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La Izquierda Diario
1er de juin de 2017 Twitter Faceboock

La révolution de 1917 face à la « question paysanne »
Emmanuel Barot

Les réponses à apporter aux revendications de la paysannerie et les moyens d’une alliance entre les ouvriers et les paysans pauvres et moyens figurent parmi les questions stratégiques et tactiques les plus complexes que la révolution russe a eu à affronter…

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Crédits photo : Image de propagande de la « dékoulakisation » stalinienne. DR

Article publié dans la revue L’ Anticapitaliste, n° 87, mai 2017.

« La réforme du statut de la paysannerie, en Russie, en 1861, fut l’œuvre d’une monarchie menée par des nobles et des fonctionnaires sous la pression des besoins de la société bourgeoise, et cependant la bourgeoisie était complètement impuissante en politique. Le caractère de l’émancipation des paysans était tel que la transformation accélérée du pays, dans le sens du capitalisme, faisait inévitablement du problème agraire un problème de révolution (…) Si la question agraire, héritage de la barbarie, de l’histoire ancienne de la Russie, avait reçu sa solution de la bourgeoisie, si elle avait pu en recevoir une solution, le prolétariat russe ne serait jamais parvenu à prendre le pouvoir en 1917. Pour que se fondât un État soviétique, il a fallu le rapprochement et la pénétration mutuelle de deux facteurs de nature historique tout à fait différente ? : une guerre de paysans, c’est-à-dire un mouvement qui caractérise l’aube du développement bourgeois, et une insurrection prolétarienne, c’est-à-dire un mouvement qui signale le déclin de la société bourgeoise. Toute l’année 1917 se dessine là.? » (Trotsky, Histoire de la Révolution russe, chapitre 3, « ?Le Prolétariat et les paysans ? »). [1]

Mir, « question paysanne » et premiers scénarios stratégiques au 19e siècle

Sans la moindre contradiction avec la thèse selon laquelle la révolution russe a eu comme avant-garde la classe ouvrière concentrée des grands centres urbains, à Petrograd en particulier, on peut élargir l’affirmation de Trotsky et suivre Linhart lorsqu’il affirme ceci ? : « que la question paysanne – l’échec de l’alliance fondamentale entre les deux principales classes de producteurs directs – ait été au centre de l’histoire soviétique jusqu’à présent, c’est presque une évidence. Mais sur la façon dont les choses ont pris forme, sur les racines de cette patiente résistance, de cette hostilité paysanne qui a longuement miné la formation sociale soviétique, les avis divergent. Pour certains, c’est à la naissance même de la social-démocratie russe qu’il faudrait remonter (…) Pour d’autres, tout a cassé avec Staline et l’aventure de la collectivisation en 1929 ? ». [2] Le but étant ici de nouer quelques fils de ce qui reste aujourd’hui la question probablement la plus complexe de l’histoire de la Russie – avant, pendant et après la révolution [3]–, il faut repartir brièvement des profondeurs de l’Empire pour en mesurer l’étendue. [4]

Au milieu du 19e siècle, plus de 90 ?% de la population russe est paysanne. L’État tsariste, né à la fin du Moyen-âge, est une autocratie particulièrement despotique qui, se subordonnant la noblesse et l’Église tout en en faisant les instruments organiques de sa domination, réduit d’emblée la paysannerie au servage, lui interdit toute liberté réelle en la soumettant à l’arbitraire des seigneurs, et l’exclut de toute propriété. La gestion des terres dans les villages passe par le « ? mir ? », forme de propriété communautaire par le truchement de laquelle le prince s’assure redevances et corvées, mais qui enracine une certaine habitude du travail en commun, par quoi la paysannerie russe, contrairement à cet univers de troglodytes atomisés par les murs de la petite propriété décrit à la fin du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte (différence sur laquelle réinsistera Trotsky dans son Histoire de la révolution russe), incarne pour Marx une forme contradictoire qu’il regarde avec un certain optimisme dans sa Lettre à Véra Zassoulitch de 1881. [5]

Combinant travail parcellaire propice à l’appropriation privée en raison de la grande propriété foncière qui l’écrase, et appropriation collective du sol, « son dualisme inné admet une alternative ; son élément de propriété l’emportera sur son élément collectif, ou celui-ci l’emportera sur celui-là. Tout dépend du milieu historique où elle se trouve placée (…) la commune russe (…) occupe une situation unique, sans précédent dans l’histoire. Seule en Europe elle est encore la forme organique, prédominante de la vie rurale d’un empire encore immense. La propriété commune du sol lui offre la base naturelle de l’appropriation collective, et son milieu historique, la contemporanéité de la production capitaliste, lui prête toutes faites les conditions matérielles du travail coopératif organisé sur une vaste échelle.? »

