http://www.revolutionpermanente.fr/ / Voir en ligne
La Izquierda Diario
9 de juin de 2022 Twitter Faceboock

Analyse internationale
La guerre en Ukraine et la réactualisation des tendances aux crises, guerres et révolutions
Claudia Cinatti

Guerre en Ukraine, crise économique mondiale et nouvelles dynamiques de lutte de classes : Claudia Cinatti, analyste marxiste des questions internationales, revient sur les principales tendances de la situation mondiale.

Link: https://www.revolutionpermanente.fr/La-guerre-en-Ukraine-et-la-reactualisation-des-tendances-aux-crises-guerres-et-revolutions

La guerre en Ukraine confirme qu’avec la crise capitaliste de 2008 - qui a mis fin à l’hégémonie néolibérale prolongée - aggravée par la pandémie et la crise environnementale, une période s’est ouverte dans laquelle les tendances profondes de l’époque impérialiste, de guerres, crises et révolutions (Lénine)sont à nouveau à l’ordre du jour.

Dans les années 1920, Trotsky a analysé les perspectives de la situation internationale à partir de l’« équilibre capitaliste », un concept dynamique qui est né de la prise en compte de la situation internationale comme une totalité, une relation dialectique entre l’économie, la géopolitique et la lutte des classes, afin de comprendre les tendances profondes qui pourraient rompre cet équilibre instable.

Reprenant ces définitions de Trotsky, les conséquences stratégiques de la guerre d’Ukraine indiquent que nous sommes au minimum confrontés à une détérioration significative (une rupture ?) de « l’équilibre capitaliste ». Cela signifie que les marges qui permettraient un développement progressif se réduisent et que les crises, le militarisme des grandes puissances, ainsi que les tendances à la révolution et à la contre-révolution constituent des caractéristiques profondes de la situation.

La guerre de la Russie contre l’Ukraine/OTAN est le facteur de polarisation de la situation internationale et le restera pour la période à venir. Le fait que son évolution et son éventuelle résolution ne puissent être prévues avec précision signifie que nous devons aborder l’analyse de la situation internationale sur la base d’hypothèses et de scénarios qui devront être ajustés en fonction du déroulement des événements.

Malgré ce degré d’indétermination important, il est clair qu’il s’agit d’un conflit à dimension stratégique qui a déjà entraîné des réalignements géopolitiques et des tournants d’importance historique, comme le réarmement de l’Allemagne ou l’abandon de la neutralité par la Suède et la Finlande, qui ont demandé leur intégration à l’alliance atlantique dirigée par États-Unis.

À court terme, l’administration de Joe Biden capitalise sur la guerre en Ukraine, utilisant l’invasion russe pour reconstruire l’hégémonie américaine sur les puissances de l’Union européenne, tout en gardant un œil sur son différend avec la Chine, qui est le principal défi pou le leadership américain. Toutefois, la perspective d’une guerre prolongée, qui semble être le scénario le plus probable, met à rude épreuve le bloc occidental et fait ressortir les intérêts divergents des puissances impérialistes.

Mais au-delà de l’« Occident », la guerre a également révélé les limites du leadership américain. Les États-Unis n’ont pas été en mesure d’amener d’autres alliés importants tels que l’Inde, le Mexique et le Brésil à s’aligner automatiquement, y compris des alliés stratégiques comme Israël, qui, pour diverses raisons, se sont abstenus de se joindre aux États-Unis pour voter contre la Russie aux Nations unies.

En bref, à court terme, la guerre en Ukraine a permis de renforcer le leadership américain, qui avait été affaibli par son retrait chaotique d’Afghanistan et les années de présidence de Trump, mais elle ne suffit pas en soi à inverser le déclin de l’hégémonie américaine et à fonder un "nouvel ordre mondial dirigé par l’impérialisme américain" comme le revendique Biden.

En contrepartie de la réorganisation des puissances occidentales en un front « anti-Poutine », une alliance a été officiellement formée entre la Chine et la Russie, un partenariat eurasien fondé principalement sur l’opposition au leadership américain plutôt que sur des intérêts stratégiques communs. Cela se manifeste par le fait que l’alliance avec la Russie a mis la Chine dans une position inconfortable, car elle n’est pas intéressée par une guerre prolongée qui l’éloigne de ses marchés européens et remet en question son projet ambitieux de Nouvelles routes de la soie. C’est pourquoi le gouvernement de Xi Jinping tente de maintenir une position relativement ambiguë dans la guerre en Ukraine, en soutenant Poutine dans sa justification de l’invasion et surtout dans le domaine économique pour contrer les sanctions, mais sans s’impliquer derrière la Russie comme le font les puissances impérialistes derrière le gouvernement de Zelenski.

La dimension mondiale de la guerre dépasse la sphère géopolitique

Les sanctions économiques imposées à la Russie par les États-Unis et les puissances de l’UE, et le fait que la guerre implique deux des principaux exportateurs de grains (et dans le cas de la Russie, de pétrole, de gaz et d’engrais) ont eu un impact immédiat sur l’économie mondiale, qui se remettait encore inégalement de la dépression induite par la crise sanitaire du coronavirus.

L’inflation, qui était déjà en hausse, notamment en raison des perturbations des chaînes d’approvisionnement et des caractéristiques du rebond post-pandémie, atteint des niveaux record dans les pays clés. Il s’est établi en moyenne à 7,5 % dans la zone euro (avec des pics tels que 11,9 % aux Pays-Bas et 9,5 % en Espagne) et a atteint 8,5 % aux États-Unis, soit les taux les plus élevés depuis quatre décennies.

