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Grandes écoles et élitisme

Réforme de Polytechnique : la grande hypocrisie des socialistes

Guillaume Loïc Il y a des pavés si gros qu'ils font remonter toute la vase à la surface de la mare dans laquelle ils ont été lancés. C'est le cas avec les dernières annonces du gouvernement concernant l'école Polytechnique, la grande école militaire d'ingénieurs. Lors de la cérémonie annuelle dite de passation du drapeau ce samedi, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian a en effet confirmé qu'il faisait siennes les conclusions d'un rapport paru la veille, et qui préconise le regroupement de l'école avec neuf autres établissements scientifiques au sein de l'université Paris Saclay. Entre élitisme républicain, promotion des intérêts de l'impérialisme français et casse généralisée de l'enseignement supérieur, rien de plus instructif que la discussion qui s'est ouverte.

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Sabres, bicornes et mines déconfites

La scène valait le détour. « Les 1.000 élèves des promotions 2013 et 2014 de l’École Polytechnique se tiennent au garde-à-vous, en ordre serré, dans la cour d’honneur de l’école. Vêtus de leur uniforme et munis de leur épée, ils attendent l’arrivée du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian ». C’est le Figaro de ce lundi qui raconte, et l’on imagine les trémolos dans la voix de ce journal possédé par le plus gros industriel de l’armement du pays. Mais la vibrante passation du drapeau tricolore s’est faite cette année la mine verdâtre. La communauté polytechnicienne, ses hauts fonctionnaires de la Défense et d’ailleurs, ses dirigeants d’entreprises et les élèves actuels, ne veulent pas d’une réforme qui s’attaque à l’identité de l’école, et notamment à ses petits effectifs et son affiliation militaire.

La crise est apparue au grand jour ce vendredi, quand Le Monde a révélé les conclusions d’un rapport très critique sur le faciès actuel de l’école. Son auteur, Bernard Attali, est à la fois le frère de Jacques, et l’ancien PDG d’Air France...car le monde du capitalisme hexagonal est décidément petit. Ses conclusions sont sans appels, et s’ajoutent celle de François Cornut-Gentille, qui critiquait fin 2014 la généralisation du non-respect de l’obligation de remboursement de leurs frais de scolarité par des élèves polytechniciens qui, pourtant payés chaque mois de leur cursus par l’Etat, partent en grande majorité mettre leurs compétences au service du privé. L’école est, pour Attali, désormais incapable de mener la compétition internationale, de s’insérer dans les réseaux d’innovations et d’attirer à elle les étudiants étrangers les plus brillants. Il faut donc ouvrir largement son recrutement, multiplier par quatre les effectifs, et l’internationaliser, jusqu’à son conseil d’administration. Rien de plus éloigné de l’idéologie corporatiste et patriotique qui caractérise jusque-là polytechnique.

Réforme ou actualisation ? L’X au service des capitalistes tricolores

Le changement exigé par le gouvernement est une leçon cinglante. Ceux qui dirigent cette société ne s’embarrassent pas éternellement des mêmes idées, et si la geste polytechnicienne a servi à capter les talents scientifiques pour les mettre au service de l’Etat et de ses projets militaires et industriels, l’évolution de ces derniers vient probablement de la périmer. Les mêmes enjeux idéologiques, bien qu’avec des conséquences sociales bien plus graves, sous-tendent la déstructuration en cours du géant du nucléaire bleu-blanc-rouge Areva.

Lors d’une conférence donnée en 1900 et intitulée « Les intellectuels et le socialisme », le dirigeant socialiste Paul Lafargue montre comment les capitalistes ont réussi à augmenter progressivement la « production » de scientifiques en tous genres, pour faire baisser leur « prix » tout en les rendant dépendant aux emplois salariés offerts par l’industrie. Quoique fondée dès 1794 sur les ruines des écoles royales tout juste fermées par la Révolution, Polytechnique n’échappe en rien à cette analyse. C’est elle qui a fourni les détachements d’ingénieurs d’élite nécessaires à la rationalisation de la guerre qui a conduit aux deux boucheries mondiales, à l’entreprise coloniale menée au profit des grands patrons français, elle encore qui forme année après année les administrateurs de haut vol des ministères comme des grandes entreprises privées. Réformée en 1970 pour coller au besoin d’un capitalisme hexagonal en expansion, son nouveau directeur Bernard Esambert lui assignait très sincèrement la mission de former « les officiers de la guerre économique ».