De son côté, Engels insistait dès 1875 sur les conditions historiques et internationales d’un tel scénario, en pointant plus fortement l’archaïsme de cette structure (il contestera encore plus clairement en 1893 que le mir puisse constituer un appui en vue du socialisme) : « la propriété communautaire a dépassé de longue date la période de son épanouissement et (…) elle s’achemine selon toute apparence vers sa décomposition. On ne peut nier toutefois qu’il soit possible de changer cette forme sociale en une forme supérieure, si et seulement si elle se maintient jusqu’à ce que les circonstances propices à cette transformation aient mûri et si elle se révèle capable de se développer de façon à ce que les paysans travaillent la terre en commun et non séparément ; cette transition vers une forme supérieure devra, du reste, s’effectuer sans que les paysans russes passent par le degré intermédiaire de la propriété parcellaire bourgeoise. Cela ne pourra se produire que dans le cas où s’accomplira en Europe occidentale, avant la désintégration définitive de la propriété communautaire, une révolution prolétarienne victorieuse qui offrira au paysan russe les conditions nécessaires à cette transition, notamment les ressources matérielles dont il aura besoin pour opérer le bouleversement imposé de ce fait dans tout son système d’agriculture ». [6]

Entre débat avec les populistes et réformes de Stolypine

Cette question est essentielle car la première et principale opposition politique au tsarisme à cette période, le courant populiste, se fonde sur la revendication de la tradition communautaire, la maîtrise des moyens de production via le mir et l’idée que celui-ci sera le foyer de construction du socialisme. La première génération marxiste russe va s’accorder avec cette approche, s’autorisant de l’hypothèse correspondante de Marx concernant un passage direct du mir au communisme sans passer par la case capitalisme.

Dans Le développement du capitalisme en Russie et plus largement au début du 20e siècle, Lénine s’oppose aux populistes et montre, en radicalisant la vision d’Engels, que l’agriculture russe s’est déjà profondément transformée, que son caractère capitaliste est devenu prédominant autant dans la production que dans la circulation, sur le terrain bancaire comme sur celui de la spéculation, à travers l’existence d’une bourgeoisie paysanne porteuse d’un capital commercial et usurier. Il diagnostique une incroyable hétérogénéisation de la paysannerie et notamment la constitution en son sein d’une masse croissante de paysans pauvres – les bedniaks – et d’ouvriers agricoles. La stratégie populiste est pour cette raison erronée, d’où la nécessité de mettre l’accent sur la constitution d’un mouvement ouvrier d’avant-garde et de fusionner avec la combativité ouvrière que les vagues de grèves de la fin du 19e siècle ont mise au premier plan. De son côté, héritier des populistes, le courant des socialistes révolutionnaires (SR) gardera comme priorité l’agitation dans les campagnes, où il est bien implanté et populaire, et la conviction que le pivot de la révolution à venir s’y trouve.

Bien que le servage ait été officiellement aboli en 1861 par Alexandre II, les décennies suivantes ont vu se réitérer périodiquement les répressions de révoltes paysannes, issues de l’absence d’amélioration réelle des conditions de vie. Seule une minorité a obtenu des parcelles suffisantes et la persistance de la tutelle seigneuriale, sur fond de famines récurrentes et de misère, attise les revendications qui se centrent de plus en plus sur la volonté de posséder réellement les terres cultivées. Mais ce n’est que dans le contexte de la révolution de 1905 que les soulèvements paysans ont trouvé un écho réellement important et poussé le tsar à accepter de nouvelles réformes. Le 22janvier 1905, la grève générale éclate à Saint-Pétersbourg et les campagnes se soulèvent. Le suffrage universel est revendiqué par les districts provinciaux (zemstvos). L’ampleur des révoltes force Nicolas II, qui est au pouvoir depuis 1894, à des concessions. En pleine effervescence révolutionnaire, il lance le Manifeste du 30 octobre, convoque une première douma (assemblée parlementaire) et nomme le « réformateur » Stolypine président du Conseil.