Les responsables du FMI, les présidents et premiers ministres des puissances impérialistes, et même les grands bourgeois réunis à Davos annoncent des récessions, des catastrophes alimentaires, des famines et des crises de la dette dans les pays émergents. Les mesures de restriction monétaire telles que l’augmentation des taux d’intérêt, que la Réserve fédérale américaine et d’autres banques centrales ont mises en œuvre pour contrôler l’inflation, rendent palpable la menace de "stagflation", c’est-à-dire de stagnation économique accompagnée d’inflation. Dans ce contexte, le ralentissement de la croissance chinoise, exacerbé par la politique du "zéro covid" de Xi Jinping, et les restrictions commerciales (sanctions, droits de douane, etc.) font resurgir la perspective inquiétante d’une récession mondiale, même si pour l’instant ce n’est pas le cas. Les marchés se sont fait l’écho de ces craintes en enregistrant des baisses importantes, notamment chez les entreprises technologiques.

La guerre a approfondi des tendances qui se développaient déjà. L’épuisement (ou du moins la crise profonde) de la mondialisation néolibérale, mis en évidence par la Grande Récession de 2008, a donné lieu à l’émergence de tendances nationalistes et protectionnistes dans les pays centraux - Trump aux États-Unis, Brexit et tendances souverainistes dans l’UE - qui ont pour base sociale et électorale les secteurs lésés par les politiques en faveur de la mondialisation. L’avancée américaine sur l’Europe est susceptible d’alimenter le développement de ces tendances souverainistes (à droite mais aussi à gauche).

Cependant, il existe toujours une profonde internationalisation du capital, tant dans la production (chaînes de valeur) que dans le commerce, la finance et les communications, qui est constamment reconfigurée. La stagnation économique génère, sur cette structure complexe, une plus grande concurrence entre les États et les entreprises pour les espaces d’accumulation, provoquant des écarts entre les classes dirigeantes elles-mêmes, contrairement au moment le plus hégémonique de la mondialisation néolibérale (entre les années 1990 et 2008).

La bourgeoisie prépare des mesures pour faire payer la crise aux travailleurs, en s’attaquant aux salaires et à l’emploi. Les économistes bourgeois affirment ouvertement qu’il est nécessaire de baisser les salaires et d’augmenter le taux de chômage afin de faire baisser l’inflation et de restaurer la rentabilité. Mais comme l’ont montré d’autres économistes aussi opposés idéologiquement que M. Roberts et Adam Tooze, ce ne sont pas les salaires mais les bénéfices des entreprises qui alimentent l’inflation aux États-Unis.

La guerre en Ukraine a aggravé les conditions créées par la pandémie, qui a creusé les inégalités sociales et rendu la vie de millions de travailleurs plus précaire, tandis qu’une poignée de riches a augmenté ses profits à une plus grande échelle qu’au cours des deux dernières décennies.

Cette situation explosive crée les conditions d’explosions sociales, d’émeutes de la faim et de hausses de prix, mais aussi de luttes du mouvement ouvrier organisé. La révolte des travailleurs et du peuple au Sri Lanka contre l’austérité, les luttes paysannes au Pérou, les grèves sauvages des travailleurs du pétrole en Grande-Bretagne, et surtout le processus de lutte et d’organisation d’une large avant-garde du mouvement ouvrier aux États-Unis, sont quelques signes que la lutte de classe jouera un rôle dans cette nouvelle séquence convulsive.

Dans ce cadre, il est nécessaire de comprendre la signification de la guerre actuelle. Ce n’est pas qu’il n’y avait pas de guerres auparavant. Au contraire. Après la victoire américaine dans la guerre froide, il ne s’est pas ouvert une ère de « mondialisation pacifique ». Outre les guerres impérialistes en Irak et en Afghanistan (et la guerre contre le terrorisme comme stratégie), il y a eu et il y a encore de multiples conflits régionaux (Yémen, Israël-Palestine-Liban) avec l’intervention des grandes puissances, comme la guerre civile en Syrie. On a également vu des guerres terribles sur le territoire européen, comme les guerres des Balkans. Mais en général, il s’agissait de guerres asymétriques ou de conflits circonscrits. La guerre en Ukraine se démarque de ces guerres par sa dimension mondiale et par le fait qu’elle implique deux grandes puissances nucléaires, rivales pendant la guerre froide.

A propos du caractère de la guerre

Avant de développer les éléments d’analyse, il semble important de revenir sur le caractère de la guerre. Il s’agit en effet d’une question complexe qui a divisé la gauche au niveau international et qui a ouvert un débat programmatique et stratégique fondamental.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a un caractère profondément réactionnaire. Il s’agit d’une action typique de l’« impérialisme militaire » même si, en raison de l’ampleur de son économie et de son rôle dans le système mondial, la Russie n’est pas une puissance impérialiste. Cette invasion et cette guerre s’inscrivent dans le contexte géopolitique et historique d’une politique étatsunienne hostile à l’égard de la Russie, qui s’exprime par l’expansion de l’OTAN vers l’est, et en particulier par la relation établie entre les États-Unis (et l’UE) et l’Ukraine après le soulèvement de Maidan en 2014, sans laquelle elle ne peut être comprise.

Historiquement, la politique étrangère de l’impérialisme américain était guidée par l’objectif d’empêcher l’émergence d’une puissance hostile qui pourrait lui disputer le leadership mondial. Cette politique avait deux objectifs centraux : premièrement, empêcher une alliance entre l’Europe (en particulier l’Allemagne) et la Russie. En ce sens, l’OTAN est le bras militaire de l’hégémonie américaine en Europe. Le deuxième objectif était d’empêcher la formation d’un bloc entre la Russie (et précédemment l’URSS) et la Chine. Cette politique s’est matérialisée par le pacte Nixon-Mao en 1972, qui a été très important pour le déroulement de la guerre du Vietnam.

Avec ces objectifs en tête, les États-Unis ont poursuivi, après la fin de la guerre froide et la dissolution de l’Union soviétique, une politique d’encerclement de la Russie par l’expansion de l’OTAN. Celle-ci a multiplié son nombre de membres par deux, incluant un grand nombre des anciennes républiques soviétiques. Cette hostilité s’est accrue avec l’arrivée au pouvoir de Poutine en 2000 et inclut la promotion par Washington de mouvements s’opposant aux gouvernements favorables au Kremlin afin de les remplacer par des gouvernements pro-occidentaux, connus sous le nom de "révolutions colorées" (Ukraine 2004-2014, Géorgie, etc.).

