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13 de juin de 2022 Twitter Faceboock

Analyse internationale
Guerre en Ukraine et réarmement : vers le retour d’un « problème allemand » en Europe ?
Juan Chingo

Compte tenu de ses relations avec la Russie au cours des dernières décennies, le virage anti-russe de l’Allemagne est d’une ampleur surprenante. Pour autant, la volonté des États-Unis d’imposer une rupture complète des liens pourrait constituer une nouvelle source de friction entre les deux partenaires au centre de l’OTAN renaissante.

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Ces derniers mois, nous avons assisté à un réajustement général de la politique étrangère et de sécurité de l’Allemagne, à l’avant-garde des changements géopolitiques qui affectent l’Europe depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Le réarmement historique, la fin de « l’Ostpolitik » et les autocritiques ou sanctions des principales figures de cette politique, ainsi que le bellicisme débridé des anciens pacifistes verts en sont le signe le plus éloquent.

Le réarmement allemand et l’« OTANisation » de l’UE

Selon le rapport Trends in World Military Expenditure, l’Allemagne est en 2021 le troisième pays d’Europe centrale et occidentale à dépenser le plus en matière militaire, après le Royaume-Uni et la France. L’année dernière, elle a dépensé 56 milliards de dollars pour ses forces armées, soit 1,3 % de son PIB. Le 27 février, trois jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le chancelier Olaf Scholz annonçait un plan visant à accroître la puissance de l’armée allemande, en engageant 100 milliards d’euros du budget 2022 en faveur des forces armées et en réitérant sa promesse d’atteindre et de dépasser le seuil de 2% du PIB pour les dépenses de défense, conformément aux exigences de l’OTAN. Cette décision fondamentale peut conduire Berlin vers le statut de première puissance militaire d’Europe.

Mais contrairement aux souhaits français, cette augmentation significative des dépenses militaires ne signifie pas que l’Allemagne s’est soudainement accordé avec le schéma de défense européen à la française, c’est-à-dire l’autonomie stratégique continentale si chère au président français Macron. Au contraire, ses objectifs sont liés à sa propre vision de la sécurité et à ses intérêts nationaux. En tant que puissance centrale de l’UE, l’Allemagne est géographiquement plus proche de la Russie que la France et considère donc Moscou comme plus dangereux pour elle que Paris. Elle est également plus préoccupée par la sécurité des pays d’Europe centrale et orientale, où elle cherche à conserver un avantage géo-économique et qui constituent une barrière pour les Russes. Une Russie plus offensive implique une accentuation de la rivalité avec Berlin pour le contrôle de l’Europe orientale, située entre les deux pays.

Ces besoins ancrent fortement l’Allemagne dans l’OTAN. Avec le nouveau fond spécial de défense, l’Allemagne est prête à favoriser non seulement sa propre industrie de guerre, mais aussi les armements américains, au détriment des programmes franco-allemands. En fait, ce fond spécial de défense sera principalement consacré au renforcement du complexe militaro-industriel allemand [1]. L’Allemagne, quant à elle, dépend du parapluie nucléaire de l’OTAN, et donc des Américains. La guerre en Ukraine renforce cette dépendance. La décision d’acheter le F-35 signifie ainsi que Berlin veut continuer à accueillir des ogives américaines sur son territoire [2].

Comme nous l’avons déjà expliqué, l’administration américaine a été favorable au réarmement et au renforcement des capacités militaires en Allemagne, ainsi qu’au Japon. En effet, du point de vue de Washington, ces deux puissances impérialistes « démocratiques » contribueraient activement à contrebalancer la force militaire de la Russie et de la Chine. De son côté, la Pologne, nouvel acteur clé en Europe de l’Est et sur le front anti-russe, est particulièrement intéressée par la modernisation des forces aériennes et blindées allemandes. L’augmentation prévue des effectifs de la Bundeswehr par le ministère allemand de la défense laisse penser que l’Allemagne sera en mesure de déployer davantage de soldats dans les États baltes, notamment en Lituanie, dans les années à venir [3]. La Pologne espère également que l’augmentation des dépenses militaires permettra à l’Allemagne de mettre plus rapidement trois divisions modernisées à la disposition de la force de réaction rapide de l’OTAN (dont la création est prévue en 2031). L’objectif des autorités de Varsovie est de renforcer l’inter-opérabilité des armées allemande et polonaise. Pour la Pologne, le meilleur remède à la résurgence d’une Allemagne agressive consiste dans le renforcement des liens entre les armées allemande et polonaise au sein de l’OTAN et à la coopération avec les États-Unis, qui sont réticents à s’engager dans tout conflit germano-polonais. La Pologne et l’Allemagne participent déjà régulièrement aux exercices « Defender Europe », coordonnés par les États-Unis et destinés à défendre le flanc oriental de l’Alliance atlantique.

