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La Izquierda Diario
22 de août de 2022 Twitter Faceboock

Mouvement révolutionnaire
Entretien avec un marxiste cubain : « A Cuba, il y a une aspiration à une sortie de crise par la gauche »
Pablo Oprinari
Milton D’León, Caracas

Dans cet entretien, Frank García, sociologue marxiste cubain, membre du collectif Comunistas, revient en profondeur sur la situation actuelle à Cuba, à un moment où la crise énergétique s’est aggravée et s’ajoute aux problèmes structurels de l’île, ainsi que sur le « débarquement » du trotskysme à Cuba.

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Nous relayons cet entretien réalisé par Ideas de Izquierda qui, au-delà de nos accords et désaccords avec l’auteur, nous semble d’un grand intérêt concernant la situation à Cuba et ses répercussions en Amérique latine.

Récemment, nous avons assisté à de petites manifestations dans certaines parties de Cuba à la suite de coupures de courant. Cela montre une crise énergétique de grande ampleur dans le pays qui vient s’ajouter aux grands problèmes qui avaient fait exploser la colère populaire le 11 juillet 2021, dans le cadre des politiques d’ajustement de la bureaucratie. Peux-tu nous en parler ?

Oui, le grand problème est que la crise énergétique est réelle et existait déjà avant. Il ne faut pas oublier que l’étincelle qui a déclenché les manifestations du 11 juillet 2021 étaient les fortes coupures d’électricité dans les provinces. Mais à l’heure actuelle, une chose que nous ne pouvons pas perdre de vue, c’est que Cuba continue d’entretenir une relation très forte avec la Russie, même si elle n’est pas aussi forte qu’à l’époque avec l’Union soviétique, dont elle dépendait. Dans cette relation avec la Russie, dans ces liens économiques, il y a du pétrole, du carburant. Pour produire de l’électricité dans les centrales thermoélectriques, on utilise nécessairement du combustible. Et la guerre en Russie a évidemment eu un impact très négatif sur la fourniture de carburant, de nourriture et de crédit à Cuba. En outre, le ministre cubain de l’énergie et des mines nous a informés que les centrales thermoélectriques ont une durée de vie utile d’environ 25 ans. Or, la plupart des centrales thermoélectriques que nous utilisons ont été achetées à l’Union soviétique, au plus tard en 1991, et sont en service depuis 31 ans.

Cela soulève un certain nombre de questions. Il est vrai que Cuba a traversé une grave crise économique dans les années 1990, appelée « période spéciale », mais lorsque l’économie a été remise sur pieds, il s’agissait d’acquérir la « souveraineté énergétique » par la « révolution énergétique » comme l’a dit Fidel. Or, en réalité Cuba était fortement dépendante du pétrole vénézuélien. Alors que le gouvernement d’Hugo Chávez se trouvait dans son meilleur moment sur le plan économique et politique, Cuba trouvait un appui très fort dans le pétrole vénézuélien. Cela a conduit à une pratique presque identique à celle avec l’Union Soviétique.

Mais à Cuba il n’y a pas eu de « souveraineté énergétique » en développant d’autres sources d’énergie. L’autosuffisance en carburant, et les centrales thermoélectriques n’étaient plus réparées pour une raison ou une autre. La question se pose alors de savoir si un tel budget pour le tourisme - en 2021, plus de 50 % du budget de l’État a été alloué au tourisme, une industrie qui était en crise à cause du coronavirus et maintenant à cause de la guerre russo-ukrainienne - n’aurait pas dû être alloué plutôt, non seulement à la nourriture et aux médicaments, mais aussi à la réparation des centrales thermoélectriques. Les spécialistes des centrales thermiques l’ont sûrement vu venir. Ils ont sûrement alerté leurs patrons, et ceux-ci ont sûrement, comme on dit à Cuba, porté la plainte. Mais celle-ci est restée dans un tiroir quelque part, ou n’a tout simplement pas eu d’importance à plus haut niveau.

La classe ouvrière se retrouve donc exposée à de très longues coupures de courant. Un petit détail qu’il ne faut pas perdre de vue est que les coupures de courant les plus longues se produisent dans les provinces les moins « loyales » au régime. Dans les provinces qui ne se sont pas mobilisées, ou très peu, lors des manifestations du 11 juillet 2021 - qui se sont prolongées dans certains endroits jusqu’au 12 juillet - les coupures de courant ont duré entre 6 et 8 heures toute la nuit. Ce jeudi 11 août, l’Unión Eléctrica de la province de Villa Clara a indiqué que la panne serait de 12 heures. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Que le gouvernement sait parfaitement où il peut et où il ne peut pas couper l’électricité.

Pour autant, les coupures de courant ont déjà atteint La Havane, avec deux jours de coupures prévus, chacune de 6 heures. Le 5 août, un accident s’est produit dans les réservoirs de stockage de pétrole près de Matanzas, ce qui a aggravé la situation énergétique et ajouté une autre journée de coupures, de sorte qu’à Marianao, le 10 août, il y avait déjà une coupure de courant de 4 heures pendant la nuit. Ceci, ajouté à la crise économique et la crise politique, qui se traduit par la baisse continue de la popularité du gouvernement, crée évidemment un fort mécontentement. Il y a une bureaucratie qui s’éloigne de plus en plus de la classe ouvrière, des masses populaires, de la jeunesse. Le mécontentement de la jeunesse cubaine, qui voit qu’elle n’a aucun moyen d’influencer les décisions du gouvernement, a conduit à des critiques et à une méfiance totale envers lui mais aussi à une certaine apathie voire même, malheureusement, une forme de droitisation.