Dans son livre Le grand Échiquier (1997), Zbigniew Brzezinski, l’un des architectes de la politique étrangère américaine, affirmait que la capacité des États-Unis à exercer leur domination dépendait de la prévention de l’émergence d’une « puissance eurasienne dominante ». Dans cette stratégie, l’Ukraine était un acteur clé de l’« endiguement » de la Russie. La politique de Brzezinski en 2014 était en ce sens d’armer l’Ukraine mais sans la faire entrer dans l’OTAN.

Pour freiner la montée en puissance de la Chine, Obama a lancé ce qu’il a appelé le « pivot vers l’Asie », qui consistait à renforcer la présence militaire américaine dans la région indo-pacifique (c’est-à-dire dans le voisinage maritime de la Chine) et à établir des alliances de sécurité et des traités commerciaux avec les voisins asiatiques pour isoler la Chine. Trump a approfondi cette ligne anti-chinoise, lançant une guerre commerciale contre Pékin qui se poursuit en grande partie sous la présidence Biden.

Depuis 2017, la principale hypothèse de sécurité nationale pour l’État américain est la rivalité avec la Chine et la Russie (et accessoirement l’Iran), qu’il qualifie de « puissances révisionnistes ». Pour les Etats-Unis, il s’agit de puissances qui cherchent à saper « l’ordre libéral » dirigé par les États-Unis sans aller jusqu’à la confrontation directe.

La dynamique de la guerre en Ukraine, et en particulier les premières difficultés de l’armée russe, ont conduit les États-Unis à la percevoir comme une opportunité stratégique d’affaiblir la Russie, de mettre l’UE sous leur commandement en revitalisant l’OTAN, et de se positionner dans le conflit avec la Chine en alignant ses alliés dans cette lutte pour l’hégémonie.

C’est pourquoi, bien que du point de vue de l’action militaire il soit resté strictement limité au territoire ukrainien (c’est-à-dire que nous ne sommes pas confrontés à une « troisième guerre mondiale » comme certains le disent), il s’agit d’un conflit de dimension internationale. Tant les États-Unis que les autres puissances européennes n’interviennent pas directement sur le terrain - il n’y a pas de guerre entre la Russie et l’OTAN - mais, sans franchir la « ligne rouge » de la confrontation militaire directe, l’impérialisme américain, par le biais de l’OTAN, joue un rôle de leadership politico-militaire du côté ukrainien en suivant ses propres intérêts : affaiblir la Russie et aligner ses alliés dans son conflit avec la Chine. Cela signifie que la guerre comporte des éléments de « guerre par procuration ». Outre l’armement de l’Ukraine, l’autre outil de « guerre » des États-Unis et de l’UE réside dans les sanctions économiques contre la Russie, qui visent à étouffer l’économie russe et à acculer le régime de Poutine, mais qui, comme nous le verrons plus loin, sont une arme à double tranchant.

A partir de cette position indépendante et anti-impérialiste, contre l’invasion russe et contre l’OTAN, nous avons polémiqué à la fois avec le secteur de la gauche « campiste », aligné sur la Russie (et la Chine) en raison de ses contradictions avec l’impérialisme américain, et avec le secteur de la gauche « libérale » qui considère que l’on se trouve face à une « guerre de libération nationale », sans voir que les États-Unis et les puissances impérialistes dans leur ensemble agissent derrière le gouvernement de Zelenski et que, par conséquent, sa victoire renforcerait l’impérialisme. [1]

Nous avons également critiqué des positions comme celles du Partido Obrero d’Argentine qui, bien qu’il soulève la nécessité de s’opposer à l’invasion russe, considère qu’il s’agit essentiellement d’une guerre impérialiste (des États-Unis et de l’OTAN) pour compléter la restauration capitaliste en Russie, ce qui l’amène à tenir une position incohérente. De fait, dans le cas où la Russie conserverait, bien que sous une forme dégradée, le caractère d’un État ouvrier, le PO devrait s’aligner sur le camp russe, au-delà du caractère réactionnaire du régime autocratique de Poutine.

Contrairement à d’autres guerres qui avaient clairement un caractère impérialiste, comme la guerre en Irak, cette fois-ci aucun mouvement anti-guerre n’a émergé et les gouvernements occidentaux ont obtenu un consensus pour l’ingérence de l’OTAN, déguisé sous des arguments humanitaires et de défense de l’Ukraine. L’alignement d’une grande partie de la gauche sur la politique impérialiste - y compris les livraisons d’armes et les sanctions de l’OTAN - a joué contre l’émergence d’un pôle indépendant au-delà de quelques petites actions d’avant-garde.

Sur la dynamique de la guerre et les scénarios possibles

D’une manière générale, la guerre a connu jusqu’à présent deux moments.

L’hypothèse d’une guerre éclair russe victorieuse - une invasion massive autour des grandes villes, dont Kiev, entraînant la chute ou la capitulation du gouvernement Zelensky - ne s’est pas concrétisée en raison d’une combinaison de facteurs. Parmi eux, le fait que Poutine s’est heurté à une résistance ukrainienne plus importante que prévu, renforcée par l’aide de l’OTAN, et que l’armée russe a présenté des défaillances logistiques et stratégiques majeures, entraînant des pertes humaines et matérielles.