Satisfait de cette évolution indispensable à la poursuite de l’hégémonie américaine sur le continent européen, l’actuel président des États-Unis a récemment déclaré, sans diplomatie, comme à son habitude, que « les actions de Poutine étaient une tentative, pour ainsi dire, de « finlandiser » toute l’Europe, de la rendre neutre. Au contraire, il a « otanisé » toute l’Europe » [4].

La fin de « l’Ostpolitik » et le passage de la géo-économie à la dissuasion militaire contre la Russie

Pendant la guerre froide, à partir de la fin des années 1960, l’Allemagne de l’Ouest a poursuivi une Ostpolitik (« nouvelle politique vers l’Est ») qui visait à normaliser les relations avec Moscou. C’est Willy Brandt, en tant que chancelier social-démocrate (SPD) de l’Allemagne de l’Ouest (RFA) de 1969 à 1974, qui a initié cette politique qui consistait à normaliser les relations avec l’Union soviétique, mais aussi l’Allemagne de l’Est (RDA) et les autres pays d’Europe de l’Est afin d’assurer une paix et une sécurité durable en Europe [5]. Cette orientation s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui, l’Allemagne se considérant comme un pont entre les alliés occidentaux et Moscou, tentant d’équilibrer ses engagements envers ses partenaires tout en essayant de maintenir de bonnes relations avec la Russie. Il s’agissait de favoriser la diplomatie, d’essayer de s’engager avec la Russie sur plusieurs fronts, de cultiver les liens économiques entre les deux pays, à l’image de l’initiative « Nord Stream 2 », et de s’appuyer sur ces instruments comme levier pour éviter tout conflit.

S’il y a quelqu’un qui incarne cette politique, c’est bien Frank-Walter Steinmeier, l’actuel président de la République fédérale, qui incarne la « connexion russe » du SPD. M. Steinmeier a été le chef de cabinet de M. Schröder au cabinet du chancelier de 1999 à 2005, il a été deux fois (2005-2009 et 2013-2017) ministre des affaires étrangères de Mme Merkel et a été pendant quatre ans (2009-2013) chef de l’opposition au Bundestag. La lourde purge contre une personnalité de cette envergure est un signe du tournant géopolitique que prend Berlin. D’un certain point de vue, les références néolibérales et atlantistes de Steinmeier semblent être impeccables. Auteur de l’Agenda 2010, Steinmeier, en tant que chef de la Chancellerie et coordinateur des services secrets allemands, a permis aux États-Unis d’utiliser leurs bases militaires allemandes pour recueillir et interroger des prisonniers du monde entier pendant la « guerre contre le terrorisme », peut-être en compensation du refus de Schröder de participer à l’aventure américaine en Irak. Il n’a pas non plus fait grand-chose face à la détention à Guantánamo de citoyens allemands d’origine libanaise et turque, arrêtés, enlevés et torturés après avoir été pris pour d’autres. Or, depuis les premiers jours de la guerre, on lui reproche ouvertement la dépendance énergétique de l’Allemagne et sa collaboration avec la Russie. À tel point qu’il a été déclaré persona non grata à Kiev, un cas unique dans l’histoire récente d’un mépris flagrant pour un homme politique allemand de premier plan. Tout cela malgré son « autocritique » puisque, le 3 avril, le président Frank-Walter Steinmeier a reconnu dans un « bilan amer » : « mon adhésion à Nord Stream 2 était clairement une erreur », expliquant : « nous nous sommes agrippés à un projet auquel la Russie ne croyait plus et contre lequel d’autres partenaires nous avaient mis en garde ». « Nous n’avons pas réussi à construire une maison européenne commune », a déclaré M. Steinmeier. « Je ne croyais pas que Vladimir Poutine accepterait la ruine économique, politique et morale complète de son pays au nom de sa folie impériale » a-t-il ajouté. Concluant : « en cela, j’ai, comme d’autres, eu tort » [6].