Il y a également eu les manifestations dans la municipalité de Los Palacios, dans la province de Pinar del Río, et celles qui viennent d’avoir lieu à Altamira, à Santiago de Cuba. Du 15 juillet au 9 août, il y a eu au moins une manifestation par semaine. Si les blocages se poursuivent à La Havane, la capitale pourrait également exploser, et ce serait grave. Les bureaucrates ont dû être étonnés parce qu’ils avaient imposé un code pénal très strict vis-à-vis des manifestations. Des sanctions énormes ont été appliquées contre un groupe de manifestants le 11 juillet, et une forte propagande a été déployée pour les discréditer. Bien qu’ils sachent que le mécontentement est omniprésent, ils n’avaient peut-être jamais imaginé que c’était dans ces petits lieux périphériques que les manifestations publiques pouvaient commencer. Dans n’importe quel pays, quatre manifestations en un mois avec 200 manifestants chacune pourraient être banales. Mais à Cuba, où cela a toujours été tellement réprimé que dans l’imaginaire populaire, manifester dans la rue c’est commettre la contre-révolution, c’est différent. Aujourd’hui, avec la répression du nouveau code pénal et les précédents du 11 juillet, il est évident que Cuba vit un scénario sans précédent. Il ne faut pas oublier que les manifestations du 11 juillet n’ont pas commencé à La Havane mais à San Antonio de los Baños, une petite ville située à 30 km de la capitale.

En ce qui concerne la situation de pénurie, qui semble s’aggraver, comment se présente-t-elle actuellement ?

En plus de cette crise énergétique, il y a la pénurie, car la guerre russo-ukrainienne a eu un impact terrible sur la situation de pénurie, qui était déjà chronique à Cuba. Cette pénurie est exacerbée par le fait que le secteur économique privé est en expansion - et le secteur de l’économie cubaine où il est le plus présent est celui des services, de la gastronomie, de l’hôtellerie. Le secteur économique privé commence donc à accumuler de la nourriture, et l’État commence également à lui vendre de la nourriture. Cela contribue à créer une très grande pénurie de denrées alimentaires qui pour le coup est très visible à La Havane, contrairement aux coupures d’électricité que le gouvernement n’ose pas effectuer dans la capitale parce qu’il sait qu’il s’exposerait à d’éventuelles manifestations.

À La Havane, on peut ainsi voir de longues files d’attente qui, non seulement peuvent durer toute une journée pour acheter un produit de base, mais à l’issue desquelles on n’est même pas sûrs d’accéder à ce produit. On parle de produits aussi basiques que du poulet, de l’huile ou des produits d’hygiène, qui peuvent s’épuiser pendant que vous faites la queue. Cette conjonction de pénuries et de crise économique se traduit donc par le fait de ne pas avoir accès aux produits de base, parce qu’il n’y en a pas, et, quand il y en a, ils sont très chers parce que l’inflation se maintient à un niveau élevé. Tout cela constitue une situation très dangereuse.

Récemment, le ministre des finances, Alejandro Gil, a annoncé 75 nouvelles mesures économiques pour « dynamiser » l’économie du pays. Ces mesures peuvent être résumées comme suit : forte stimulation du secteur privé, réduction des politiques publiques, réduction des emplois publics et du budget de l’État. Étonnamment, cela a été accueilli avec un certain enthousiasme par la population cubaine, car l’idée a été véhiculée que le secteur privé est le secteur le plus efficace. Là où le secteur privé est le plus fort, c’est dans le secteur de la restauration, et comme l’État lui-même a démantelé toute la restauration d’État, la population voit apparaître une bourgeoisie efficace et prospère qui profite de ce démantèlement. Et cette bourgeoisie est de plus en plus efficace et prospère parce qu’elle reçoit le soutien de l’État. Elle ne reçoit pas d’argent de l’État, mais elle reçoit des matières premières et des marchandises à bas prix. Il faut ajouter à cela que ce secteur de la restauration est détenu par les bureaucrates eux-mêmes, par des hommes de paille placés par la bureaucratie ou par des personnes très proches d’eux.

Après les événements du 11 juillet 2021 et la répression par le gouvernement, il semble que la bureaucratie cubaine n’a fait que retarder une crise plus importante, avec en perspective une explosion sociale beaucoup plus importante que celle du 11 juillet. Comment voyez-vous la dynamique ?

Je vais parler non seulement en mon nom mais aussi au nom du collectif Comunistas car c’est une grande question que nous nous posons. Que peut-il se passer, quelle sera la sortie de la crise actuelle ? Voici les scénarios que nous avons mis sur la table.

Le premier scénario serait que le gouvernement cubain malgré une forte pression se sorte de cette situation sans connaître de fortes mobilisations ni d’explosion sociale. Ce scénario pourrait avoir lieu grâce à différents facteurs : la vague de répression et la propagande qui a été lancée durant le 11 juillet 2021 contre les manifestations, ainsi qu’une manœuvre similaire à celle qui avait été faite lors de la marche appelée par Junior García le 15 novembre 2021 [artiste cubain figure des mobilisations de juillet 2021 à Cuba] et qui consistait à présenter les manifestations comme démesurées et violentes. L’objectif était bien sûr de justifier la répression sur les lieux de travail, dans les institutions publiques et dans les usines où les militants du Parti communiste avaient placé des gardes, en expliquant qu’on s’attendait à des attaques contre toutes les institutions de l’État. A cette répression s’ajoute l’émigration de plus de 1% de la population cubaine en un peu plus de 7 mois, ce qui signifie qu’une partie des personnes qui pourraient être dans les rues pour manifester à nouveau sont parties. Ajoutez à cela l’offensive idéologique menée par le régime pour justifier ses réformes économiques et il se pourrait que le gouvernement sorte de toute cette situation sans explosion sociale, même si celle-ci se poursuit sous une grande tension.

Le problème est que je ne vois pas comment le gouvernement peut surmonter cette crise, parce qu’il y a aussi quelque chose qu’on oublie toujours, c’est que le blocus américain conduit à la persécution des entreprises qui essaient de négocier avec Cuba et leur inflige des amendes. Le service de livraison FedEx, par exemple, ne peut même pas envoyer de colis ou de documents d’une ambassade cubaine à une autre institution ou à un autre pays, ou vice versa. Pour donner un autre exemple les vaccins cubains contre le coronavirus, qui étaient très efficaces, n’ont pas été reconnus par l’OMS. Ce n’est pas une coïncidence, il y a la main des États-Unis derrière. Ajoutons cette pression économique à ce que j’ai dit à propos de la guerre russo-ukrainienne, à savoir que le tourisme ne fonctionne pas, et nous avons une situation où Cuba sortait d’une crise économique et reçoit un nouveau coup. En fin de compte, d’une manière ou d’une autre, Cuba est insérée dans la dynamique du marché capitaliste international. Il est donc très difficile de savoir quel type de sortie le gouvernement pourrait espérer de cette situation, c’est pourquoi ce scénario est totalement improbable.