Le scénario de la guerre éclair écarté, le conflit est entré dans une deuxième phase concentrée dans la région du Donbass et le sud de l’Ukraine. Cette deuxième phase a pris de plus en plus les caractéristiques d’une guerre d’usure, avec une progression lente et coûteuse de l’armée russe. Jusqu’à présent, la victoire la plus importante de Poutine a été la conquête de Marioupol, une position précieuse parce qu’elle prive l’Ukraine d’un débouché sur la mer d’Azov et parce qu’elle établit un pont terrestre entre le Donbass et la Crimée, donnant une unité territoriale aux territoires occupés par la Russie. La position de la Russie ouvre un certain nombre de possibilités : Poutine peut chercher à consolider le contrôle des territoires déjà conquis. De ces conquêtes, il continuera à avancer vers la Moldavie, à l’ouest, aux frontières de la Roumanie, c’est-à-dire de l’UE. Par ailleurs, en raison d’une combinaison de facteurs militaires, économiques et politiques, il peut y avoir d’autres variantes intermédiaires.

L’état exact du front russe et de la colonne vertébrale économique (et politique) de Poutine pour soutenir l’effort de guerre ne peut être connu, mais tout indique que la Russie n’est pas acculée et que la propagande occidentale exagère les faiblesses de l’armée russe pour donner l’impression qu’elle se dirige vers une défaite retentissante. Dans le même temps, elle occulte l’état de l’armée ukrainienne. Si les sanctions sont un coup dur, dans l’immédiat, l’économie russe ne s’est pas effondrée, même si l’on estime que son PIB se contractera de 7 à 15%. Le gouvernement a mené une politique visant à stabiliser le rouble et à tenter de contenir l’inflation. Et l’État a augmenté ses recettes provenant des exportations de pétrole, qui ont même augmenté, permettant à Poutine de faire de la démagogie et d’accorder des augmentations de salaires et de pensions pour conserver sa base tout en poursuivant durement toute opposition à la guerre. Pour une éventuelle négociation, il tient la carte de la levée du blocus naval en mer Noire, qui empêche les exportations de céréales de l’Ukraine, en échange de la levée des sanctions.

Des trois scénarios logiques, deux semblent les moins probables.

Le scénario d’une victoire ukrainienne, comprise comme le retrait des troupes russes des nouvelles positions, ou comme le suggèrent les plus guerriers, des territoires qu’elle a annexés et/ou occupés depuis 2014, est pratiquement exclu. Bien que les États-Unis et leurs alliés les plus proches de l’OTAN, comme la Grande-Bretagne, soient passés d’une position « défensive » à une position « l’Ukraine peut gagner », cette perspective n’est pas réaliste. Ce discours vise à poursuivre la guerre et l’envoi d’armes et de fonds vers l’Ukraine, une politique poussée avant tout par les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Pologne et les États baltes.

Bien qu’on ne puisse l’exclure catégoriquement, une escalade et une internationalisation accrue de la confrontation militaire, par exemple si les États-Unis ou l’OTAN décidaient d’attaquer directement le territoire russe, cela ne semble pas non plus probable, de même que le scénario où Poutine attaquerait un membre de l’OTAN. Une guerre ouverte entre la Russie et l’OTAN soulèverait objectivement la possibilité de l’utilisation d’armes nucléaires.

Sur la base des éléments que nous avons analysés, le scénario que nous considérons comme le plus probable est celui d’un conflit prolongé en raison d’une relative impasse militaire, et parce qu’aucune des parties n’estime que le moment est venu de négocier dans l’espoir d’améliorer sa position sur le champ de bataille.

Cette situation est également surdéterminée par la politique belliciste des États-Unis, qui considèrent pour l’instant que le temps joue contre la Russie et en faveur de leurs propres intérêts. L’ampleur du financement de l’Ukraine, approuvé par le Congrès américain en mai, indique que les États-Unis se préparent à une guerre longue (ou du moins de quelques mois). Ce paquet de 40 milliards de dollars (qui doit être ajouté aux 13 milliards de dollars précédents) est principalement destiné au financement militaire, avec seulement 8 milliards de dollars pour l’aide économique et 900 millions de dollars pour les réfugiés ukrainiens aux États-Unis.

La prolongation du conflit place également la Maison Blanche face à un dilemme : plus les négociations sont reportées, plus les destructions, les pertes civiles et les conséquences de la guerre sur l’économie internationale augmentent, mais aussi plus il est probable que Poutine émerge avec une plus grande part de territoires qu’il n’avait sous son contrôle avant le 24 février. Cela serait interprété comme une victoire certaine pour la Russie (même si ce n’est pas le type et l’ampleur de la victoire recherchée par Poutine) et un signe de faiblesse de l’alliance occidentale. En tant que tel, certains analystes suggèrent qu’il pourrait rester un conflit plus chronique dans la région du Donbass (ou étendu au sud de l’Ukraine) sans un accord de paix officiel, ce que certains analystes comparent à la fin de la guerre de Corée.

L’administration Biden a intensifié sa rhétorique belliciste mais, au-delà du vague objectif d’« affaiblir la Russie », elle n’a pas clairement défini ses objectifs stratégiques. La principale contradiction de cette politique est qu’elle entrave toute négociation avec Poutine impliquant des concessions territoriales, ce qui, selon la plupart des analystes, est le seul moyen de mettre fin à la guerre. Un secteur de l’establishment, désigné comme conservateur « réaliste » - parmi lequel on retrouve Henry Kissinger et Richard Haass - considère que cette indétermination stratégique fait glisser le gouvernement de Biden vers une politique de « changement de régime », ce qui serait dangereux pour les intérêts de l’impérialisme américain, non seulement en raison de la perspective d’une guerre éternelle (comme celles d’Irak et d’Afghanistan mais avec une puissance mondiale) mais surtout en raison des conséquences d’une éventuelle désarticulation non seulement du régime de Poutine mais aussi de l’État russe. Ils affirment que la Russie, même dirigée par un autocrate comme Poutine, a de la valeur en tant que rempart conservateur et que ce serait une erreur de viser sa destruction. En un sens, ce secteur anti-néoconservateur coïncide avec la politique formulée par l’Allemagne, la France et l’Italie, qui sont enclines à éviter d’humilier la Russie et à ouvrir des négociations avec Poutine avant qu’il ne soit trop tard, ce qui impliquerait que l’Ukraine accepte de concéder des territoires. C’est dans ce contexte que M. Biden a récemment déclaré dans un article du New York Times que les États-Unis n’essaieront pas de provoquer la chute du régime en Russie, revenant ainsi sur ce qu’il avait laissé entendre dans son discours de Varsovie.