C’est cette politique basée sur le fondement de l’interdépendance économique qui a échoué. La tentative désespérée de Macron, Scholz et du ministre des affaires étrangères Baerbock, lors de leur voyage à Moscou avant l’ouverture des hostilités, d’avertir Poutine qu’une agression russe entraînerait inévitablement la fin des relations économiques, la rupture de l’interdépendance énergétique et la séparation des systèmes financiers, n’a pas empêché le conflit. La tendance à l’augmentation des dépenses de défense dans tous les pays européens, et en particulier en Allemagne, marque le passage d’un processus régulier d’instauration de la confiance fondé sur l’interdépendance économique à un processus plus manifeste de domination typique de l’ère impérialiste, qui repose davantage sur la dissuasion militaire.

Du pacifisme petit-bourgeois au bellicisme effronté des Verts

Si la faction pro-russe du SPD dirigée par l’ancien chancelier Schröder incarne - pathétiquement dans ce dernier cas - les liens géo-économiques entre l’Allemagne et la Russie, ce sont les Verts, un parti né du pacifisme et du mouvement antinucléaire, qui incarnent aujourd’hui le plus résolument le tournant géopolitique et belliciste de la coalition gouvernementale allemande. Ainsi : « quelques jours après le début de la guerre, Annalena Baerbock a annoncé que les sanctions occidentales devaient « ruiner la Russie » et, à la mi-mai, elle a ajouté que l’Allemagne n’importerait « plus jamais » de gaz de Russie. Cela a suscité des critiques prudentes de la part du président de la CDU, Friedrich Merz, qui a déclaré : « Je ne partage pas cette forme apodictique » de l’annonce du ministre des affaires étrangères. La semaine dernière, Mme Baerbock a fait sensation en mettant en garde contre la « lassitude de la guerre » : « Nous avons atteint un moment de lassitude », a déclaré la politicienne verte. Cela est dû, entre autres, au fait que les prix de l’énergie et des denrées alimentaires ont fortement augmenté, provoquant un mécontentement croissant au sein de la population. Malgré cela, elle a insisté sur le fait que les sanctions contre la Russie devaient être maintenues. » [7]

La mutation de cette force politique n’indique pas seulement un changement dans son leadership, mais s’accompagne largement de sa base sociale, qui a vieilli et s’est embourgeoisée au fil des ans. Celle-ci est passée de la lutte pour un désarmement progressif, à la nécessité de disposer d’armes modernes en grande quantité pour garantir la paix. Ainsi, « l’opinion selon laquelle il faut « être prêt à défendre la patrie et la liberté par tous les moyens nécessaires » est exprimée de manière plus décisive parmi les partisans des Verts que parmi ceux de tous les autres partis. Les Verts sont également loin devant dans leur soutien à la livraison d’armes lourdes. L’explication de ce phénomène réside dans l’évolution du parti lui-même, dont la génération fondatrice est passée depuis longtemps des mouvements sociaux des années 1980 à des positions professionnelles bien rémunérées et sûres. La proportion de fonctionnaires et de personnes occupant des postes dans l’administration publique est plus élevée chez les Verts que dans tous les autres partis, et la proportion de personnes à faible revenu est la plus faible chez les Verts. Ainsi, les Verts sont individuellement les moins affectés par la réaction négative des sanctions sur l’approvisionnement et l’économie de leur propre pays » [8].