Le deuxième scénario que nous envisageons n’est pas un soulèvement général qui pourrait être comme celui du 11 juillet 2021, qui a impacté le pays et qui a représenté un point de non-retour et une rupture totale dans le discours politique de la bureaucratie. Mais plutôt, un scénario comme celui qui a eu lieu au Vietnam en 2011, lorsqu’il y a eu environ 1000 grèves sans pour autant entraîner la chute du gouvernement vietnamien. La bureaucratie cubaine a su gérer les manifestations à Los Palacios, comme elle a géré les protestations dans une petite sucrerie de Matanzas, la sucrerie Australia. Le gouvernement n’a pas réprimé les protestations à Los Palacios, il n’a pas réprimé les protestations dans la sucrerie d’Australia. D’après les informations que nous avons pour le moment, aucun des manifestants n’a été traduit en justice. Peut-être le gouvernement apprend-il à gérer ces manifestations, tant qu’elles sont de faible ampleur. Peut-être a-t-il appris du désastre causé par la gestion du 11 juillet 2021, lors duquel la bureaucratie a essayé d’éteindre le feu avec de l’essence. Quand Díaz-Canel dit à la radio « révolutionnaires et communistes dans les rues, l’ordre de combattre est donné » cela sert à donner un avertissement général au niveau national que quelque chose se passe dans les rues. Ce deuxième scénario où une série de protestations sont acceptées pour permettre de relâcher la pression, où la bureaucratie réussit à gérer la tension jusqu’à ce qu’elle disparaisse progressivement, est possible. La bureaucratie peut gérer intelligemment, sans répression et sans provoquer elle-même une grande explosion sociale, ce qui est pratiquement arrivé le 11 juillet 2021.

Nous avons un troisième scénario : un soulèvement national. À cet égard, nous, communistes, avons toujours compris que celui-ci ne serait pas le fait de la contre-révolution, de l’impérialisme américain ou d’une quelconque opposition, tout comme cela ne s’est pas passé de cette façon le 11 juillet 2021. Aucune organisation n’a le pouvoir de convoquer les masses pour déclencher une mobilisation comme celle du 11 juillet 2021. Dans ce scénario, il faudrait voir qui pourrait être à la tête d’un tel soulèvement. C’est là que trois possibilités entrent en compte. La première, qui serait l’une des plus probables, est que la contre-révolution prenne la tête de ces manifestations. Nous savons ce que cela signifierait : la chute de l’État cubain et la construction d’un capitalisme néolibéral démasqué, d’un assujettissement durable et d’une dictature anticommuniste féroce. Une autre variante serait que la gauche critique prenne la tête de ces manifestations avec des drapeaux rouges, avec un programme socialiste pour commencer un processus socialiste révolutionnaire. Il s’agit d’une variable très difficile à atteindre. La troisième possibilité c’est qu’il se produise un scénario similaire à celui de la Russie, dans les derniers soubresauts de l’Union soviétique, où des manifestations - générées à l’époque, bien sûr, par un coup d’État du KGB en août 1991 - étaient dirigées par le secteur de droite de la bureaucratie. Un autre détail à prendre en compte ici est que Boris Eltsine, qui a été celui qui a mené les manifestations, n’est pas apparu du jour au lendemain, mais a créé une aile droite au sein du Kremlin et a pu émerger lorsque le moment favorable est venu. Jusqu’à présent, ce bureaucrate n’est pas apparu à Cuba. Cette aile droite, qui aurait l’intention réelle de renverser la bureaucratie pour devenir une nouvelle bourgeoisie, n’est pas encore connue ou n’existe pas.

Un quatrième scénario serait une rébellion populaire qui finirait par être menée par une sorte de front large, comme cela s’est produit en Roumanie par des militaires, des bureaucrates, des opposants de gauche et de droite, mais sans plan. Politiquement cela a fini par aller à droit, vers la restauration du capitalisme. La différence entre la Roumanie et la Russie est que la bureaucratie a favorisé la chute du socialisme - ou de ce qu’il y avait en Union soviétique - et lorsque des manifestations ont éclaté, le secteur le plus réactionnaire a pris la tête du mouvement et a utilisé les masses pour restaurer le capitalisme. La Roumanie a connu une explosion sociale ouverte où la mobilisation a fait fuir Ceaucescu et un gouvernement provisoire a été créé. Les forces armées ont été divisées et après quelques jours de combat, le gouvernement est tombé. Mais dans ce scénario il existe un schéma très dangereux, et c’est la raison pour laquelle la droite triomphe dans ces cas, à savoir qu’il n’y a aucune organisation à la tête des manifestations, et encore moins une organisation révolutionnaire. La propagande anticommuniste et en même temps celle de la bureaucratie ont fait qu’un syndicat composé de dockers comme Solidarnosc, je fais référence à la Pologne, a fini par être contrôlé par la droite qui, lorsqu’elle a triomphé, a introduit toute une série de réformes néolibérales.

Si, à l’heure actuelle, à Cuba, non seulement le gouvernement tombe, mais aussi l’État, parce que le gouvernement peut changer à la suite de protestations populaires sans que l’État ne change (ce qui ne s’est pas produit en Europe de l’Est parce que, dans ces pays, le gouvernement était tellement fusionné avec l’appareil d’État que la chute du gouvernement impliquait la chute de l’État) il sera extrêmement difficile pour la classe ouvrière cubaine de prendre le pouvoir et de commencer la construction d’une révolution socialiste. Ceux qui risquent de prendre le pouvoir, ce sera la droite la plus réactionnaire avec le soutien des États-Unis. En même temps, considérer comme acquis que si l’État cubain devait tomber à cause des mobilisations populaires, une révolution socialiste ne pourrait pas commencer, ce serait n’avoir aucune confiance dans la classe ouvrière.

