« Que la montagne est belle »

Le protectionnisme utopique

Suzanne Icarie

Le protectionnisme utopique

Suzanne Icarie

Sorti en plein mouvement de révolte des agriculteurs, La Ferme des Bertrand est un film attachant, en dépit de son horizon politique limité.

[Ill. Georges Seurat (1859 - 1891), « Homme à la houe », vers 1882, National Gallery of Art, Washington]

Une fresque sociale réussie

Devant La Ferme des Bertrand, documentaire de Gilles Perret sorti en salles le 31 janvier dernier, il est difficile de bouder son plaisir. En écrivant un film dont la structure suit le cycle des saisons tout en multipliant les allers-retours entre trois époques (1972, 1997 et 2022), le réalisateur et sa co-scénariste Marion Richoux ont trouvé une forme qui permet de présenter de manière frappante et nuancée cinquante ans de transformations des campagnes françaises.

La réussite est d’autant plus grande que G. Perret a fait le choix de se concentrer sur une seule exploitation agricole familiale : la ferme des Bertrand, celle-là même qui donne son titre au film. Installée à Quincy en Haute-Savoie, elle s’étend sur soixante hectares, est dédiée à l’élevage de vaches laitières et insérée dans des filières coopératives débouchant sur la production de Reblochon.

Toutes issues de la même famille, les trois générations d’exploitants agricoles qui se succèdent à l’écran poursuivent une stratégie commune : moderniser leur ferme sans multiplier le nombre des associés et sans recourir au salariat agricole. Le spectateur marxiste un peu pédant serait tenter de déclarer que, comme toutes les autres exploitations agricoles familiales françaises, les Bertrand se sont confrontés à la problématique de la reproduction de leurs conditions de production [1] alors que l’intégration régionale et internationale de l’économie française n’a fait que se renforcer depuis les années 1960. En 1957, l’adhésion de la France à la Communauté économique européenne a en effet mis fin à 90 ans de législation protectionniste en France. Alors que la Troisième République (1870-1940) avait cherché à s’attacher les petits propriétaires des villes et des campagnes en les protégeant partiellement des effets de la « première mondialisation [2] », la Cinquième République née en 1958 va au contraire promouvoir, dans l’agriculture comme dans l’industrie, un programme de modernisation et de concentration des entreprises.

En se concentrant sur une production bénéficiant d’une appellation d’origine protégée (AOP) et en faisant le choix de réinvestir systématiquement leurs excédents dans des équipements mécaniques et informatiques, les Bertrand apparaissent en 2022 comme des agriculteurs qui ne sont pas à plaindre : ils déclarent eux-mêmes que leur lait, produit de manière extensive et respectueuse de la nature et de la biodiversité, est correctement rémunéré.

Ni en marge de la modernité, ni surendettés et dépendants de l’agrobusiness, les Bertrand se distinguent donc de la plupart des personnages d’agriculteurs qui ont peuplé les écrans français au XXIe siècle. Dans le domaine du cinéma documentaire, la thématique de la « fin des paysans » a longtemps dominé : c’est par exemple le cas dans la trilogie que Raymond Depardon a consacrée à des Profils Paysans en 2001, 2005 et 2008. Les films de fiction mettant en scène des agriculteurs broyés par le système agro-industriel ont eux eu tendance à se multiplier depuis la deuxième moitié des années 2010. Dans deux registres différents, on peut citer le nerveux Petit Paysan d’Hubert Charuel (2017) et le plus mélodramatique Au nom de la terre d’Edouard Bergeron (2019). Des productions comme Normandie nue (2018) et Roxane (2019) suggèrent même que l’agriculteur-prêt-à-tout-pour-échapper-à-la-faillite est en passe de s’imposer comme un archétype comique dans le paysage cinématographique français.


La modernisation de l’(auto)exploitation

En juxtaposant des images tournées en 1972, 1997 et 2022, La Ferme des Bertrand montre comment cette réussite économique familiale a eu pour condition une accumulation de travail qui a par moments confiné à l’autoexploitation. Filmés en 1972 par le documentariste Marcel Trillat, les trois frères Bertrand qui ont pris la décision de moderniser la ferme déclarent face caméra qu’ils ne se versent pas de salaire et réinvestissent la totalité de leurs revenus dans la mécanisation de leurs moyens de production.