Le caractère non dissimulé de leur bellicisme s’exprime brutalement dans les déclarations particulièrement agressives des politiciens du gouvernement vert. « Nous devons également fournir des armes lourdes » a exigé Anton Hofreiter, membre vert du Bundestag, le 6 avril, y voyant « la realpolitik dans ce qu’elle a de plus brutal ». Sur la question de savoir si la Russie pourrait classer l’Allemagne comme partie prenante à la guerre, il a considéré cette option « risquée », mais nécessaire. Un peu plus tard, le ministre allemand de l’agriculture, Cem Özdemir (Verts), a déclaré qu’il serait « important que l’Occident soutienne l’Ukraine avec des armes supplémentaires », notamment « plus efficaces ». « L’Allemagne ne devrait pas faire d’exception », a déclaré Özdemir, ajoutant que les livraisons d’armes étaient, après tout, nécessaires pour empêcher une famine mondiale, avec des succès militaires contre la Russie. Le ministre allemand de l’économie, Robert Habeck (Verts), s’est fait l’écho de ce point de vue : «  Il faut fournir davantage d’armes », a-t-il exigé à la mi-avril. « Bien sûr, étouffer la guerre signifie aussi augmenter la quantité et la qualité des livraisons d’armes. Après tout, les forces armées ukrainiennes combattent la Russie également en notre nom » [9].

La crise du pacifisme petit-bourgeois allemand liée au réarmement allemand marque un changement fondamental dans la politique allemande : l’Allemagne ne sera plus centrale en Europe uniquement en raison de sa puissance économique et financière ou de sa rigueur fiscale, mais aussi en raison de sa capacité militaire. Même si les plans de réarmements allemands connaîtront sans doute une certaine inertie politique et n’auront qu’un effet à long terme, ils ne s’évanouiront pas dans la nature, mais se matérialiseront en troupes, en chars, etc. Le nouveau scénario d’une Allemagne remilitarisée et ses effets sur la géopolitique du couple franco-allemand, et du continent européen ré-hégémonisé par Washington, prennent une dimension centrale.

Et pourtant, la question allemande persiste

Comme nous l’avons expliqué dans un article récent, dans la guerre actuelle en Ukraine, les « États-Unis cherchent à user la Russie au point d’en faire un partenaire diminué de la Chine. Pour cela, Washington a tactiquement besoin d’un véritable partenaire en Europe, car il ne peut plus garantir au Vieux Continent la même sécurité que par le passé ». Tous les éléments développés ci-dessus vont dans ce dernier sens, démontrant comment la boussole de la politique allemande a basculé dans une direction anti-russe. Mais stratégiquement, c’est insuffisant pour la puissance qui reste encore hégémonique. C’est pourquoi l’objectif, pas si secret, de l’opération américaine en Ukraine est de briser une fois pour toutes la relation qui unit les deux principaux acteurs de la scène continentale : la Russie et l’Allemagne.

Pour les Américains, l’obsession des prédictions du géographe, aventurier et homme politique Sir Halford Mackinder est comme un fantôme qui les hante en permanence. Comme l’explique à juste titre Sir Lawrence Freedman [10] : « en observant les vastes territoires de l’Eurasie, Mackinder a vu que l’Allemagne ou la Russie (ou les deux ensemble) pourraient en venir à tout contrôler, ce qui leur permettrait d’acquérir une telle puissance qu’il serait presque insignifiant de protéger leurs mers... Sa théorie a pris une forme plus élaborée dans un livre publié juste après la Première Guerre mondiale, dans lequel il a donné aux terres de l’Eurasie leur nom, « l’arrière-pays ». C’est-à-dire la « région à laquelle, dans les conditions actuelles, une puissance maritime ne peut en aucune façon accéder ». Il a divisé le monde en un pôle « île-monde » potentiellement autosuffisant, où se trouvent l’Eurasie et l’Afrique, et le reste des îles environnantes qui formeraient la « périphérie » - y compris les Amériques, l’Australie, le Japon, les îles britanniques et l’Océanie. Ces petites îles dépendaient de la navigation pour leur survie. Malgré la défaite de l’Allemagne en 1918, Mackinder comprend qu’un danger fondamental subsiste : « L’évolution stratégique constante des puissances terrestres vis-à-vis des puissances navales ». De ce problème, il a tiré le conseil suivant : garder « les Allemands et les Slaves » divisés. Trois maximes ont été tirées de cette analyse : « Celui qui dirige l’Europe de l’Est contrôlera l’arrière-pays ; celui qui dirige l’arrière-pays contrôlera l’île-monde ; et celui qui dirige l’île-monde contrôlera le monde » [11].