Les fissures dans le front occidental

À court terme, l’invasion russe a eu pour effet de revitaliser l’OTAN, qui, comme nous l’avons mentionné plus haut, était en crise à cause de la politique de Trump, au point que Macron, le président français, l’avait diagnostiquée en état de « mort cérébrale ».

Contrairement à la faible réaction des puissances occidentales lorsque Poutine a annexé la Crimée en 2014, le gouvernement américain a cette fois imposé une politique de sanctions économiques sévères contre la Russie, obligeant l’Allemagne (et l’UE) à repenser sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. En outre, l’Allemagne a abandonné son « pacifisme » traditionnel : le gouvernement social-démocrate de Scholz prévoit une augmentation sans précédent du budget militaire et a lancé le réarmement de l’impérialisme allemand, pour l’instant au service de l’OTAN. La Suède et la Finlande, deux pays qui avaient choisi la neutralité - la Suède au XIXe siècle et la Finlande après sa défaite face à l’Union soviétique - ont officiellement demandé à rejoindre l’OTAN.

Cette progression manifeste de la présence américaine dans la politique européenne a conduit le sociologue allemand Wolfgang Streeck à affirmer que le « roi est de retour » et a pris le contrôle de la politique (et des budgets) européenne. Toutefois, à mesure que le conflit s’éternise, l’image de l’« unité occidentale » dirigée par les États-Unis commence à prendre un coup de vieux.

Le scénario d’une guerre plus longue que prévu met à mal l’unité des puissances occidentales. Le durcissement des sanctions économiques poussé par les Etats-Unis se heurte à la limite que ce sont les puissances européennes qui souffrent le plus des conséquences de ces sanctions en raison de leur dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie.

Alors que l’UE a discuté de plans progressifs pour réduire ses importations de ces produits, ses principales économies, en particulier l’Allemagne, qui est déjà en perte de vitesse à cause de la guerre, ne peuvent pas couper les approvisionnements sans tomber dans une profonde récession. C’est pourquoi les gouvernements allemand et italien, en concertation avec l’UE, ont mis au point un mécanisme douteux permettant aux entreprises d’ouvrir des comptes en roubles, soi-disant sans violer les sanctions, pour payer les importations de gaz russe.

Un embargo total sur le pétrole et le gaz russes est bloqué dans l’Union européenne, qui ne peut adopter une telle mesure qu’à l’unanimité. La Hongrie et la Slovaquie, qui dépendent à 100% de l’énergie russe et ne disposent pas de ports ou de pipelines pour des sources d’approvisionnement alternatives, ont opposé leur veto à cette mesure. Ils sont finalement parvenus à un consensus sur un embargo pétrolier partiel - excluant le gaz - après des semaines de sommets ratés et de négociations ardues (avec des exceptions pour le pétrole arrivant par des oléoducs tels que le Druzhba vers la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie).

Les divisions vont au-delà des sanctions et de la question de l’énergie. Les divergences sur la question de savoir si l’Ukraine doit accepter des concessions territoriales dans le cadre des négociations de paix sont sous-tendues par des préoccupations quant aux risques d’une guerre prolongée et, en définitive, par des divergences sur le rôle de la Russie dans la sécurité européenne.

Selon The Economist, l’Europe a commencé à se diviser en deux blocs sur la question de l’issue à donner à la guerre. Un bloc, qu’il appelle le « parti de la paix », est composé de la France, de l’Italie et de l’Allemagne, qui ont plaidé, avec des arguments et une intensité différente, pour la nécessité d’arrêter la guerre maintenant et d’entamer des négociations. Et un autre bloc, qu’il appelle le « parti de la justice », composé des plus fidèles alliés des États-Unis - la Grande-Bretagne, la Pologne et les États baltes – qui soutient que la Russie doit payer un prix élevé pour l’invasion.

Ces différences sont ouvertes. Macron, qui ne renie pas son aspiration à la « souveraineté européenne », a rappelé que l’Europe « n’est pas en guerre contre la Russie », et a prévenu qu’« humilier la Russie » serait une erreur semblable à celle que les puissances victorieuses ont commise avec l’Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale.

Mario Draghi, le premier ministre italien, a déclaré à M. Biden, lors de sa visite à Washington, qu’une solution devait être trouvée le plus rapidement possible. Et il a déjà fait circuler un plan en quatre points pour un accord politique avec Poutine afin de mettre fin à la guerre. Outre les raisons géopolitiques et les intérêts économiques, l’une des motivations de Draghi est de maintenir l’unité de sa coalition gouvernementale hétéroclite, qui compte une aile plus ouvertement pro-russe (notamment le Mouvement 5 étoiles) qui s’oppose fermement à l’envoi d’armes létales en Ukraine.

Des puissances mineures ayant leurs propres aspirations et intérêts, comme la Turquie, voient qu’elles peuvent exploiter ces fissures pour poursuivre leurs objectifs. À cet égard, le président turc Recep Erdogan a remis en question l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, qui ne peut être approuvée que par le consensus de tous les membres actuels. En échange de l’absence de veto à l’adhésion des pays nordiques, Erdogan entend négocier l’extradition vers la Turquie de quelque 30 membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) vivant actuellement en Suède. Le défi lancé par la Turquie a encouragé d’autres petits pays, comme la Croatie, qui a fait une démarche similaire : en contrepartie, elle demande des modifications de la loi électorale en Bosnie-Herzégovine afin d’améliorer la représentation des Croates de Bosnie. On ne sait pas s’il donnera à Erdogan le rapport de force nécessaire pour maintenir le chantage ou s’il se contentera d’une compensation, mais le fait même qu’il mette en balance l’un des succès les plus retentissants de l’OTAN montre l’ampleur des problèmes.