Celui-ci, artisan visionnaire de la réaction, « chef du gouvernement de la contre-révolution de 1906 à 1911 » dit Lénine, va donner aux paysans les moyens d’acquérir la pleine propriété de la terre. Il annule les dettes des paysans envers l’Etat, réorganise la distribution des terres et supprime le mir. 40% des paysans accèdent ainsi à la propriété. La réaction persiste cependant : le vote et la représentation sont inégalitaires, la répression et la police politique (l’Okhrana) omniprésentes. La réforme agraire de 1906, dominée par la volonté de créer une nouvelle classe de paysans propriétaires – les koulaks – sur la base de la suppression du mir, réussit en partie là où celle de 1861 avait échoué, en modernisant l’agriculture et accroissant ses rendements. Mais elle vient trop tard et ne sauvera pas un régime dont la Première Guerre mondiale va achever la décomposition, ni une société civile étriquée au sein de laquelle la bourgeoisie nationale reste très faible et soumise au capital bancaire et industriel des pays occidentaux centraux, France et Angleterre avant tout.

La délicate algèbre de la « dictature » révolutionnaire

Alors qu’en 1905 ouvriers et paysans, ville et campagne n’avaient pas réussi à construire de véritables liaisons, la révolution de février 1917, sur fond d’une guerre et d’une autocratie honnies, fait au contraire la démonstration que leur unité est déterminante. Cela suscite alors une seconde vague de débats stratégiques, au cours de laquelle, sur la base d’une caractérisation actualisée de la nature et des perspectives de la révolution de février, Lénine et Trotsky en particulier vont converger après toute une période de désaccords.

Rappelons l’opposition « classique » entre ces derniers au cours puis au sortir de 1905. Lénine maintenait l’idée que la révolution à venir serait une révolution démocratique bourgeoise « par le contenu économique et social du bouleversement qu’elle opère » (« La question agraire et les forces de la révolution », avril 1907), que ce soit le partage égalitaire des terres ou la conquête de la liberté politique. Dans la mesure où la bourgeoisie serait cependant incapable de faire aboutir cette révolution bourgeoise, parce que « la victoire totale de la révolution serait une menace pour la bourgeoisie », cela impliquait la nécessité d’une « dictature révolutionnaire et démocratique du prolétariat et de la paysannerie », formule algébrique qu’il mettait en avant à l’été 1905 dans Deux tactiques de la social-démocratie.

Trotsky, de son côté, avançait dès Bilan et perspectives (1906) une première version de la théorie de la révolution permanente, affirmant que « la bourgeoisie russe abandonnera au prolétariat la totalité des positions de la révolution. Elle devra aussi lui abandonner l’hégémonie révolutionnaire sur les paysans. Il ne restera à la paysannerie rien d’autre à faire, dans la situation qui résultera du transfert du pouvoir au prolétariat, que de se rallier au régime de la démocratie ouvrière ». Concernant la « dictature du prolétariat et de la paysannerie » défendue par Lénine, il estime que « la question n’est pas de savoir si nous considérons qu’une telle forme de coopération politique est admissible en principe, "si nous la souhaitons ou ne la souhaitons pas". Nous pensons simplement qu’elle est irréalisable, au moins dans un sens direct et immédiat. En fait, une telle coalition présuppose, ou bien que l’un des partis bourgeois existants tienne la paysannerie sous son influence, ou bien que la paysannerie ait créé un puissant parti indépendant ; mais nous nous sommes précisément efforcés de démontrer que ni l’une ni l’autre de ces éventualités n’est réalisable. »

Mais en tous cas, ils étaient bien d’accord sur la centralité de cette question. Du reste, le programme agraire du Parti ouvrier social-démocrate de Russie de la fin 1907, représentatif de l’entre-deux révolutions, était à cet égard très clair, sa conclusion énonçant ? : « la question agraire constitue la base de la révolution bourgeoise en Russie et conditionne la particularité nationale. L’essentiel dans cette question, c’est la lutte de la paysannerie pour l’abolition de la propriété seigneuriale et des survivances du servage dans le régime de la Russie, et, par suite, dans toutes les institutions sociales et politiques ». Bien sûr, cette orientation mettait d’emblée le doigt sur une seconde question névralgique, qui n’était pas la même mais en restait indissociable : celle du caractère de la révolution à venir en Russie – démocratique bourgeoise ou socialiste prolétarienne ? – et celui du pouvoir révolutionnaire associé – dictature ouvrière et paysanne ou dictature d’un prolétariat capable de formuler une politique hégémonique en direction de l’ensemble des travailleurs et des paysans pauvres.

Ils étaient également d’accord sur le fait que la bourgeoisie ni ne voudrait ni ne serait capable de mener à bien la révolution bourgeoise. Au plan stratégique cependant, le premier restait enclin à penser dans les traces de Marx et Engels, tandis que Trotsky, s’appuyant sur l’expérience de 1905 et sur une caractérisation plus tranchée des limites politiques de la paysannerie, anticipait la possibilité de la transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne sous hégémonie ouvrière. C’est le printemps 1917 qui allait accélérer la décantation de ce débat, imposant de passer, sans garantie d’aucune sorte et dans le feu de l’action, d’une algèbre déjà délicate à une arithmétique qui le serait plus encore.