Bien que clairement structurée au sein de l’OTAN, l’Allemagne conserve pour les États-Unis une entente invisible avec la Russie, structurée par cinquante ans d’interdépendance énergétique baptisée au plus fort de la guerre froide et aujourd’hui symbolisée par le gazoduc sous-marin Nord Stream qui continue de pomper le gaz sibérien vers la côte baltique de l’Allemagne. Son double (Nord Stream 2) reste temporairement inactif. Les États-Unis, ainsi que les États de l’Est et les États baltes, font pression pour l’imposition de la « mère de toutes les sanctions », qui briserait l’interdépendance énergétique entre les deux puissances. Cependant, même cette mesure extrême n’est pas susceptible de briser les habitudes et les trajectoires géopolitiques qui ont rapproché les Allemands et les Russes depuis des temps immémoriaux.

Après le 24 février 2022, le nadir des relations germano-russes, les besoins stratégiques des deux grandes puissances transatlantiques commencent à se croiser. Pour les Allemands, le jour où la guerre sera terminée, la Russie devra retrouver sa place dans le concert européen. Pour les États-Unis il s’agit de créer un nouveau rideau de fer et de le renforcer. La conception américaine est que, plus les pertes russes - matérielles, financières et économiques - sont importantes, plus Moscou deviendra une « puissance régionale », comme l’a laissé entendre un jour l’ancien président Obama. Cette perspective, et le risque que la guerre en Ukraine se poursuive dans les années à venir, sont rejetés par les puissances de la « vieille Europe », qui ne veulent pas entrer dans une spirale de réarmement sans fin, avec le risque que cela comporte pour le maintien de la « paix sociale » dans leurs pays respectifs. Washington attend également des Européens qu’ils assument pleinement leurs responsabilités en matière de sécurité européenne, afin qu’ils puissent se concentrer pleinement sur le différend avec la Chine, tout en poussant à un désengagement vis à vis de celle-ci. L’Allemagne et d’autres puissances européennes, déjà affaiblies par la perte des liens économiques et commerciaux avec la Russie qui, au mieux, ne dureront qu’un certain temps, riposteront, créant ainsi une nouvelle source de friction.

Sur un plan plus stratégique, le réarmement allemand vise avant tout à renforcer le leadership de l’Allemagne au sein de l’Union européenne. Aujourd’hui, l’Allemagne, surtout après la sortie du Royaume-Uni de l’UE, peut théoriquement retrouver la position de « commandant en chef », coupant l’herbe sous le pied à la France et à ses projets d’autonomie stratégique, qui ne sont pas appréciés par Washington. Si l’Allemagne parvient à retrouver ses capacités militaires après un certain temps, elle retrouvera tous les attributs de sa souveraineté, largement amputée après la défaite de la Seconde Guerre mondiale. Sous ses habits européens et ancrée dans l’OTAN, l’Allemagne tentera d’imposer et de faire partager ses vues à ses partenaires impérialistes. Derrière son appel à une « alliance globale entre les pays engagés dans le droit international », selon le langage moral-diplomatique de l’ambassadeur Christoph Heusgen [12], l’autre face de la politique pro-russe de l’Allemagne est l’anti-américanisme.

Préoccupé par le manque de légitimité de l’Occident dans le monde entier et exprimant la position d’une puissance impérialiste encore faible et bégayante sur la scène internationale, Heusgen termine son article de manière provocante en pleine guerre avec la Russie, en déclarant que « les lignes de fractures d’aujourd’hui ne sont pas celles qui opposent l’Ouest et l’Est communiste, comme c’était le cas pendant la guerre froide. Elles se situent entre ceux qui adhèrent à un ordre international fondé sur des règles et ceux qui n’adhèrent à aucune loi, mais seulement à la loi du plus fort. »

Cette issue pour l’Allemagne, qui veut être un acteur global dans un monde fondé sur un équilibre entre les différents pôles de puissance, n’est pas seulement utopique, mais se heurte ouvertement à la politique des États-Unis, dont la seule garantie de survie dans un ordre international anarchique est la primauté, c’est-à-dire non pas l’équilibre avec les autres puissances, mais la domination sur elles. Cette politique, qui exprime pleinement les tendances profondes du système impérialiste mondial, ne permet pas de se reposer sur ses lauriers et conduit les États, aussi puissants soient-ils, à rechercher davantage de puissance. Pour eux, il n’y a pas de possibilité de repos. Comme l’explique John J. Mearsheimer dans The Tragedy of Great Power Politics, loin de se comporter de manière défensive, « une grande puissance disposant d’un avantage de puissance notable sur ses rivaux est susceptible de se comporter de manière plus agressive parce qu’elle en a la capacité, ainsi que l’incitation, à le faire » [13].