Revenons au moment où tu parlais de l’expansion du secteur privé. Tu as mentionné une bourgeoisie émergente ou proto-bourgeoisie comme certains l’appellent. Quelle est son origine ? D’où viennent ces secteurs, et quelle est leur place dans l’économie elle-même ?

Tout d’abord, si nous nous en tenons au concept classique de la bourgeoisie selon Marx, la bourgeoisie est cette classe sociale qui, possédant les moyens de production quels qu’ils soient, achète de la force de travail pour mettre ces moyens de production en mouvement et générer de la plus-value. (…) Cette bourgeoisie à Cuba, disons, le propriétaire d’un kiosque, le propriétaire d’un tout petit magasin d’alimentation, cette bourgeoisie était seulement une classe « en soi », sans conscience d’elle-même, c’est-à-dire qu’elle ne générait pas sa propre culture, son propre comportement, ses propres habitudes, sa propre idéologie. On peut déjà parler d’une bourgeoisie existante en soi à Cuba, dès 1994, lorsque Fidel Castro a mis en place les premières réformes. Cependant, c’est avec le début des réformes économiques que Raul Castro a entamées en 2010, et qui vont s’accélérer à partir de 2014, que cette bourgeoisie est devenue une classe à part entière, consciente et active dans la préservation de ses intérêts.

Cette bourgeoisie cubaine peut être divisée en trois : il y a une bourgeoisie périphérique que l’on trouve dans la banlieue de La Havane et dans tout l’intérieur du pays et les campagnes. C’est une bourgeoisie principalement conservatrice, tendant vers le christianisme, une bourgeoisie issue de la paysannerie riche, issue des entreprises du lumpenprolétariat, issue des Cubains qui ont émigré et qui reviennent de Miami.

Il y a une deuxième bourgeoisie cosmopolite, éduquée, qui est principalement basée à La Havane. Ce sont ceux qui ont fait des affaires, qui sont des artistes qui ont accumulé des richesses avec la vente de leurs tableaux, des Européens liés à l’intelligentsia qui sont venus à Cuba et ont créé leurs entreprises liées au secteur du design, dans le design vestimentaire, mais aussi dans la restauration et qui reproduit les canons esthétiques de la bourgeoisie « branchée », connectée aux générations des millenials. Une bourgeoisie que l’on retrouve autant au Mexique dans des quartiers branchés de Mexico, comme le quartier de la Roma, que dans l’Europe la plus cosmopolite. C’est un phénomène qui se perçoit dans toute l’Amérique latine et qui est lié à la mondialisation. Une fois que Cuba a commencé à s’insérer dans cette mondialisation, une fois que ces étrangers ont débarqué à Cuba et ont créé ces entreprises, une culture bourgeoise libérale a commencé à émerger : des artistes plasticiens, des chanteurs, des réalisateurs ou des personnes liées au cinéma ou aux arts plastiques en général sont apparus. Ce sont donc quelques-unes des principales origines de la bourgeoisie à Cuba.

Nous avons aussi un troisième noyau, dont beaucoup d’entre nous connaissent des exemples personnels. Ce sont des enfants ou des proches de bureaucrates et de dirigeants politiques cubains qui, étonnamment, ont réuni les capitaux nécessaires pour créer des bars de luxe, des confiseries de luxe, des spas... Cela attire toujours beaucoup d’attention car le salaire d’un dirigeant cubain ne correspond pas à la somme d’argent nécessaire pour réaliser un gros investissement et entretenir tous les intrants nécessaires à ce genre d’activité capitaliste et entrepreneuriale privée. Je vais juste faire une comparaison : le salaire du président est de 25 000 pesos, ce qui, au taux actuel, représenterait environ 250 dollars. Avec cela, vous ne pouvez pas créer un bar de luxe, vous ne pouvez pas créer un restaurant de luxe et vous ne pouvez pas créer une confiserie de luxe. Et je parle du salaire du président, et d’un salaire qu’il reçoit après les réformes de la grille des salaires introduites par la Tarea Ordenamiento. C’est-à-dire qu’avant cela, en 2019, 2018 ou 2019, alors que de nombreux bureaucrates ou leurs proches possédaient déjà ce type d’entreprises, le salaire le plus élevé qu’ils pouvaient gagner était d’environ 50 dollars, 60 dollars, aucun n’atteignait 100 dollars. Il y a donc, pour le dire ainsi, quelque chose de louche.

Vous parlez d’une bourgeoisie, mais lorsque vous la comparez aux pays capitalistes, elle y représenterait une petite bourgeoisie ou une bourgeoisie moyenne. Ce n’est pas un secteur bourgeois qui possède une chaîne d’hôtels, qui possède des secteurs d’industrie, de grands secteurs de services, c’est-à-dire de grands moyens de production, des secteurs qui accumulent. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?

Oui, oui, c’est un très bon point. La contribution au produit intérieur brut générée par le secteur privé ne dépasse pas 20%, mais le secteur privé emploie déjà près de 30% de la population et les entreprises du secteurs privés ne sont pas des petites entreprises de 3 ou 4 employés. C’est une des mesures que le gouvernement a prises récemment : la loi sur les PME ne reconnaissait pas seulement les entreprises de 100 employés, mais aussi les chaînes de plusieurs restaurants qui vont de 100 jusqu’à 200 employés. Je me souviens parfaitement que le secrétaire du Conseil d’État, Homero Acosta, a déclaré lors des débats sur la Constitution qu’il n’y avait aucun problème avec l’accumulation de richesses, mais que ce qui était interdit et est interdit dans la Constitution, c’est l’accumulation du patrimoine. Et c’est là qu’on se dit que cet homme est cynique ou naïf, qu’il ne connaît pas l’histoire de la lutte des classes, parce que c’est bien l’accumulation du capital qui donne naissance à la bourgeoisie.