1917, ou quand le moujik et le métallo perturbent tous les plans

Les cinq journées de février révèlent à partir du troisième jour que le sort de l’insurrection va dépendre de l’armée, c’est-à-dire, dans leur immense majorité, des paysans sous l’uniforme comme le rappelle Trotsky dans la première partie de son Histoire. Le basculement définitif de la majorité des unités de soldats et de la garnison de Pétrograd, la fraternisation du moujik en uniforme, petit paysan arraché de force à sa terre et son village, et du métallo radicalisé scellent le destin final de l’Etat tsariste. Ce n’est pas seulement dans les villes, mais aussi dans les campagnes, que la chute de l’autocratie ouvre une ère d’espérance sans précédent.

Mais le gouvernement provisoire, qui va continuer la guerre et lui subordonner tout le reste, d’abord sous la domination libérale-bourgeoise des cadets, puis sous la première coalition incluant mencheviks et SR, va progressivement décevoir les attentes non seulement ouvrières, en différant sans cesse les réformes tant attendues, sur la journée de travail, les salaires, le ravitaillement et bien entendu la paix, mais aussi paysannes, en protégeant activement le maintien de la grande propriété foncière et le potentat des hobereaux. Le ressentiment s’attise et l’été 1917 voit les campagnes s’enflammer, les paysans renouant, à une échelle inégalée, avec leur tradition de révoltes remontant au moins au 18e siècle et passant à l’acte sans attendre qu’on leur en donne le droit.

Au plan stratégique, Lénine, dans ses Thèses d’avril, fait d’une pierre plusieurs coups. Redéfinissant contre les vieux-bolcheviks le caractère de la révolution, il estime nécessaire de préférer à la répétition de vieilles formules l’analyse concrète d’une situation concrète, caractérisée par le fait que la dictature démocratique est déjà en partie réalisée. Il ne se contente pas de condamner le gouvernement provisoire et d’exiger « tout le pouvoir aux soviets », il affirme que la dualité de pouvoir reflète une situation de « transition » entre la première étape, bourgeoise, et la seconde à venir, devant « remettre le pouvoir entre les mains du prolétariat et des couches pauvres de la paysannerie », convergeant dès lors avec les vues antérieures de Trotsky. Concernant le programme agraire, il précise que son « centre de gravité » doit être constitué par les soviets de députés salariés agricoles, devant prendre en charge « la nationalisation de toutes les terres du pays ».

Été 1917, le soulèvement des campagnes

« En Russie, le grand tournant de la révolution est incontestablement arrivé. Dans ce pays paysan, sous un gouvernement républicain révolutionnaire jouissant du soutien des partis socialiste-révolutionnaire et menchévik, qui dominaient hier encore au sein de la démocratie petite-bourgeoise, un soulèvement paysan grandit (…) Les bolchéviks seraient traîtres à la paysannerie [s’ils ne faisaient rien], car tolérer qu’un gouvernement (…) écrase le soulèvement paysan, c’est perdre toute la révolution, la perdre à jamais et sans retour. » (Lénine, « La crise est mûre », 29 septembre 1917).

Ce programme de nationalisation va cependant laisser peu à peu la place, chez les bolcheviks, à la reprise du programme des SR : non pas la nationalisation ou la socialisation des terres, mais bien leur partage, reflétant le fait que la direction prolétarienne de la révolution ne peut pas « sauter par-dessus » le mouvement paysan. Ce dernier, en effet, sans s’être engagé dans la révolution aussi vite et aussi consciemment que les ouvriers, s’active cependant dès le printemps.

Le système des comités agraires est d’abord dominé par la petite-bourgeoisie rurale,où l’influence politique des SR de droite est dominante. Ceux-ci entretiennent dans les masses le fait de se poser bien moins la question du pouvoir que celle de l’expropriation des terres et du partage des domaines des propriétaires fonciers, de l’État tsariste et du clergé, dans un contexte où les SR, dorénavant membres du gouvernement provisoire, commencent à dire que ce partage doit se faire « dans la légalité ». Paradoxe croissant qui va voir ces derniers ne défendre que « du bout des lèvres » dit Linhart, leur propre programme, alors que les bolcheviks, eux, vont le soutenir et le mettre en application. [7]