On voit ici que derrière la façade de l’unité occidentale, de fortes divergences intra-européennes se préparent, notamment entre les pays de l’Est et les Baltes et la vieille Europe, mais aussi entre la France et l’Allemagne [14] et entre l’Allemagne et les États-Unis. La prolongation de la guerre, les conditions de la paix, les difficultés américaines à transformer ses avancées en Europe en une victoire stratégique, tout indique que les différences entre les grandes puissances occidentales pourraient s’aggraver, permettant au front réactionnaire qui avait marqué par sa dynamique dans les premiers mois de la guerre de se fracturer, et à d’autres tendances plus subversives et révolutionnaires de commencer à s’exprimer.

Notes :

[1] Une épée de Damoclès dans les projets avec Paris, qui font déjà l’objet de négociations difficiles en raison des exigences allemandes en matière de propriété intellectuelle et de restrictions à l’exportation.

[2] Là encore, au détriment de la volonté de Paris, qui craint que cela ne nuise au développement du combat franco-germano-espagnol (Scaf), malgré les assurances du chancelier Scholz. Avec davantage de moyens américains, la France aura de plus en plus de problèmes d’interopérabilité.

[3] Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, Berlin a renforcé sa présence militaire dans cette région, notamment en Lituanie, où elle est à la tête d’un bataillon multinational de l’OTAN. Elle est également active dans le programme de surveillance aérienne de la Baltique.

[4] Zeke Miller, « Biden tells Naval Academy grads Putin ’NATO-ized Europe », AirForce Times, 29/5/2022.

[5] Cette évolution s’inscrit dans un contexte plus large d’appaisement entre l’Ouest et l’Est. Il s’agit d’une rupture nette avec la politique étrangère des chrétiens-démocrates (CDU/CSU), qui ont été au pouvoir de 1949 à 1969, consistant à rejeter tout engagement avec Moscou et à maintenir toute relation avec la RDA.

[6] Georgi Gotev, « Nord Stream 2 était une erreur, selon le président allemand », Euractiv, 5/4/2022.

[7] « The End of War Fatigue », Politique étrangère allemande, 31/5/2022.

[8] Idem. En 1989, « seuls six pour cent des partisans du parti vert ouest-allemand étaient convaincus que « la dissuasion militaire est la meilleure défense » », alors qu’« aujourd’hui, ce chiffre est de 62 %, selon une enquête de l’Institut Allensbach ».

[9] Idem.

[10] Professeur émérite d’études sur la guerre au King’s College de Londres et considéré comme « le doyen britannique des études stratégiques ».

[11] « Stratégie. Une histoire », Madrid, La Esfera de los Libros, 2016. Le soulignement est le nôtre.

[12] Christoph Heusgen est président de la Conférence sur la sécurité de Munich. Il a été ambassadeur d’Allemagne auprès des Nations unies de 2017 à 2021 et conseiller principal en politique étrangère de la chancelière allemande Angela Merkel de 2005 à 2017. Sa proposition a été publiée dans Foreign Affairs sous le titre : « La guerre en Ukraine sera un tournant historique », 12/5/2022.

[13] John J. Mearsheimer, « The Tragedy of Great Power Politics », New York, W. W. Norton, 2002, p. 37.

[14] Outre les priorités géopolitiques différentes de l’un et de l’autre, les Allemands penchant vers l’est alors que la France est orientée vers la Méditerranée, le réarmement allemand peut porter un coup aux tendances paneuropéennes dans le développement du complexe militaro-industriel continental. En effet, cela incitera les industries de guerre berlinoises à se concentrer sur un marché intérieur en pleine croissance et à réduire l’intérêt pour les projets communs multinationaux. On peut s’attendre à ce que les tendances protectionnistes à l’égard de l’industrie nationale de la défense augmentent non seulement en Allemagne, mais aussi dans d’autres pays européens.

 
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