Nous n’avons pas affaire à une bourgeoisie qui possède des usines, ce qui est encore interdit, qui possède des mines, ce qui est interdit, qui possède des zones sucrières, qui possède des hôtels, mais c’est une bourgeoisie qui possède des restaurants qui marchent très bien, qui possède diverses maisons de location, qui possède des entreprises émergentes avec 100, 200 travailleurs et qui deviennent de plus en plus puissantes. En ce qui concerne les généraux technocrates, qui ont pu accumuler des biens, cela reste très incertain, car il n’y a aucun moyen de prouver qu’ils sont propriétaires d’entreprises et de moyens de production. C’est là qu’intervient le grand débat avec les cliffistes [courant trotskyste anglais du nom de Tony Cliff, fondateur du SWP britannique, et partisans de la théorie du « capitalisme d’État »] et que vous pouvez leur répondre : eh bien, ces gens sont manifestement des bureaucrates. L’autre jour, quelqu’un m’a demandé « maintenant vous, Comunistas, vous utilisez le terme de bureaucratie capitaliste » et nous parlons de bureaucratie capitaliste, non pas parce que nous sommes passés au cliffisme mais parce que c’est un fait que cette bureaucratie possède déjà des entreprises privées. La notion de « capitalisme d’État » de Tony Cliff postule que la bureaucratie possède tous les moyens de production d’un État ouvrier.

La meilleure façon de montrer que la bureaucratie n’est pas une classe - ce que Karl Marx nous explique aussi, c’est le principal mérite de Karl Marx, de montrer comment fonctionnent les sociétés capitalistes modernes et aussi les sociétés socialistes - c’est que lorsque la bourgeoisie a été politiquement vaincue dans la Russie bolchevique en 1917, lorsqu’elle a quitté complètement le pouvoir, elle est restée la bourgeoisie. Elle est restée la bourgeoisie parce qu’elle a continué à garder le contrôle de ses moyens de production jusqu’à ce qu’ils soient nationalisés, jusqu’à ce qu’ils soient expropriés. A l’inverse, les bureaucrates soviétiques, par exemple les bureaucrates de la République démocratique allemande et de la Pologne, lorsqu’ils ont perdu le pouvoir politique, ont immédiatement cessé d’être une bureaucratie. L’existence de la bureaucratie n’est pas conditionnée par des raisons purement économiques, mais par des raisons purement politiques. Nous pouvons voir ici, ceux d’entre nous qui vivent à Cuba, ceux qui ont vécu dans d’autres États ouvriers - États socialistes, comme certains les appellent, économies non capitalistes - qu’une entreprise d’État, disons, pour en revenir aux restaurants et aux bars, un restaurant d’État peut être en crise, en faillite, constamment dans le rouge, et ne pas fermer. Cela ne dépend pas des relations économiques. Par contre, une entreprise d’État peut fermer parce que le bureaucrate est destitué. C’est une décision politique, des relations politiques, qui décident de l’existence de la bureaucratie et non des relations économiques. Cependant, nous constatons que cette bureaucratie devient bourgeoise en possédant des entreprises privées, tout en restant des bureaucrates, des dirigeants, c’est pourquoi nous utilisons le terme de bureaucratie capitaliste à Comunistas.

Tout en tenant compte de tout ce que tu développes, des éléments de progression dans le déploiement de ce secteur social dont nous discutons, nous pensons que celui-ci continue d’être minoritaire et ne change pas le caractère de l’État, quand bien même qu’il le mine et se développe dans le feu des politiques restaurationnistes. Il nous semble que ce qu’on voit, c’est la constitution d’une base sociale importante pour une politique de restauration beaucoup plus offensive, d’où le danger qui se prépare. Qu’en penses-tu ?

Il y a un détail très important que certaines personnes naïves nous demandent parfois aux différents membres de Comunistas : quel est le problème avec les dirigeants cubains ayant des entreprises privées s’ils continuent à construire le socialisme ? C’est là qu’intervient la question de savoir qui est au pouvoir. Parce qu’il est évident que si une personne possède une entreprise privée, elle légiférera au profit de son entreprise privée et non au profit de la classe ouvrière. Pour donner un exemple concret, le gouvernement cubain - comme nous nous y attendions tous - a très bien géré la crise du coronavirus de mars 2020 à décembre 2021. En décembre, l’aile chinoise, pour ainsi dire, l’aile restauratrice de la bureaucratie, a manifestement prévalu, et cela s’est clairement vu, non pas tant dans l’assouplissement des mesures concernant le coronavirus, mais dans le type de mesures qu’elle a mises en place. L’État a notamment ordonné la réouverture du secteur privé de la gastronomie. Ici, quelqu’un pourrait penser : « peut-être qu’il l’a fait pour aider les travailleurs du secteur privé ». Seulement, les travailleurs du secteur privé n’avaient aucun soutien. Beaucoup ont perdu leur emploi. En revanche, il y avait quelques bureaucrates qui avaient des entreprises privées dans le secteur de la gastronomie et qui légiféraient en leur faveur. Exposer la classe ouvrière afin de sauver les entreprises, voilà donc un exemple simple de pourquoi il importe de savoir qui gouverne entre les travailleurs ou la bourgeoisie.

C’est l’un des débats que j’ai eus avec les membres du défunt 27N, qui a cédé la place au groupe Archipelago. J’avais l’habitude de leur dire : « à supposer que vous gagniez, quel système économique proposez-vous, quel système politique allez-vous mettre en place. Est-ce le capitalisme, ou allez-vous essayer de construire le socialisme ? » Ils répondaient : « Non Frank, c’est très dogmatique ce que tu dis ». Je leur ai répondu : « il y a essentiellement deux systèmes, l’un que l’on peut qualifier de non-capitaliste, et qui peut peut-être aboutir au socialisme, et l’autre qui est capitaliste. C’est mathématique : qui a le contrôle des moyens de production ? Qui va avoir au moins 50 + 1 des moyens de production, la classe ouvrière ou la bourgeoisie ? C’est un fait, ce n’est pas une question d’interprétation. Or, c’est là que ces gens essayaient d’éluder la réponse, parce qu’ils n’avaient pas d’autre réponse que de dire que ce ne sera pas la classe ouvrière, donc que ce sera la bourgeoisie.

