinienne est, avant même d’être confrontée au sionisme, une question de lutte de libération anticoloniale paradigmatique dans une région qui a été morcelée sur l’autel des intérêts impérialistes et, accessoirement, de ceux des majors pétrolières anglo-étatsuniennes.

L’inachèvement des révolutions arabes

Comme en Afrique, les frontières nées de la mainmise coloniale sur le Proche et Moyen Orient constituent un obstacle à l’unification du prolétariat et des masses populaires du monde arabe, qui se retrouvent toujours divisés dans des frontières nationales qu’ils n’ont pas choisis, mais qui demeurent et dont les Etats arabes d’aujourd’hui sont les gardiens. Une fois passées les indépendances, les régimes réactionnaires mis en place par les anciennes puissances coloniales (dont les monarchies jordanienne, iraquienne, monarchies et principauté du Golfe) mais également les partis nationaux bourgeois au pouvoir ou qui accéderont par la suite au pouvoir dans les Etats arabes ont activement œuvré à maintenir étanches les frontières nationales qui divisent le prolétariat des pays arabes et ce en dépit des espoirs qu’avait pu susciter le panarabisme et les expériences avortées d’unification sous Nasser entre 1958 et 1961. Dans le cas précis des Palestiniens, l’action des Etats arabes, qu’il s’agisse de ceux dirigés par des régimes conservateurs et réactionnaires ou par des gouvernements se proclamant « socialistes », a été, dans le meilleur des cas, une simple posture soi-disant solidaire soit, généralement, une politique criminelle. Le dépeçage des territoires de Gaza et de Cisjordanie par la Jordanie et l’Egypte, après la partition et jusqu’en 1967, la politique raciste et discriminatoire à l’égard des millions de réfugiés de 1948, 1967 et 1973 en Jordanie, Syrie et Liban, la complicité avec les puissances impérialistes pour corseter voire même briser toute expression de gauche du mouvement national palestinien, le massacre de Septembre noir, perpétré par Hussein de Jordanie en 1970, les massacres de Sabra et Chatila en 1982 par les phalangistes libanais alliés à Tsahal ou encore la politique de division et de répression du mouvement palestinien par la Syrie des Al-Assad en témoigne. Comme le soulignait avec insistance Trotsky dans ses thèses 2 et 3 sur la révolution permanente, « pour les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes. Non seulement la question agraire mais aussi la question nationale assignent à la paysannerie, qui constitue l’énorme majorité de la population des pays arriérés, un rôle primordial dans la révolution démocratique. Sans une alliance entre le prolétariat et la paysannerie, les tâches de la révolution démocratique ne peuvent pas être résolues ; elles ne peuvent même pas être sérieusement posées. Mais l’alliance de ces deux classes ne se réalisera pas autrement que dans une lutte implacable contre l’influence de la bourgeoisie libérale nationale. »

Si dans les Etats arabes très urbanisés d’aujourd’hui, la paysannerie n’a plus la place qu’elle avait naguère, la question de l’union du prolétariat avec d’autres couches sociales subalternes, à commencer par les pauvres et la grande masse des exclus des villes, se pose toujours. Il en va de même vis-à-vis de la nécessaire délimitation avec les forces de la bourgeoisie nationale qui a démontré, au fil du siècle passé et des deux premières décennies du XXI° son incapacité à défendre conséquemment un projet d’unité et anti-impérialiste pour le monde arabe. C’est en partie parce que les mouvements de décolonisation du monde arabe - qui avaient pourtant une véritable base populaire - ont été kidnappés par des nouvelles bourgeoisies nationales kleptocrates, que les Etats arabes se trouvent toujours dans une situation de dépendance et sous des régimes autoritaires dans lesquels l’armée et les forces de sécurité jouent toujours un rôle très important, bien souvent avec l’appui des anciennes puissances coloniales, sous couvert de « coopération militaire » française au Maroc, en Tunisie et en Algérie notamment ou étatsunienne en Egypte.