Pourtant, dès mai 1917 les campagnes bouillonnent. Au cours de l’été des milliers de soulèvements locaux règlent de fait le problème du partage et de l’expropriation, si besoin en mettant à sac manoirs et grandes propriétés, en pillant et saccageant ce qui ne pouvait être réapproprié, et en distribuant aux comités locaux les terres enfin conquises. Différents historiens, de Werth à Figes, insistent sur la dimension de jacquerie et d’irrépressible violence du processus, cristallisant la vengeance d’un peuple méprisé et brutalisé depuis des siècles, qui ne pouvait tôt ou tard que faire rendre gorge à ses bourreaux. [8]

Ce faisant, le mouvement paysan va jouer un rôle majeur, indirect mais objectif, dans la révolution d’Octobre. Lénine s’appuie sur cette dynamique qu’il scrute au plus près et fait pression pour que le parti bolchevik soutienne ces insurrections paysannes. Le décret sur la terre prononcé le jour même de la prise du pouvoir en octobre sera expressif : il proclame « l’abolition sans indemnité de la propriété privée et la remise de toutes les terres à la disposition des comités agraires locaux ». En fait, il légalise et avalise un fait déjà accompli ; le mot d’ordre de la « nationalisation » au cœur du programme bolchevik est mis de côté. Lénine s’en expliquera simplement, en soulignant qu’il n’est pas possible de ne pas tenir compte des aspirations des masses, même quand on n’est pas d’accord avec elles.

Cette décision explique sûrement pour une large part le rapprochement avec les bolcheviks, dans cette période, du Parti SR de gauche, créé officiellement début décembre, corrélativement à l’effondrement simultané des SR de droite. Le sens pris par les événements à la campagne exprime alors le poids politique croissant de la fraction des paysans pauvres.

A partir de 1918 : grand malentendu ou poids cauchemardesque des contingences ?

De même que l’année 1917 a montré combien un programme et une stratégie révolutionnaires restent contraints de s’adapter concrètement aux situations concrètes, les années suivantes vont imposer toute sorte de décisions et d’orientations qui ne pouvaient être prises a priori à l’aune d’un mode d’emploi anhistorique. Les années 1918-1921 sont marquées par une effroyable guerre civile qui dévaste un pays déjà ravagé par la guerre et la famine. L’année 1918 marque progressivement la fin du pluripartisme soviétique, tandis que la rupture des SR de gauche porte un coup à l’alliance ouvriers-paysans.

Pour faire face aux problèmes posés par la guerre civile et l’offensive militaire de pays étrangers et pour garantir l’approvisionnement des villes et de l’armée, le « communisme de guerre » va notamment requérir la nationalisation des industries et du commerce, l’interdiction de l’entreprise privée, une planification centralisée de la production, une discipline stricte à l’usine, le travail obligatoire des paysans, la réquisition de la production agricole au-delà du minimum vital pour ces derniers, sans compter les enrôlements massifs et forcés au sein de l’Armée rouge. Les paysans s’insurgent contre cette politique de réquisition et de contrôle. Alors que la guerre de classes avait rapproché paysans pauvres et ouvriers, l’opposition villes-campagnes renaît, attisant la solidarité villageoise au détriment de la solidarité de classe. Selon Nicolas Werth dans un de ses premiers ouvrages, s’installe alors le plus grand des « malentendus », allant jusqu’à des révoltes paysannes armées contre le nouveau régime ; un conflit profond oppose l’ancien et son inertie historique au nouveau [9], une méfiance mutuelle s’enracine entre des citadins vus comme des paresseux s’accaparant les richesses et des masses paysannes regardées comme « sombres et obscures ». [10]

Sans aller jusqu’à absolutiser ce « malentendu » il reste évident que les volontés de changement radical des ouvriers révolutionnaires et des bolcheviks, d’un côté, des paysans, de l’autre, qui avaient convergé en 1917, ont divergé par la suite sous la pression des nécessités de la guerre civile et du ravitaillement des villes – la faim restant au cœur de toute l’affaire.

La NEP et l’idée d’une révolution culturelle

Estimant impossible de poursuivre dans la voie de cette collectivisation imposée, les bolcheviks opèrent à partir de mars 1921 le virage de la nouvelle politique économique (NEP), qui remplace le communisme de guerre et fait émerger à côté du secteur nationalisé un large secteur privé, dans le commerce, l’agriculture et l’artisanat. La production agricole est relancée et retrouve progressivement les trois quarts de son niveau d’avant-guerre. La vie citadine commence à renaître. Les relations entre le pouvoir bolchevique et les campagnes s’apaisent considérablement, mais au prix de lourdes menaces pour la révolution.