Je lisais récemment L’État et la révolution de Lénine et il faut être très clair sur la phrase de Lénine qui dit que « l’État est une classe qui en opprime une autre ». Bien sûr, ici la classe ouvrière n’opprime pas la bourgeoisie, n’opprime pas la contre-révolution. On a un système où la bureaucratie, qui est en théorie sensée défendre la classe ouvrière, l’affronte dans les faits, tout en devant faire face à la contre-révolution du fait de son existence même. Comme cela s’est produit avec la bourgeoisie tout au long de l’histoire, aujourd’hui la bureaucratie cubaine n’a plus de caractère révolutionnaire. Mais, par sa propre existence politique et économique, elle se confronte à la contre-révolution. Aussi, tout en disant que la bureaucratie cubaine est aujourd’hui irréformable et pratiquement indéfendable, nous ne défendrons jamais la contre-révolution.

Ainsi, je suis étonné qu’il y ait des marxistes révolutionnaires qui défendent la loi d’amnistie pour l’ensemble des prisonniers politiques cubains du 11 juillet. Même si la majorité des prisonniers sont des travailleurs qui ont exercé leur droit légitime à la protestation, sans être appuyés par aucun groupe de droite, il y a aussi parmi eux des gens comme Luis Manuel Otero Alcántara, pour ne donner qu’un exemple. Ce dernier est un anticommuniste convaincu, ayant des liens directs avec les États-Unis. Une fondation de la droite la plus dure d’Argentine, appelée Cadal, soutient ouvertement Alcántara et son organisation : le Mouvement San Isidro. Aussi je m’interroge : comment peut-on exiger la libération de ces personnes ? Dans le même temps, c’est un devoir révolutionnaire d’exiger la libération des travailleuses et travailleurs arrêtés le 11 juillet.

A ce titre, j’en profite pour réitérer publiquement ma demande de libération et de respect des droits de la jeune fille transgenre Brenda Diaz, arrêtée le 11J, qui a été traitée comme un homme en prison, incarcérée dans des prisons pour hommes, obligée à s’habiller comme un homme et à être appelée par son prénom de naissance. Cela ne concerne pas seulement Brenda. Lorsque j’ai été emprisonné le 11 juillet, dans l’un des centres de détention où je me trouvais, je partageais une cellule avec deux jeunes filles transgenres, également détenues ce jour-là et auxquelles on avait donné des vêtements d’homme. Elles étaient dans la section réservée aux hommes et étaient appelées par le nom qui figure toujours sur leur carte d’identité.

Si la bureaucratie est irréformable, cela implique un programme politique pour lequel il faut se battre. Peux-tu nous en dire un peu plus sur comment vous reliez cette question au programme politique qui doit être mis en place à Cuba en ce moment ?

Un de nos camarades qui vit dans une des provinces du centre du pays nous dit toujours, à nous, camarades de La Havane, que la propagande officielle sur le 11 juillet a été très efficace. La position du gouvernement cubain sur les manifestations du 11 juillet a varié. Au départ, il avait un ton conciliant, tentant de réconcilier la société cubaine. Ensuite, il a commencé à insister sur le fait que les manifestations, si elles n’étaient pas contre-révolutionnaires, étaient la conséquence d’un mal-être, comptaient des révolutionnaires confus parmi les manifestants, et avaient été provoquées principalement par la propagande des réseaux sociaux. Or cette théorie s’effondre immédiatement, car la situation actuelle est pratiquement la même qu’au moment de l’explosion du 11 juillet. Et s’il y a eu plusieurs tentatives d’appeler à des manifestations depuis les réseaux sociaux, cela n’a pas marché. Finalement, au fur et à mesure que le temps passe, la bureaucratie cubaine, le gouvernement cubain, Díaz-Canel et les enquêteurs du ministère de l’Intérieur, utilisent désormais le terme de « coup d’État mou », faisant allusion au Maïdan en Ukraine. Cette propagande politique est donc très efficace, dans le sens où, en plus, la bureaucratie cubaine s’arroge et conserve une partie du capital politique qu’elle a hérité de la révolution cubaine.

Cela a des conséquences désastreuses : l’une est la démobilisation et même l’anticommunisme d’une bonne partie de la jeunesse. Plus de 145 000 Cubains sont entrés aux États-Unis par la frontière mexicaine depuis que le Nicaragua a levé le visa pour Cuba, c’est-à-dire depuis décembre. La plupart sont des jeunes. L’hégémonie du gouvernement cubain sur le discours socialiste en est, entre autres, la cause. En même temps, cela signifie que le gouvernement a malgré tout toujours une forte influence. Sur cette base, la propagande mensongère actuelle du gouvernement va jusqu’à dire que des millions de travailleurs ont écrasé les manifestations du 11 juillet. Or vous pouvez parfaitement voir dans les vidéos que ce n’était pas le cas. Nous avons donc ce facteur très compliqué. Le gouvernement cubain tient le discours socialiste, hégémonise une partie du capital politique hérité de la révolution, et crée de nouveaux instruments comme ces jeunes prétendument critiques du régime qui reçoivent toute la protection de la bureaucratie. Ce sont tous des enfants de bureaucrates, des conseillers de hauts fonctionnaires, ou des gens qui travaillent par exemple au Ministère des affaires étrangères.

Le régime promeut donc des jeunes à de nouveaux postes. Ces jeunes ont persécuté de jeunes intellectuels critiques, qui ont joué un rôle de persécuteur auprès de ceux d’entre nous qui ont été arrêtés le 11 juillet, qui, dans mon cas, ont lutté et obtenu mon licenciement. Généralement, ces jeunes opportunistes, promus à des postes ou bénéficiant de certains avantages, ont été, à un moment lointain qu’ils voudraient effacer, critiques du régime et la meilleure façon de nier tout passé révolutionnaire est de persécuter leurs anciens camarades. Ils représentent l’actualisation de la dégénérescence politique de la bureaucratie. Il s’agit d’une tentative ratée de lifting car les jeunes savent que ces derniers ne sont pas vraiment critiques et sont les plus fidèles du régime. Au milieu de ce scénario, il est cependant très difficile pour la gauche critique de faire un travail politique, car nous sommes confrontés à une situation doublement complexe. Paradoxalement, des milliers de jeunes ne croient pas au socialisme parce qu’ils ont cru la propagande de la bureaucratie : ils croient que Cuba est socialiste et ils voient toutes les erreurs et la dégénérescence politique de la bureaucratie comme du socialisme. C’est pourquoi, bien souvent, lorsque nous parlons aux jeunes travailleurs, ils répondent qu’ils ne veulent rien savoir du communisme.