La politique des partenaires fondateurs de l’UE visant à empêcher les membres secondaires d’avoir le pouvoir d’entraver leurs décisions consiste à supprimer la prise de décision par consensus et à résoudre par le vote majoritaire et minoritaire. Mais une telle réforme institutionnelle nécessiterait également l’unanimité pour être adoptée.

À l’avenir, la préoccupation des grandes puissances est de continuer à intégrer des pays comme l’Ukraine et la Moldavie dans l’UE, ce qui augmenterait le risque d’instabilité dans le bloc. Face à cette situation, M. Macron a proposé une sorte de « salle d’attente » ou de « ligue B » de membres qui n’adhéreraient pas à l’UE, mais rejoindraient une sorte de communauté de seconde zone.

Une autre bombe à retardement est constituée par les millions de réfugiés ukrainiens absorbés principalement par les pays de l’UE, dont beaucoup n’auront nulle part où retourner si la guerre se poursuit.

De toute évidence, Poutine fait le pari que ces divisions s’accentueront à mesure que le conflit s’éternisera.

Les contradictions de l’impérialisme nord-américain

Comme nous l’avons vu plus haut, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a donné aux États-Unis l’occasion de faire une démonstration de puissance, fondée sur les deux piliers traditionnels de l’hégémonie américaine : le Pentagone (qui arme et entraîne l’armée ukrainienne) et le dollar.

L’administration Biden saisit assurément cette occasion de reconstruire le leadership américain, mais, comme en témoignent diverses initiatives, elle éprouve des difficultés à imposer ses objectifs dans un monde très différent de celui de l’immédiat après-guerre froide, dans lequel non seulement la Chine est apparue comme un concurrent majeur, mais aussi des puissances régionales dotées d’une certaine capacité d’action pour défendre leurs intérêts. D’un certain point de vue, les États-Unis ont réussi à aligner l’"Occident" (qui comprend, outre l’UE, le Japon, l’Australie et la Corée du Sud) dans sa politique anti-russe. Dans le même temps, néanmoins, ils n’ont pas réussi à obtenir le soutien indéfectible de l’Amérique latine (sans parler de l’Asie et de l’Afrique). Ils n’ont pas non plus assuré la coopération d’alliés traditionnels tels que l’Arabie saoudite et même Israël, qui privilégie la sécurité qu’apporte la Russie pour faire régner l’ordre en Syrie. Cela s’est manifesté dans les votes de l’ONU, qui sont un thermomètre de l’alignement politique. Un groupe important de pays, dont l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil et le Mexique (qui coïncide largement avec les BRICS et ce que l’on appelle le « sud mondial », à l’exception du gouvernement argentin, qui s’est incliné devant Washington) ne se sont pas alignés sur le front anti-russe. Bien que chacun ait ses propres intérêts particuliers qui ne coïncident pas nécessairement, il existe dans l’ensemble une puissante motivation commune, qui est de ne pas légitimer une ingérence qui pourrait être utilisée contre eux demain. Et encore moins de consentir au pouvoir des États-Unis de confisquer les réserves en devises étrangères, comme ils l’ont fait avec la moitié des réserves en dollars de la Russie, à savoir pas moins de 350 milliards de dollars dans cette monnaie.

Cela a conduit certains analystes à parler de l’émergence d’un nouveau « mouvement des non-alignés », bien que l’analogie ne semble pas appropriée, surtout si l’on considère que, contrairement à la période de la guerre froide, la plupart des pays ont développé une "dépendance croisée" vis-à-vis des États-Unis, de la Chine et de la Russie, et qu’ils modifient donc leurs positions, gérant leurs alignements en fonction d’intérêts économiques, sécuritaires ou même d’affinités politiques. Il est donc difficile de former un bloc plus ou moins permanent avec un leadership reconnu.

Biden cherche à « étendre l’OTAN à l’Indo-Pacifique » et a entrepris à cette fin une tournée en Asie pour redynamiser la relation avec ses alliés contre la Chine. La politique de Biden a consisté à utiliser la réponse occidentale à la Russie comme un avertissement contre la Chine. Il a déclaré que les États-Unis défendraient militairement Taïwan si celle-ci était attaquée par la Chine et qu’ils étaient sur le point d’abandonner l’"ambiguïté stratégique" selon laquelle les États-Unis reconnaissent qu’il existe "une seule Chine" sans se prononcer sur le statut de Taïwan.

Mais si la politique d’isolement de la Russie laisse le monde au bord d’une crise alimentaire, l’objectif de « découplage » de la Chine, qui est le principal partenaire commercial de pratiquement tous les pays, semble directement inatteignable.
Biden a annoncé le lancement du « Cadre Économique Indo-pacifique pour la Prospérité », un bloc commercial destiné à contrer l’avancée économique de la Chine, composé de 13 pays, dont le Japon, l’Australie, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines et la Corée du Sud. Toutefois, cette initiative n’est pas un accord de libre-échange, elle ne réduit pas les droits de douane ni les autres barrières commerciales, et elle n’implique pas non plus un accès préférentiel au marché nord-américain. En bref, cet accord est très éloigné de la ligne "hégémonique" du partenariat transpacifique et n’offre pas d’alternative commerciale à la Chine. La politique américaine reste axée sur le renforcement des alliances militaires, comme le quadrilatère de sécurité avec l’Australie, le Japon et l’Inde (désormais plus proche du camp russe dans la guerre en Ukraine), que la Corée du Sud est susceptible de rejoindre.