Quatre décennies plus tard, c’est pour que rien ne change qu’il faut tout changer. Si Le Drian veut organiser, au sein de la « communauté d’universités et d’établissements » Paris Saclay, un pôle intitulé « école polytechnique de Paris » en fusionnant l’X, l’ENS Cachan, Centrale-Supélec, les Mines de Paris, et six autres grandes écoles, c’est pour atteindre la masse critique permettant à la France de mieux se classer dans le classement international de l’enseignement supérieur, dit classement de Shangaï. Et ainsi alimenter au mieux un secteur comme l’industrie d’armement du pays, troisième mondiale du point de vue des ventes en 2014. S’il veut attirer des personnalités et des élèves étrangers, c’est pour accroître l’influence de la France et de ses entreprises, comme en témoigne l’insistance sur le recrutement d’élèves africains : sur le modèle de ce qui se fait déjà à l’ENA, il s’agit d’assurer la formation des cadres des régimes amis du continent.

Vous avez dit « égalitarisme » ?

Ce n’est pourtant pas pour dénoncer ce rôle bien particulier qu’un certain nombre de journalistes et de politiciens bien installés ont donné de la voix ces derniers jours. On a déjà parlé du Figaro, mais il faut lire aussi l’éditorial de Sophie Coignard dans Le Point, qui croit bon de dénoncer « l’obsession égalitaire » du gouvernement. Quant à François Bayrou, il s’indigne de la « suppression pure et simple » d’une institution « deux fois séculaire ». Ces cris d’orfraie ridicules ne sont rendus possibles que par les mensonges du gouvernement et de son ministre de la Défense, qui assure que l’enjeu de la réforme est la démocratisation de Polytechnique.

S’il est vrai que la sociologie de l’école est aujourd’hui particulièrement exclusive, limitée aux couches les plus favorisées de la société, la réforme n’y changera rien. Comme à l’IEP il y a quelques années, il s’agit en effet d’augmenter les effectifs en ouvrant l’école aux gratins des élèves étrangers, et de la rapprocher d’autres établissements tout aussi sélectifs. L’adhésion à Paris Saclay, loin de rapprocher polytechnique de l’université de masse, entérine plutôt la régression de cette dernière au profit d’un enseignement supérieur plus hiérarchisé, où quelques pôles d’élite concentrent tous les moyens tandis que le reste des regroupements universitaires, où sont reléguées de fait les jeunes des classes populaires qui ont la chance d’accéder à la fac, se voient imposer des coupes budgétaires drastiques. En témoigne l’augmentation de 5 millions d’euros du budget de l’école en 2014, pendant que l’ensemble du système perdait plusieurs dizaines de millions. Ainsi la réforme de l’X n’est-elle qu’un épisode de la bataille menée par les classes dominantes à travers la loi Fioraso, du nom de la ministre socialiste qui l’a faite voter en juillet 2013. Et elle ne s’accompagne même pas d’un mécanisme cosmétique semblable aux conventions ZEP, qui ont fait passer la proportion d’enfants d’ouvriers à Scpo de 1,5% à...4,5%.

Libérer la science...et tout le reste

Lors de la conférence que l’on mentionnait plus haut, Paul Lafargue étudie le processus à travers lequel l’industrie et le commerce modernes, et l’Etat à leur service, ont su développer et canaliser les capacités scientifiques, pour les diriger vers l’extension permanente du profit. « Les capitalistes, avant de monter des fabriques d’inventions, avaient organisé des manufactures d’intellectuels », dit-il de manière cinglante. Polytechnique est l’une des plus brillantes de ces usines à ingénieurs et hauts fonctionnaires des classes dominantes, et ces dernières comptent bien que ça continue. Le débat qui s’est ouvert est néanmoins de mettre en question un système d’enseignement supérieur entièrement au service des profits et de la reproduction sociale. Non pas pour s’en prendre à la qualité de l’enseignement, malgré les gémissements de toute une série de commentateurs réactionnaires, qui ne voient pas d’ailleurs à quel point leur monde est devenu un obstacle au développement de la science, de la connaissance et de la culture. Mais plutôt pour exiger que l’ensemble de ces ressources soient retirées des mains des fauteurs de guerre, économique ou militaire, et mises au service de l’émancipation des travailleurs et de l’Humanité.

Mettre de l’égalité dans le système actuel d’enseignement supérieur ne serait donc qu’un début, et ce n’est en rien l’intention du gouvernement, qui refuse toujours de concéder une allocation d’autonomie universelle à tous les jeunes qui souhaitent suivre des études. La question, ce serait plutôt de le faire changer de mains, le système actuel.

09/06/2015.


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