Avec le retour partiel à la propriété privée, se reconstitue en effet une catégorie de paysans riches, les koulaks, employant comme salariés les paysans pauvres [11], tandis qu’une nouvelle classe ouvrière se forme sur les ruines de celle qui avait fait Octobre, sans en avoir les traditions, en aspirant à un mode de vie moins frugal et en subissant l’influence des Nepmen. Au plan économique, les effets de la crise « des ciseaux » (écart croissant entre prix industriels élevés et prix agricoles) vont favoriser des processus d’autarcie locale renvoyant le moujik à ses habitudes ancestrales. Le renforcement alors nécessaire de l’industrie soumise à une pression productiviste induit de son côté stagnation des salaires et augmentation du chômage. En bref, cette crise contribue à ré-ancrer le fossé entre ouvriers citadins et paysans, sans contenter la majorité ni des uns, ni des autres.

Au sortir du communisme de guerre, la période de la NEP est ainsi l’occasion, notamment pour Lénine et Trotsky, de mesurer plus avant la profondeur du défi historique que la révolution doit relever après la prise du pouvoir, laquelle n’est pas encore, loin s’en faut, synonyme de socialisme. Sans parler de la « quadrature du cercle » (Linhart) incarnée par le « paysan-moyen-travailleur-exploiteur », qui a objectivement les pieds dans chacune des classes antagoniques et pour lequel une politique cohérente est particulièrement délicate à formuler au plan plus subjectif, qui convoque toute une psychologie sociale. La « construction culturelle » de la révolution devient alors une priorité politique, qui exige de combiner les conquêtes de « l’occident » propices au dépassement du retard russe et la création de nouvelles valeurs. Faire germer une subjectivité nouvelle est une condition à l’édification du socialisme, ce qui exige de pénétrer dans les profondeurs des masses paysannes.

D’où l’importance cruciale d’une politique spécifique sur le terrain du « mode de vie » au quotidien, qui passe par des campagnes d’alphabétisation, de laïcisation, de syndicalisation, d’envoi de jeunes communistes pour donner une impulsion nouvelle aux jeunes des villages, l’institution de soviets de villages… L’ensemble n’obtient cependant que des effets extrêmement modérés, à l’image des efforts spécifiques sur le terrain de la propagande du parti ayant du mal à sortir, soulignait Trotsky en 1923 dans Les questions du mode de vie, de son jargon inaccessible aux neuf dixièmes des paysans et des ouvriers.

Cette même année, Lénine dans un de ses derniers textes, « De la coopération », souligne contre le « dédain » dont celle-ci fait l’objet, « l’importance exceptionnelle qu’elle a d’abord dans son principe (les moyens de production appartiennent à l’État), ensuite du point de vue de la transition à un nouvel état de choses par la voie la plus simple, la plus facile, la plus accessible au paysan. Or, c’est là, encore une fois, l’essentiel. Imaginer toutes sortes de projets d’associations ouvrières pour construire le socialisme est une chose ; autre chose est d’apprendre à construire ce socialisme pratiquement, de façon que tout petit paysan puisse participer à cette œuvre. » Mais, entre les secousses violentes qu’elle a subie de façon répétée, dans un sens puis dans l’autre, et l’enracinement ancestral de son univers de rythmes, rites et représentations, de sa culture propre, la paysannerie, « ballotée, pressée d’entrer dans les moules qu’on lui pensait normalement destinés » (Lewin), et cette volonté d’édification n’auront pas le temps de cheminer ensemble.

Il faut aussi souligner les changements intervenus entre la NEP des origines et la « néo-NEP » menée à partir de 1924-25 par Boukharine et Staline. Estimant essentiel de relancer l’industrialisation du pays et de mettre fin à l’enrichissement des koulaks, Trotsky en condamnera le cours, notamment au sein de l’Opposition unifiée (qui réaffirme la nécessité de l’alliance entre prolétariat rural et urbain et paysans pauvres, afin d’arracher la paysannerie moyenne à l’hégémonie des paysans riches). Il souligne que cette néo-NEP va au contraire renforcer les pressions contre le monopole du commerce extérieur, favoriser le développement des nepmen et des koulaks, mais aussi de la bureaucratie, comme types sociaux nouveaux indissociables de la réimplantation en cours, fût-elle partielle, du capitalisme.

A partir de 1928-29, Staline finit par changer brutalement de cours, tout en réprimant l’Opposition de gauche. Il met en branle la collectivisation forcée et la « dékoulakisation », une campagne de répression de masse des koulaks qui aura en réalité un spectre beaucoup plus large, touchant bien des paysans moyens et plus largement tous les rétifs à la nouvelle orientation. [12] Sur le fond, simultanément au premier plan quinquennal centré sur l’industrie militaire et à l’enracinement du pouvoir bureaucratique, l’histoire du « socialisme dans un seul pays » et de la dégénérescence thermidorienne est alors en marche.