Si la notion d’autoexploitation est a priori une contradiction dans les termes, elle permet, selon le sociologue du travail Pablo López Calle, d’analyser pourquoi certains acteurs économiques se contraignent à intensifier leur travail, alors même qu’ils ne sont pas exploités dans le cadre d’une relation salariale [3]. Dès 1925, dans une étude sur l’organisation de l’économie paysanne [4], l’économiste soviétique Alexandre Chayanov nommait « autoexploitation » le travail supplémentaire que les petits paysans propriétaires étaient prêts à effectuer pour rester indépendants dans l’organisation de leur travail, tout en étant en mesure d’acheter des produits contenant plus de capital que les produits agricoles (par exemple, des machines agricoles).

En 2022, force est de constater que le choix des Bertrand d’investir systématiquement dans les nouvelles technologies n’a pas totalement supprimé la pénibilité inhérente au travail agricole. Alors qu’elle s’apprête à prendre officiellement sa retraite en 2023, Hélène, qui appartient à la deuxième génération des Bertrand, confie qu’elle n’a « plus de mains et plus de dos ». Son mari et associé, Patrick, est mort précocement. C’est aussi le cas de deux de ses trois oncles à la suite desquels il avait repris la ferme avec Hélène en 1997 : Jean et Joseph Bertrand sont morts avant de pouvoir profiter de leur retraite et de la maison qu’ils avaient bâtie pour leurs vieux jours de paysans célibataires. Seul demeure leur frère André qui continue, en 2022, de faire l’éloge du progrès agricole et se moque des « écolos » qui le critiquent. Voudraient-ils en revenir aux conditions de travail misérables que connaissait la paysannerie française au sortir de la Seconde Guerre mondiale ?

Quant à Marc et Alex, respectivement fils et gendre d’Hélène et membres de la troisième génération des Bertrand, ils envisagent de remplacer leur associée bientôt retraitée par un robot de traite automatisé. Si le vieil André approuve cette initiative et loue la maîtrise des machines que possèdent les deux jeunes hommes, il regrette que ses successeurs « ne touchent » jamais « les manches » d’outils, dédaignant le travail manuel pour les cabines de tracteurs et les écrans d’ordinateurs de la salle de traite informatisée.

Cette dernière remarque d’André permet d’expliciter deux mutations du travail agricole finement décrites dans La Ferme des Bertrand. Premièrement, en agriculture comme dans les autres domaines, la mécanisation du processus de travail n’est pas nécessairement un facteur de déqualification : si, comme les Bertrand, les travailleurs conservent la propriété des machines, ils peuvent même y trouver subjectivement leur compte [5].

Deuxièmement, il faut plusieurs générations pour que la mécanisation du travail conduise à l’émergence d’un nouveau rapport au temps. Dans un article de 1967 intitulé Temps, discipline du travail et capitalisme industriel [6], l’historien marxiste britannique E. P. Thompson avance qu’il a fallu trois générations de travailleurs en usine avant que les ouvriers britanniques abandonnent les habitudes temporelles caractéristiques des sociétés préindustrielles et se plient à la discipline horaire exigée par les (propriétaires des) machines de la grande industrie. Dans le domaine de l’agriculture mécanisée, la famille Bertrand semble confirmer cette intuition thompsonienne des trois générations. Malgré la modernisation de leur exploitation, le temps d’André, Jean et Joseph Bertrand est demeuré « orienté par la tâche ». La durée de leur journée de travail varie très fortement d’une saison à l’autre et ils déclarent en 1997 ne pas ressentir le besoin d’avoir des « loisirs » ou de partir en vacances. Au contraire, l’installation d’un robot de traite à la ferme en 2023 est justifiée par la volonté de Marc et d’Alex d’avoir la possibilité occasionnelle de commencer une heure plus tard ou de partir une semaine en congé avec leurs familles.

Un horizon politique limité

Si La Ferme des Bertrand n’était pas sorti pendant la semaine durant laquelle la mobilisation des agriculteurs français était à son comble, il aurait été possible d’apprécier ce documentaire pour ce qu’il est : une chronique sociale et familiale bien menée et qui ne prétend pas donner des outils pour résoudre le malaise agricole en France. Interrogé par de nombreux médias, G. Perret a cependant fait le choix de préciser les implications politiques de son documentaire et c’est avec ses réponses qu’il est tentant de débattre.

Le 31 janvier, dans L’Humanité, G. Perret estimait que le fonctionnement de la ferme des Bertrand était porteur d’espoir pour les paysans et qu’il était un « modèle à envisager dans les discussions aujourd’hui ». Un tel appel à la régulation des marchés agricoles et à la protection des paysans français peut être, par certains aspects, rapproché du protectionnisme de gauche que préconise François Ruffin, député La France insoumise et co-réalisateur de plusieurs films de G. Perret (J’veux du soleil et Debout les Femmes).