Plus largement, la question palestinienne, qui est au cœur du processus de fragmentation de l’espace arabe post-ottoman en une multitude d’Etats indépendants plus ou moins fantoches pour mieux servir les intérêts impérialistes, demeure indissolublement liée à l’inachèvement des révolutions arabes. Le peuple palestinien est un produit du colonialisme, de même que le peuple jordanien, syrien, irakien ou libanais. Mais s’ils restent dépendants économiquement et dans une certaine mesure des semi-colonies, tous les peuples arabes à l’exception des Palestiniens ont accédé à une indépendance formelle des anciennes puissances coloniales. Et ce, entre le moment de la décolonisation immédiatement postérieur à la Seconde guerre mondiale, également appelé deuxième vague révolutionnaire après celle de la fin des années 1930, et au plus tard entre la fin des années 1960 et le début des années 1970 pour les dernières enclaves coloniales britanniques de la péninsule arabique. Une situation à proprement parler coloniale ne persiste plus qu’en Palestine. C’est en cela qu’il s’agit d’une anomalie, qui s’explique en grande partie par le soutien continu dont a bénéficié l’Etat d’Israël de la part des puissances occidentales, mais aussi par la persistance du fait semi-colonial dans le reste du monde arabe. C’est la raison pour laquelle lors de tous les processus révolutionnaires de la seconde moitié du XX° et, plus récemment, dans les années 2011, la question palestinienne a été portée de façon concomitante à toutes les poussées remettant en cause les régimes autoritaires ou réactionnaires arabes.

Si la vague révolutionnaire de 2010-2011 était allée jusqu’au bout elle aurait dû rebattre les cartes au Moyen Orient et apporter une solution au conflit israélo-palestinien. L’absence d’organisation révolutionnaire de masse et l’ingérence impérialiste ont grandement facilité le triomphe de la contre-révolution qui a pris des formes diverses, dont celle du retour du régime militaire en Egypte et de la guerre civile en Syrie, au Yémen et en Libye.

L’échec de la solution à deux Etats, la montée des groupes islamistes et le 7 octobre

Loin de constituer un véritable Etat, les enclaves de Gaza et de Cisjordanie se trouvent depuis des années dans une situation intolérable, tant du point de vue social et économique que du point de vue des droits humains les plus élémentaires. Leurs populations sont otages du régime colonial d’apartheid d’Israël soutenu tantôt ouvertement tantôt en sous-main par les puissances occidentales, et ce, en dépit des sempiternelles et inefficaces résolutions du conseil de sécurité des Nations Unies.

Les organisations islamistes telles que le Hamas et le Jihad islamique ont gagné en popularité et acquis à Gaza une véritable assise populaire à la suite de la capitulation de l’OLP dans les accords d’Oslo de 1993, de l’échec de la solution à deux Etats et de l’accentuation de la colonisation israélienne dénoncée y compris par le conseil de sécurité des Nations Unies. La croissance des mouvements islamistes palestiniens à partir des années 1990 s’explique par la faillite de la direction nationale historique du mouvement palestinien face à laquelle elles ont opposé un nationalisme intransigeant, mais aussi en partie parce qu’elles proposent un projet politique allant au-delà du strict cadre national et englobant tout le monde musulman et ce alors que la « grande cause arabe » a été abandonnée par ses directions politiques nationalistes historiques, soit parce que disparues, soit parce que reconverties à la kleptocratie néolibérale, et généralement inféodées aux diktats des puissances impérialistes.

En ce sens, les directions islamistes, en Palestine comme ailleurs dans le monde arabo-musulman, ont rempli un vide et ont été investies par certaines fractions des classes populaires comme un relais d’une aspiration auparavant incarnée par les nationalistes ou la gauche arabe. Créé au cours des années 1980 sous la houlette des Frères musulmans, conçu dans un premier temps comme un mouvement strictement quiétiste, prônant la réislamisation de la société palestinienne sous une forme rigoriste - et à ce titre appuyé et financé, de longues années par Israël, le Hamas n’est réellement fondé qu’au cours de la première Intifada, en 1988, de même que sa branche militaire, à l’instar des autres organisations palestiniennes. Tirant profit des reculades de l’OLP et du Fatah, se posant en défenseur d’une ligne dure, notamment par la multiplication d’attentats-suicides dans la seconde moitié des années 1990, s’appuyant sur le sentiment d’échec dérivant des accords d’Oslo et de l’assujétissement, en dernière instance, de l’Autorité palestinienne à l’agenda sioniste, le Hamas se renforce, notamment dans son fief, à Gaza, jusqu’à remporter les élections locales, en 2006. Dès lors, dans un mouvement parfois contradictoire, mêlant pression sur ses soutiens régionaux (au premier rang desquels l’Iran et le Qatar), soit pour rehausser le niveau de confrontation avec Israël, soit pour relâcher la tension, dans le but d’être reconnu comme le représentant politique du micro-proto-Etat de la bande de Gaza et, potentiellement, de remplacer le Fatah au sein de l’ANP, le Hamas a toujours été parcouru de plusieurs lignes. Gouvernement tout à fait capitaliste, à Gaza, co-gérant l’aide internationale, onusienne et arabe, organisant la survie de la population, mais également mouvement de résistance se prévalant d’une intransigeance absolue sur la question nationale là où l’ANP et le Fatah n’ont fait que dévaler la pente des compromissions et des reculs, le Hamas est confronté à une situation plus complexe au cours des dernières années, y compris vis-à-vis de la jeunesse gazaouie et cisjordanienne, moins encadrée qu’auparavant après l’échec des « marches du retour » du printemps 2018.