Alors que la classe ouvrière russe a profondément changé de physionomie, la génération des révolutionnaires de 1917, pour ses membres ayant survécu à la guerre civile, avait subi l’impact des échecs révolutionnaires en Europe occidentale, suscitant l’apathie, le repli sur soi ou le cynisme. Et le nouveau pouvoir stalinien, finira de liquider l’essentiel de cette génération dans les années 1930. « La tempête de la collectivisation, on le sait, a emporté ou remplacé la commune rurale – tandis que la derevnja, le village est resté. Et avec lui, pour plus longtemps encore, la paysannerie », résume Lewin. [13] C’est bien aussi le destin du paysan et du village russes, pas seulement de la classe ouvrière urbaine, qui sera tributaire de ces échecs – par où l’on retrouve, en amont de Lénine et de Trotsky, l’avertissement d’Engels sur le conditionnement de toute voie vers le socialisme en Russie à la victoire de la révolution internationale.

Deux leçons

La première, de méthode, concerne l’analyse et le regard historiques. Dans son article « Tolstoï, miroir de la révolution russe » de septembre 1908, Lénine pointe la série de contradictions « criantes » incarnées par l’écrivain, en soulignant qu’elles « ne sont pas l’effet du hasard, elles sont l’expression des conditions contradictoires dans lesquelles se déroulait la vie russe durant le dernier tiers du 19e siècle. La campagne patriarcale qui venait seulement de se libérer du servage avait été livrée au Capital et au fisc pour être littéralement mise à sac. Les vieux fondements de l’économie paysanne et de la vie paysanne, qui s’étaient maintenus au cours des siècles, furent démolis avec une rapidité incroyable. Aussi faut-il juger les contradictions dans les opinions de Tolstoï, non du point de vue du mouvement ouvrier contemporain et du socialisme contemporain (un tel jugement est, certes, nécessaire, pourtant il ne suffit pas), mais du point de vue de la protestation contre le capitalisme en marche, contre la ruine des masses dépouillées de leurs terres, protestation qui devait venir de la campagne patriarcale russe… »

De même, gardons en tête que les contradictions des premières années de la révolution russe, en général, et sur la question paysanne en particulier, sont à évaluer non à l’aune d’un tribunal de la raison historique parfaitement fictif, mais à celle des conditions réelles dans lesquelles la plus formidable et ambitieuse entreprise d’émancipation révolutionnaire a dû se confronter à la plus extraordinairement difficile des situations objectives et à en assumer la direction, avant que la contre-révolution stalinienne ne commette ses méfaits propres en s’appuyant méthodiquement et en alimentant les faiblesses portées par les premières années, tout en travaillant méthodiquement à détruire ce qui en avait fait la force.

La seconde leçon est plus stratégique. Ce pan spécifique de l’histoire de la révolution russe ne continue pas de faire débat pour rien, il met en lumière combien la question paysanne a été et reste une question stratégique qui met au défi la théorie de la révolution permanente, en particulier, d’actualiser sa vision des conditions dans lesquelles reconstruire aujourd’hui une politique d’hégémonie ouvrière conséquente. Engels dans La guerre des paysans en Allemagne ou Marx dans le Dix-huit Brumaire insistaient déjà sur le rôle majeur de la question paysanne ; mais au cours de la seconde moitié du 20e siècle, les révolutions chinoise et cubaine, les mouvements de libération nationale, etc., ont à leur tour montré que l’unité paysans-ouvriers n’a vraiment rien de simple.

Si plus de la moitié de l’humanité est aujourd’hui passée sous la coupe de l’exploitation salariale, faisant de la centralité ouvrière un centre de gravité de toute stratégie révolutionnaire bien plus encore qu’il y a un siècle, la question de la production agricole, de la paysannerie et de la terre, en particulier dans le cadre d’une crise écologique et alimentaire qui affecte déjà des régions entières de la planète, continue simultanément de se poser dans toute son acuité et sa spécificité.