L’analyse du mouvement des agriculteurs de G. Perret apparaît par ailleurs en cohérence avec le reste de sa filmographie et avec son positionnement politique. En 2020, G. Perret a fait partie des membres fondateurs d’un mouvement citoyen nommé « Conseil National de la Nouvelle Résistance » (CNNR) et dont l’appel préconisait notamment « [la] réorientation et [la] relocalisation d’une agriculture paysanne, biologique, [en] rupture avec un productivisme destructeur » et la « domestication de l’argent » (c’est-à-dire du système bancaire et financier).

Dans ses films comme dans ses prises de position plus partisanes, G. Perret estime donc que l’ennemi à abattre n’est pas le capitalisme mais sa variante néolibérale, que le CNNR nomme aussi « capitalisme financier et clandestin ». C’était déjà le cas dans Ma mondialisation, documentaire de 2006, où G. Perret montrait comment, dans la vallée de l’Arve (elle aussi en Haute-Savoie), des entreprises familiales très performantes dans l’industrie de haute précision avaient été sacrifiées par des fonds de pension états-uniens à des logiques de gestion purement financières et à des impératifs absurdes de profitabilité immédiate. En 2022, son premier film de fiction Reprise en main mettait en scène des travailleurs de la même vallée qui étaient en capacité de résister au capitalisme financier : grâce à leur solidarité et à leur intelligence collective, ces ouvriers hauts-savoyards parvenaient à arracher leurs moyens de production d’un fonds de pension vautour et semblaient sur le point de vivre heureux dans leur usine.

Avec ses deux derniers films, G. Perret explique avoir voulu donner de l’espoir au monde du travail français en montrant qu’il existe encore des travailleurs heureux, à la ville comme à la campagne. Le choix d’ancrer Reprise en main comme La Ferme des Bertrand dans la région qu’il habite depuis sa naissance n’est pas étranger au fait que G. Perret réalise du bon cinéma social.

Cependant, cet ancrage répété est aussi responsable de la portée politique limitée de ses films. Protégés par l’AOP Reblochon ou insérés dans le dynamique « système productif local » de la vallée de l’Arve, les travailleurs agricoles et industriels de Haute-Savoie filmés par G. Perret ne sont pas représentatifs de la condition paysanne et ouvrière en France. Parmi les facteurs qui permettent de les classer plutôt parmi les gagnants de la mondialisation, il y a notamment la proximité de la Suisse et des stations de ski qui valorise fortement les biens immobiliers dont certaines familles de travailleurs ont pu hériter.

Malgré son ton optimiste, La Ferme des Bertrand capture cependant un phénomène que toutes les réglementations économiques et sociales du monde sont aujourd’hui bien incapables de réguler : il s’agit de l’aggravation continue des canicules et des sécheresses, en Haute-Savoie comme ailleurs. Or, pour protéger les paysans du désastre écologique en cours et empêcher leur corps apparemment plein de santé de « lâcher » avant la retraite, moraliser la finance et les lobbys de la grande distribution alimentaire ne suffira pas.

Au printemps 2022, à l’occasion d’une rétrospective G. Perret à l’espace Saint-Michel, Frédéric Lordon critiquait les insuffisances du discours qu’il tenait lui-même dans Ma mondialisation, et notamment l’espoir qu’il avait alors en partage avec G. Perret d’une possible réorganisation des structures du capitalisme. Quinze ans plus tard, l’économiste devenu philosophe déclarait haut et fort que c’était la dynamique du capitalisme en lui-même (et pas le néolibéralisme) qui détruisait la planète et les corps et il écrivait qu’entre l’anthropocide et le capitalocide, il n’y aurait désormais plus d’alternative.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Louis Althusser, « De la reproduction des conditions de la production », dans Sur la reproduction, Paris, Presses Universitaires de France, 2011 [1995], p. 82-88.

[2Suzanne Berger, Notre première mondialisation, Paris, Seuil, 2003

[3Pablo López Calle, « L’autoexploitation au volant : les camionneurs indépendants espagnols », La nouvelle revue du travail , n° 8, 2016, mis en ligne le 14 juin 2016, consulté le 24 février 2024

[4Alexandre Chayanov, L’organisation de l’économie paysanne, traduit par Alexis Berelowitch, Paris,Librairie du Regard, 1990

[5Le lecteur intéressé par l’idée que c’est moins la mécanisation en elle-même que l’usage capitaliste des machines qui produit de la déqualification au travail pourra se rapporter aux analyses présentées dans Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, Paris, Editions sociales, 2023 [1974].

[6Cet article a été publié en français sous la forme d’un petit livre : E. P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, Paris, La Fabrique, 2004
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