Face au durcissement de l’emprise coloniale israélienne, son appareil militaire a fait le choix d’engager une offensive inédite le 7 octobre mêlant objectifs militaires, du point de vue de ce qui constitue historiquement la résistance à l’occupant, à des cibles ne l’étant absolument pas. Quoi que puisse dire la propagande israélienne, relayée par les déclarations des chancelleries occidentales, Paris en tête, à partir des méthodes et modes opératoires utilisés pendant l’offensive du 7 octobre, comparée tour-à-tour au 11 septembre ou aux attentats du 15 novembre 2015 à Paris, le Hamas, Daech et Al Qaida sont des organisations foncièrement différentes, bien que toutes trois islamistes. Daech et Al Qaida n’ont aucune assise populaire, quand bien même l’absence d’élection et de tout cadre démocratique du fait du contexte colonial empêche de mesurer exactement le degré de soutien du Hamas à Gaza et ailleurs dans les territoires. Par ailleurs, Daech et Al Qaida ne reposent sur aucun fait national délimité, bien que Daech ait voulu se faire le porte-voix des arabes sunnites en Irak et en Syrie dans le cadre d’une politique de guerre civile religieuse et sectaire à contre-courant de toute logique nationaliste d’unification de la nation opprimée contre l’occupant et ses relais locaux. Le projet politique du Hamas s’inscrit dans le cadre d’un mouvement de libération nationale face à une situation coloniale qui perdure et dont il est aussi le reflet de la persistance et de l’aggravation dans le temps. Si l’OLP a failli en tant que direction historique du mouvement national palestinien, l’offensive du 7 octobre et ses suites révèlent également les objectifs politiques du Hamas, ses contradictions et ses impasses.

L’organisation, ou du moins sa branche militaire, qui aurait pris de cours ceux qui à Gaza envisageaient en 2017 l’éventualité d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967 a conçu cette opération dans le but de démontrer sa capacité offensive, 50 ans après la guerre de 1973 et son aptitude à mettre en crise un complexe militaro-industriel surpuissant et subventionné à des niveaux difficilement imaginables par les Etats-Unis. L’opération a pris l’Etat israélien par surprise, a déjoué ses dispositifs de défense très sophistiqués et a rappelé que la sécurité des Israéliens ne pouvait être assurée dans le cadre d’une situation coloniale. Elle n’a cependant permis en rien de modifier au plan stratégique la situation dans laquelle se trouve le mouvement de libération national palestinien et elle est ainsi, dans une certaine mesure, un aveu d’impuissance. En dépit d’une longue préparation militaire, le Hamas n’a pas de véritable plan politique pour sortir du statu quo et du cercle infernal dans lequel il est enferré depuis au moins 2008. Ces dernières années, à l’approfondissement de la colonisation israélienne et à la perduration du régime d’apartheid et son lot d’humiliations, répondaient de façon cyclique des tirs de roquettes du Hamas, auxquelles l’armée israélienne ripostait par des bombardements intensifs. Le Hamas est aujourd’hui pris dans un engrenage dont il tente de sortir par un raccourci purement guerrier et djihadiste, qui est lui-même le fruit de ses échecs sur le plan diplomatique et politique. Si la journée du 7 octobre est une opération bien plus complexe qu’un attentat suicide, elle n’en demeure pas moins une offensive extrêmement aventuriste, un échec au plan militaire et politique, qui révèle en creux un parti aux abois et sans solution.

Isolées de toute mise en mouvement révolutionnaire des masses à Gaza, en Cisjordanie occupée, dans l’Etat d’Israël, dans le monde arabe et dans la diaspora, les actions armées du Hamas, ont peu de chances de faire avancer qualitativement la cause palestinienne. L’aventurisme, les exactions et massacres du Hamas contre des civils sont à la hauteur de l’impasse qu’il constitue pour la cause palestinienne. Le Hamas, parce qu’il ne s’appuie pas sur le prolétariat arabe d’Israël et de la région, parce qu’il agit comme un repoussoir pour les secteurs de l’Etat d’Israël qui pourraient s’opposer à la colonisation, parce qu’il ne porte pas de véritable programme social et démocratique, parce qu’il ne s’appuie que sur la lutte armée, la rhétorique djihadiste et la recherche de soutiens avec d’autres Etats du Moyen Orient eux aussi profondément contre-révolutionnaires comme la Turquie ou l’Iran, parce qu’il est en un mot un mouvement national islamiste radical petit bourgeois, est incapable de résoudre, et retarde même considérablement la résolution des tâches sociales, démocratiques et de libération nationale auxquels font face les Palestiniens. Une autre direction politique, qui ne soit ni celle de l’OLP capitulard et kleptocrate, ni celle du Hamas, mais à même de s’appuyer sur les masses prolétaires arabes et de la région et de porter les méthodes du mouvement ouvrier est plus que jamais nécessaire.