La crise toujours non résolue autour du « Sommet des Amériques » montre également les difficultés de l’administration Biden à diriger l’Amérique latine, une région convulsée, instable et politiquement fragmentée, qui traverse dans son ensemble une deuxième vague faible de gouvernements de centre-gauche et "populistes", dont certains, comme celui de Boric au Chili, sont le résultat du détournement des soulèvements et révoltes populaires. Ou comme dans le cas de la Colombie, où l’uribisme [du nom du président colombien Uribe, ndt] est hors course et où la présidence est disputée entre le centre-gauche Gustavo Petro et le « trumpiste » Rodolfo Hernández.

Biden a tenté d’imposer unilatéralement l’ordre du jour, centré sur la guerre en Ukraine, et a décidé d’exclure Cuba, le Nicaragua et le Venezuela du sommet. Il a également cherché à faire accepter le chef du coup d’État Juan Guaidó comme représentant du Venezuela. Il s’est avéré que ces aspirations se situaient en dehors du véritable équilibre des forces. Et ils ont ouvert une crise avec le Mexique et le Brésil, les deux pays indispensables pour diriger la région.

Le président mexicain López Obrador a conditionné sa participation à la levée de l’exclusion de Cuba, du Nicaragua et du Venezuela. Il a été suivi par l’Argentine, le Chili et la Bolivie. Dans le cas du Brésil, Jair Bolsonaro a également menacé de ne pas y aller, principalement parce qu’il est opposé au gouvernement de Biden, et a obligé les États-Unis à négocier sa participation. Dans le cas du Brésil, le non-alignement inconditionnel avec les États-Unis sur le front anti-russe/anti-chinois, et l’aspiration à des degrés d’autonomie, est une affaire d’État, car il s’agit d’une politique partagée à la fois par Bolsonaro et Lula, qui est susceptible de remporter les prochaines élections.

Cela ne veut pas dire que le sommet échouera, ni que les pays d’Amérique latine n’ont pas de relation de dépendance avec les États-Unis. Mais les négociations que le gouvernement américain a été contraint d’entreprendre montrent les difficultés qu’il rencontre pour regagner le terrain perdu dans la région, où la plupart des pays ont la Chine comme principal partenaire commercial et destination de leurs exportations.

Sur le plan intérieur, la principale contradiction réside dans la faiblesse de l’administration Biden, qui risque de perdre les élections de mi-mandat en conséquence du mécontentement généralisé que suscite l’administration démocrate en raison de l’inflation élevée. Pour l’instant, la politique de guerre en Ukraine bénéficie d’un soutien bipartisan, et la politique d’intervention indirecte, sans engagement de troupes au sol, reste populaire. Mais il est peu probable que ce soutien se maintienne si la guerre s’éternise sans que l’on puisse en voir la fin.

Déjà, un secteur encore minoritaire mais très actif de membres républicains du Congrès - dont beaucoup sont des partisans de Trump - a émergé pour s’opposer à la politique officielle, arguant que la guerre en Ukraine n’est pas dans l’intérêt national de l’impérialisme américain et remettant en question l’important budget de la Maison Blanche pour le financement du gouvernement et de l’armée ukrainiens.

La perspective de voir le Parti républicain - avec une forte composante trumpiste - remporter les élections de mi-mandat et éventuellement la Maison Blanche en 2024 est un facteur d’instabilité car elle pose un grand point d’interrogation sur l’orientation de la politique étrangère de l’impérialisme américain, à savoir s’il va revenir à l’unilatéralisme de « l’Amérique d’abord » ou poursuivre la politique « multilatérale ».

Le spectre de la stagflation et la crise alimentaire

La guerre et les sanctions économiques ont eu un impact majeur sur l’économie internationale, accentuant les tendances qui s’étaient développées au lendemain de la pandémie, en particulier les tendances inflationnistes, résultant entre autres des goulots d’étranglement dans les chaînes d’approvisionnement. L’Union européenne a revu à la baisse ses prévisions de croissance de 4 à 2,5 %. Et l’économie américaine a subi sa première contraction au premier trimestre de 2022.

La forte hausse des prix des produits de base, en particulier des denrées alimentaires et de l’énergie, a considérablement accru la pression inflationniste, non seulement dans le monde émergent, mais surtout dans les pays centraux, qui sont passés d’une situation de déflation aux taux d’inflation les plus élevés des trois ou quatre dernières décennies. Bien qu’à court terme cette hausse des prix des produits de base pourrait profiter aux pays exportateurs de denrées alimentaires et d’énergie - parmi lesquels plusieurs pays d’Amérique latine, dont l’Argentine - les conditions générales et les perspectives de l’économie internationale - très différentes de celles du précédent super-cycle des produits de base - ne permettront probablement pas à cet avantage comparatif en matière de commerce d’être durable.

La perspective de la stagflation a cessé d’être une hypothèse théorique des universitaires pour devenir un danger que les banques centrales et les gouvernements capitalistes agitent pour justifier leurs politiques de restriction monétaire, qui auront inévitablement un effet récessif.

Le relèvement des taux d’intérêt par la Réserve fédérale et le renforcement du dollar ont augmenté le poids de la dette libellée en dollars. Selon le FMI, 60 % des pays endettés à faible revenu sont déjà confrontés à des difficultés et risquent de faire défaut.

Dans son rapport d’avril, le FMI a revu à la baisse les prévisions de croissance de 143 pays (représentant 86 % du PIB mondial). Et il a pointé du doigt trois risques qui "assombrissent" l’économie mondiale : la crise de la chaîne d’approvisionnement, la politique du "zéro covid" de la Chine qui, combinée à la crise de l’immobilier, a fait chuter fortement son économie au premier trimestre, et la guerre en Ukraine. Mais ce qui est encore pire, c’est que ces trois risques se combinent pour accroître le risque le plus redouté : une crise alimentaire mondiale qui pourrait se traduire par une famine dans les pays les plus pauvres. La crise alimentaire pourrait être exacerbée car certains pays, comme l’Inde, prennent des mesures protectionnistes et ont interdit ou réduit considérablement leurs exportations de blé.