Je me suis personnellement lié d’amitié avec les travailleurs d’un restaurant très prospère de La Havane dont je ne dirai pas le nom. Ces travailleurs travaillent plus de 12 heures, sans droit aux vacances, sans droit aux syndicats, sans droit de tomber malade, sans droit de tomber enceinte. Elle ne dépend que de la « bonne volonté » de l’employeur, de la direction. Et quand je leur ai fait voir que ce sont eux qui ont le pouvoir et qu’ils peuvent jeter les bourgeois dehors et créer un syndicat, ils ont vite pris peur et m’ont dit : « tu viens avec ton discours communiste ». C’est l’un des restaurants les plus prospères de Cuba et le patron ne leur donne même pas à manger. Ils ne leur donnent même pas une assiette de nourriture, ils doivent tout payer. Et le reste des employés du restaurant sont dans la même situation.

Voilà donc la situation politique. Ajoutez à cela que, si nous sortons dans la rue pour distribuer les mêmes articles que ceux que nous avons mis dans Comunistas, nous courons un risque élevé d’aller en prison pour avoir diffusé quelque chose appelé « propagande ennemie ». Il s’agit d’un article typique du code pénal, non pas du nouveau code pénal qui a été renforcé pour pénaliser les protestations, mais du même code pénal qui est en vigueur depuis la Constitution de 1976. C’était l’un des articles avec lesquels ils ont interdit le Parti ouvrier révolutionnaire trotskiste, parmi lesquels le dernier militant du POR-T, Juan León Ferrera. Je dis souvent à propos de lui qu’il mérite beaucoup plus de reconnaissance parce que tout ce que nous faisons aujourd’hui et ce que nous disons dans Comunistas, leur a coûté la prison, des années de prison, des années de répression.

Ni l’oppression politique ni la répression politique des dissidents de gauche ne sont des choses nouvelles. Cela existe depuis les années 1960. Quelle est la situation aujourd’hui ?

Écoutez, pas nous en tant que communistes, mais moi en particulier, nous avons été marginalisés politiquement. Beaucoup sont persécutés directement par la bureaucratie. Cependant, nous ne sommes pas emprisonnés comme Juan León et Idalberto Ferrera, des camarades qui ont purgé des années de prison pour avoir dit les mêmes choses que nous disons - même si le POR-T était un parti alors que nous sommes un petit groupement, regroupés dans un comité de rédaction.

Cela rend la situation de la gauche critique aujourd’hui très complexe, de même que la tâche de reforger une conscience dans la classe ouvrière. Tout cela rend la lutte des classes de plus en plus compliquée, tandis que même depuis l’étranger, cette gauche critique est difficile à appréhender. De fait, on retrouve en son sein des socialistes républicains, des sociaux-démocrates ouverts, des socialistes qui s’engagent sur la ligne du socialisme de marché à la Deng Xiao Ping, qui en réalité est un capitalisme dirigé par un Parti communiste. Il y a les anarchistes aussi, et il y a nous, marxistes, ainsi que d’autres petits collectifs de gauche qui sont aussi socialistes.

Profitant du fait que vous parlez des trotskystes dans les années 1960, vous avez parlé dans un article récent d’un « débarquement » du trotskysme à Cuba, qu’entendez-vous par là ?

Je fais émerger cette gauche critique après les manifestations du 11 juillet. Avant cela elle existait, il y avait par exemple des anarchistes qui étaient toujours organisés, mais la consolidation et l’internationalisation de cette gauche critique est venue après le 11 juillet. Le saut vers l’internationalisation de la gauche critique trouve également son origine dans l’événement Léon Trotsky, du 6 au 8 mai 2019, où le trotskisme a réussi à débarquer à Cuba, et à y rester. Ils étaient absents à Cuba depuis 1973. Bien sûr, la camarade Celia Hart était là, mais l’émergence d’un secteur intéressé par la présence de la pensée de Léon Trotsky, d’étudiants demandant le livre « La révolution trahie » pour le lire, cela ne s’était pas produit depuis 1973. Et l’événement Léon Trotsky que je mentionne a provoqué l’arrivée du trotskysme, qui s’est consolidé avec la fondation de Comunistas le 10 juin 2020 et des événements du 11 juillet. Comunistas a ainsi servi de pont pour l’atterrissage du trotskysme, mais surtout - plus que les organisations – des idées de Trotsky. Celles-ci sont l’outil principal pour comprendre la chute de l’Union soviétique. Si nous nous contentons de Lénine, il est presque impossible de comprendre la dégénérescence de l’État ouvrier.

Personne, aucun marxiste avant Trotsky, n’avait annoncé et décrit aussi bien et aussi précisément la chute de l’Union soviétique, qui est magistralement exposée dans La révolution trahie. Rosa Luxemburg avait fait un point, très rapidement, dans son texte La révolution russe, mais sur deux ou trois phrases. Trotsky consacre de son côté tout un excellent livre intitulé La révolution trahie à la question, en plus de tous les autres textes que nous connaissons déjà. C’est un livre que l’on nous demande de plus en plus souvent, à nous communistes : « un exemplaire de La Révolution trahie, un exemplaire de La Révolution trahie ». Et nous avons toujours dit à tous les camarades trotskystes que lorsqu’ils arrivent à Cuba, ils doivent venir avec un exemplaire de La Révolution trahie. Pas pour nous le donner, mais pour l’offrir à la personne, au jeune qu’ils rencontrent, dans le lieu où ils séjournent, qui voit qu’ils sont de gauche et qu’ils ont des désaccords, qu’ils critiquent la bureaucratie. Il faut leur dire : eh bien, lisez ceci et puis si vous voulez contacter Comunistas, mais lisez d’abord ceci, La révolution trahie.