Mobilisations et horizon révolutionnaire

Si la cause palestinienne est aujourd’hui dans une impasse, une reprise des processus révolutionnaires arabes gelés pourrait changer la donne, contrairement à l’immixtion des Etats voisins ouvertement contre-révolutionnaires comme l’Egypte d’Al Sissi ou l’Iran de Khamenei, qui ne veulent d’ailleurs pas mettre un pied dans le bourbier israélo-palestinien et craignent plus que tout de devoir faire face aux Etats-Unis qui ont déployé des navires de guerre au large d’Israël pour être prêts à porter secours à leur meilleur allié dans la région. Les bombardements israéliens sur la bande de Gaza, les déplacements forcés de population, l’opération terrestre en cours, et ce que le haut fonctionnaire des Nations Unies Craig Mokhiber et de nombreux experts nomment un génocide, ont suscité des manifestations massives de par le monde, qui sont une véritable source d’espoir pour les Palestiniens. Ces manifestations de solidarité avec la cause palestinienne tranchent avec celles des dernières années par leur nombre. On assiste sans doute au mouvement anti-guerre le plus important depuis l’invasion de l’Irak en 2003. Les chiffres de 2 millions de manifestants à Jakarta ont été relayés par de nombreux médias, la chaine israélienne I24 News évoque le chiffre d’un million de participants au rassemblement du 28 octobre à Istanbul. La presse évoque également des « manifestations monstres » au Maroc et entre 300 000 et 800 000 manifestants le 11 novembre à Londres. À Amman en Jordanie, les manifestations sont également massives et fréquentes. Même en Egypte, où manifester est interdit, des rassemblements revendicatifs ont eu lieu, pour la première fois depuis le massacre de la place Rabia du 13 et 14 août 2013 survenu peu après le coup d’Etat d’Al Sissi du 3 juillet 2013.

Ces mobilisations sont encore très éloignées de toute perspective à proprement parler révolutionnaire, et l’échec de la vague de 2011 a certainement suscité un très grand scepticisme quant aux capacités des révolutions à résoudre les questions démocratiques, sociales et de libération nationale. Il est en outre difficile de bien connaître aujourd’hui l’état d’esprit de la population au Moyen Orient, car dans de nombreux pays, et tout particulièrement en Egypte, le plus peuplé des pays arabes, la recherche est empêchée, comme le rappelle l’assassinat du doctorant italien Giulio Regeni le 25 janvier 2016 pour lequel les services d’intelligence égyptiens sont très fortement soupçonnés. Il est néanmoins certain que le mécontentement est généralisé dans les pays arabes, face à l’inflation, aux régimes autoritaires et à des pays impérialistes de plus en plus contestés. Même si elle peut sembler lointaine voire même inenvisageable du fait du triomphe de la contre-révolution militaro-sécuritaire, la révolution prolétarienne demeure à terme le seul moyen, pour les populations du monde arabe et du Moyen Orient en général, de sortir du cycle infernal dans lesquelles elles sont enferrées depuis de si longues années. Elle demeure l’horizon indépassable de tout projet émancipateur. En cela, il ne faut pas penser la mobilisation contre la guerre, la lutte de libération nationale palestinienne et la perspective de la révolution prolétarienne comme des voies séparées. Elles peuvent et doivent au contraire s’entretenir l’une l’autre. Le prolétariat du monde arabe et de la diaspora, en alliance avec tous les secteurs qui à l’échelle internationale sont prêts à le soutenir, peut amener une solution et il doit prendre la direction de la cause arabe dans son ensemble. L’aberration historique du conflit israélo-palestinien est le résultat de l’inachèvement des révolutions arabes et de l’absence de direction internationale révolutionnaire du mouvement ouvrier. Plus que jamais les masses du monde arabe ont besoin d’organisations politiques ouvrières à même de pouvoir défendre un programme social et démocratique révolutionnaire, pour l’ensemble des peuples arabes divisés par des frontières coloniales comme pour le peuple palestinien emmuré et qui aspire à sortir de l’enfer dans lequel il se trouve. Une solution existe au conflit actuel : un Etat laïque en Palestine où juifs et arabes pourraient vivre en paix quelle que soit leur confession, dans le cadre d’une fédération socialiste au Moyen Orient.

Illustration : Shady Alassar, Parkour à Gaza, 2011

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