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  •  [1.] Tous les textes cités de Lénine et Trotsky sont disponibles sur www.marxists.org
  •  [2.] R. Linhart, « Lénine, les paysans, Taylor. Essai d’analyse matérialiste historique de la naissance du système productif soviétique », Paris, Seuil, 1976, rééd. 2010, p. 46-47.
  •  [3.] Pour un état des lieux récent du traitement du problème et pour approfondir, John Eric Marot, « The October Revolution in Prospect and Retrospect : Interventions in Russian and Soviet History », 2012, Haymarket Books (coll. Historical Materialism), 2013, chapitre 1, « The Peasant-Question and the Origins of Stalinism : Rethinking the Destruction of the October Revolution », p. 11-86. Dans la littérature plus classique, voir par exemple Robert Linhart, op. cit. ; « La question paysanne en URSS (1924-1929) », Paris, Maspero, 1973 (textes de Kamenev, Préobrajensky, Boukharine, Trotsky, présentés par M. Fichelson et A. Derischebourg) ; Moshe Lewin, « La formation du système soviétique. Essais sur l’histoire sociale de la Russie dans l’entre-deux guerres », 1985, Paris, Gallimard, 1987, chapitres 1-8 ; Marc Ferro, « La révolution de 1917 », Paris, Aubier-Montaigne, 1997 ? ; Orlando Figes, « La révolution russe 1891-1924. La Tragédie d’un peuple », Paris, Gallimard (coll. Folio), 2009, 2 vol.
  •  [4.] Pour le détail sur la période antérieure à la révolution de février, la période février-avril et la cartographie des formations politiques actives en 1917, voir les numéros précédents de la revue.
  •  [5.] Karl Marx, Lettre à Véra Zassoulitch, 1881, « Sur les sociétés précapitalistes », préfacé par Maurice Godelier, Paris, Editions Sociales, 1978, p. 338-339.
  •  [6.] Friedrich Engels, « Réflexions sur la commune agricole russe ? », in « ?Sur les sociétés précapitalistes », op. cit., p. 356.
  •  [7.] R. Linhart, op. cit., p. 33-43. Contrairement à la « légende tenace » d’un bolchévisme coupé des masses, « au moment crucial où se posait pratiquement la question de soutenir ou de réprimer le mouvement révolutionnaire de masse des paysans, seuls Lénine et le parti bolchevik [et les SR de gauche] se sont mis, en fait, du côté des paysans. Là est pourtant la vraie base de l’insurrection, du point de vue du mouvement de masse » (p. 34-35).
  •  [8.] Pour l’année 1917, voir O. Figes, op. cit., vol 1, p. 519 et suivantes, p. 650-657 et p. 816-819.
  •  [9.] N. Werth, « La vie quotidienne des paysans russes de la révolution à la collectivisation 1917-1939 », Paris, Hachette, 1984, prologue p. 17 et chapitre 2.
  •  [10.] Linhart, op. cit., chapitre 3 « La haine », revient sur la « peur du paysan » et la « peur des campagnes », « l’effroi presque religieux de nombre d’intellectuels russes face à l’immense mystère paysan », peur que Gorki, qui deviendra pourtant l’écrivain national adoubé par le stalinisme, incarne emblématiquement. Voir aussi O. Figes, op. cit., vol. 1, p. 760 et suivantes.
  •  [11.] Voir par exemple la « Lettre du paysan I. Smirnov, village de Kourganovaïa, district de Biély, province de Smolensk, adressée à la Krestianskaïa gazeta [journal paysan] » du 15 mai 1927, in « Nous autres, paysans. Lettres aux soviets 1925-1931 », Paris, Verdier, 2004, chapitre 4 « La lutte des classes se déchaine », p 62-63 : «  ; J’écris pour dire à quel point les paysans pauvres se portent mal dans les campagnes où prédomine le koulak, où les exploitations aisées et koulaks l’emportent par leur nombre de voix, et je demande qu’on m’explique comment que le paysan pauvre peut sortir de ce pétrin. Étant donné l’urgence de la situation dans cette même commune, je demande aussi de l’aide (…) C’est que depuis 1917, nous autres, les petits paysans, on se met en quatre pour la socialisation de la lettre dans notre village, pour un partage équitable par bouche, mais comme c’est qu’on est en minorité, à cette heure on a de la terre, exactement pareil qu’avant la révolution d’Octobre ? : y’a ceux qui vivent pour le compte de leur vaste exploitation, et y’a les autres qui sont exploités par eux (…) »
  •  [12.] Les débats sur la nature, l’importance sociale et donc le sort à réserver aux koulaks ont été particulièrement animés à la fin des années 1920. Marot, op. cit., section IV-V, p. 76-77 en particulier, rappelle que le présupposé commun à l’Opposition de gauche comme à la droite du parti bolchevik et à Staline en particulier, était l’existence d’une différenciation de classe conséquente au sein de la paysannerie. S’appuyant sur les travaux de Robert Brenner, Marot affirme que tous sont tombés dans l’illusion d’un « danger koulak » en réalité surestimé. Voir aussi, sur le vaste problème de la NEP, « ?La question paysanne en URSS (1924-1929) ? », op. cit.
  •  [13.] M. Lewin, op. cit., respectivement p. 72 et 81.
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