Dans la gauche critique et la jeunesse, beaucoup de jeunes qui n’avaient pas encore de liens avec nous ont réussi à voir des publications et différentes organisations trotskystes. Il y a même un phénomène intéressant de jeunes gens qui ont un a priori positif sur le trotskysme, malgré la propagande bureaucratique. On voit donc que quand on chercher une perspective marxiste révolutionnaire qui soit une alternative au discours de la bureaucratie, ce que l’on trouve ce sont des idées trotskystes. Et il était et devient très intéressant de voir comment les trotskystes ont construit une réponse marxiste à la crise. Et c’est quelque chose qui démontre l’effritement de l’hégémonie politique de la bureaucratie, qui a également été démontré dans la pratique - et c’est ce qu’ils craignent - avec le 11 juillet, lorsque des milliers de jeunes travailleurs sont sortis pour protester contre eux. Parce qu’à Cuba, il y a une aspiration à une sortie de crise par la gauche. D’ailleurs, je parle toujours des trotskysmes parce que je ne pense pas que tous les courants soient les mêmes. Le courant trotskyste international que vous représentez avec la FT-CI, les groupements morénistes, certains groupements posadistes, les cliffistes, le Secrétariat unifié, le Partido Obrero ou Política Obrera, représentent des positions différentes.

Pour en revenir à la question du programme politique pour Cuba, comment est-elle traitée dans la gauche critique ?

Nous devons également comprendre que ce large éventail de la gauche critique rend également la lutte plus complexe. Mais il est normal que de nouveaux collectifs et de nouveaux médias émergent au sein de la gauche critique, au sein d’une opposition de gauche à la bureaucratie, car c’est le cycle naturel de la lutte des classes. La bureaucratie est de plus en plus usée, les communistes frappent à notre porte, des étudiants de toutes les provinces nous parlent. Petit à petit, mais d’autres collectifs vont continuer à émerger, d’autres médias vont continuer à émerger, parce qu’il est inévitable de voir que la bureaucratie devient de plus en plus indéfendable.

Que s’est-il passé ? Comme je le disais précédemment, la bureaucratie a récemment, par exemple, annoncé 75 mesures qui ne font que renforcer la Tarea Ordenamiento. C’est dans cela que s’inscrit la fin du peso convertible (CUC), qui ne fait que générer de l’inflation avec l’envolée du dollar. En 2003, alors que l’économie cubaine était très stable, Chávez nous fournissant tout le pétrole et la nourriture dont nous avions besoin, le camarade Juan León Ferrera annonçait déjà que l’inflation allait être le fouet de la classe ouvrière, parce que celle-ci n’avait pas le contrôle des moyens de production.

Cette mesure s’ajoute au fait que le même ministre, dans ce paquet de mesures, annonce que le secteur budgétisé [presupuestado], c’est-à-dire l’ensemble des institutions qui reçoivent de l’argent directement de l’État et ne produisent pas directement, va être analysé et que les programmes d’aide sociale vont être revus. Ce dont il s’agit évidemment c’est d’une coupe dans la politique sociale et dans les emplois publics. Ca va se faire, le secteur économique privé sera renforcé. Un tel programme ne peut pas être défendu par la gauche critique. En outre, dans le même temps, les libertés politiques et sociales sont réduites.

Quel est donc le programme à défendre face à cette situation ? Le contrôle des travailleurs sur les moyens de production et la démocratie ouvrière. La classe ouvrière cubaine ne peut pas décider du cours économique et politique de Cuba. Ainsi, le programme des communistes - et c’est le programme que tout marxiste cohérent et conséquent à Cuba devrait avoir - est d’exiger que la classe ouvrière prenne directement le contrôle des moyens de production, et puisse décider des politiques économiques, étrangères et nationales à suivre, qu’elle puisse décider directement. La question de comment le faire, que faire ? comme dirait Lénine, est plus compliquée à cause de tout ce que je vous expliquais. Car comment faire pour que la classe ouvrière prenne le pouvoir ? Parce qu’il faut évidemment qu’il prenne le pouvoir.

La bureaucratie ne va pas retirer ses avantages politiques, son pouvoir politique, elle ne va pas le donner à la classe ouvrière, elle ne va pas lui donner le pouvoir de décider des entreprises qu’elle contrôle, qu’elle ne possède pas, mais qu’elle contrôle ; de ses entreprises privées. Elle ne va pas donner à la classe ouvrière la capacité de décider économiquement, parce que la classe ouvrière ne va pas légiférer contre lui, elle ne va pas devenir chômeur, elle ne va pas fermer des entreprises, elle ne va pas couper les politiques sociales, quelle classe ouvrière va faire cela, quelle personne va être affectée, au nom de quoi ?

Il s’agit donc manifestement d’une bureaucratie irréformable, mais nous sommes également confrontés à un autre dilemme. Si maintenant la bureaucratie cubaine tombe, qui montera au pouvoir, qui est organisé, qui a de l’argent ? La contre-révolution. Si la bureaucratie tombe maintenant à cause des protestations populaires, le plus probable est que ces groupes organisés par la contre-révolution avec le soutien direct des États-Unis, en l’absence du pouvoir que cela générerait, débarquent. Ce que nous vivrions serait une dictature anticommuniste et néolibérale. Nous le savons tous. Il est également nécessaire de voir quel rôle la gauche critique peut jouer dans ce processus de lutte, au moment même où il se produit, où il a lieu.

Trotsky a connu un dilemme très similaire au nôtre, au point que même lorsque Staline a envahi la Finlande, Trotsky ne cesse de dire que nous devons défendre l’État ouvrier, le peu qui reste de l’Union soviétique. C’est là que la première grande discussion entre Schachtman et Trotsky a eu lieu. Nous sommes donc dans la même situation. Déjà dans Défense du marxisme, il dit ouvertement qu’il doit y avoir une révolution, il dit que nous devons profiter de la Seconde Guerre mondiale pour cela. Mais en même temps qu’il défend l’État ouvrier contre la contre-révolution, l’impérialisme, il soutient qu’il doit y avoir une révolution politique contre la bureaucratie, les travailleurs doivent faire cette révolution. Nous avons donc le même dilemme ici à Cuba.

Merci beaucoup Frank pour cette interview. Nous aurons l’occasion de discuter à nouveau de diverses questions que nous avons abordées au cours de cette conversation mais que, pour des raisons d’espace, nous n’avons pas pu traiter en profondeur.

 
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