Kristalina Georgieva, qui avait déjà comparé la guerre en Ukraine à un tremblement de terre, parle désormais d’une « confluence de calamités » - covid 19, guerre, inflation, volatilité des marchés, crise climatique - à laquelle s’ajouterait un « risque de fragmentation géo-économique ».

Pour reprendre l’expression de l’économiste marxiste M. Roberts, avec un cocktail de ralentissement de la croissance, de hausse de l’inflation, de hausse des taux d’intérêt, de baisse des rendements financiers, de risques de défaut (souverain et privé) plus une guerre en Europe, « 2022 ne s’annonce pas bien ». Et probablement que, si la guerre continue de s’éterniser, 2023 ne s’annoncera pas bien bien non plus.

La guerre a aggravé le danger de famine, mais ne l’a pas créé. Selon un rapport d’Oxfam, alors que quelque 263 millions de personnes pourraient tomber dans l’extrême pauvreté d’ici 2022, la richesse de la première bourgeoisie mondiale - parmi laquelle les propriétaires des grands monopoles alimentaires - a augmenté entre 2020 et 2022 dans les mêmes proportions qu’au cours des 23 années précédentes. Il ne s’agit pas seulement d’inégalité mais de la concentration du capitalisme lui-même.

Perspectives politiques et de lutte des classes

Depuis la crise capitaliste de 2008, il y a eu deux grandes vagues de lutte de classe, qui se sont étendues au niveau international avec des inégalités. La première, en réponse directe aux effets de la Grande Récession, a connu son point culminant avec le Printemps arabe, une rébellion généralisée contre les dictatures arabes pro-américaines, déclenchée par rien de moins que la hausse du prix du pain. Cette vague a trouvé son expression en Europe avec le mouvement des Indignados en Espagne et les dizaines de grèves générales en Grèce, capitalisées surtout par les organisations néo-réformistes comme Podemos et Syriza.

La deuxième vague a commencé en France en 2018 avec la mobilisation des gilets jaunes contre la hausse des carburants, qui s’est transformée en une rébellion majeure contre le gouvernement Macron. Cette vague a atteint l’Amérique latine avec le soulèvement en Équateur (contre la hausse du prix des carburants ordonnée par le FMI), les protestations et grèves nationales en Colombie et la révolte au Chili en octobre 2019, qui aurait pu ouvrir la voie à la révolution mais n’a pas dépassé le caractère de révolte, canalisée par la Constituante puis par le gouvernement Boric.

Cette vague s’est interrompue à cause de la pandémie de coronavirus, mais après les premiers confinements, la lutte des classes est revenue en force, aux États-Unis notamment, avec le déclenchement du mouvement Black Lives Matter, un processus de mobilisations en réponse au meurtre de George Floyd, un Afro-américain tué par la police, auquel plus de 25 millions de personnes ont participé.

Dans le contexte d’inégalité et de précarité croissantes aggravé par la pandémie, l’inflation – qui touche surtout les prix des aliments et des carburants - agit comme un déclencheur de conflits sociaux et politiques. Nous voyons ainsi déjà les premières réponses ouvrières et populaires à cette nouvelle situation. Elles vont de luttes pour les salaires chez des secteurs de la classe ouvrière organisée à des révoltes et des soulèvements.

Parmi ces luttes, on peut évoquer la rébellion ouvrière et populaire au Sri Lanka, où le gouvernement a fait défaut sur sa dette extérieure et cherche à se préserver par un accord avec le FMI qui aggravera l’appauvrissement de la majorité de la population. De même, en Iran, où la suppression par le gouvernement des subventions sur le blé et la farine a entraîné une augmentation des prix de 300% et des mobilisations.

Il y a également eu des luttes au Pérou menées par les paysans, un secteur qui constituait le noyau de la base électorale de Pedro Castillo ; des grèves sauvages au Royaume-Uni des travailleurs du pétrole et du gaz en mer du Nord pour des augmentations de salaire ; des grèves et des arrêts de travail par des secteurs de travailleurs en Allemagne et en Italie.

Le phénomène le plus nouveau de la lutte des classes est le processus que l’on voit se développer aux États-Unis ces dernières années. On y retrouve des expériences de lutte mais aussi des formes d’organisation sur le terrain syndical et politique. Il faut par ailleurs y ajouter la lutte pour la défense du droit à l’avortement, menacé par l’offensive conservatrice de la Cour suprême et des législateurs républicains.

On observe dans des processus tels que Striketober, la vague de grèves d’octobre dernier, de même que dans le cadre de la « grande démission », un changement significatif dans la perception que d’importants secteurs de la classe ouvrière ont de leur force et de leur rôle dans le fonctionnement de la société. C’est le cas en particulier des travailleurs considérés comme essentiels pendant la pandémie. Il s’agit d’un profond changement de conscience, qui s’exprime notamment par le fait qu’une majorité d’entre eux considère les syndicats de manière positive, alors que seuls 10% des travailleurs sont syndiqués. Le processus le plus avancé est la dynamique de syndicalisation des travailleurs précaires, comme chez Starbucks, ou dans les secteurs capitalistes stratégiques, comme chez Amazon. Ce processus émergent de « syndicalisme de base » présente des contradictions, et subit la pression des politiques de cooptation du Parti démocrate et de la bureaucratie syndicale à travers ses secteurs les plus à gauche, mais, dans l’ensemble, il constitue une expérience très importante qui n’en est qu’à ses débuts.

Ces processus ont pour toile de fond la profonde polarisation politique qui continue de se renforcer. Non seulement des phénomènes d’extrême droite émergent comme vecteurs de mécontentement, notamment au sein des classes moyennes conservatrices et des secteurs dépolitisés des classes populaires. Les phénomènes politiques de la « gauche radicale » (à la gauche du réformisme traditionnel) continuent à se développer, qui ont souvent des points de contact avec les processus de lutte et d’organisation (comme aux États-Unis). Un exemple est le score élevé de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle, principalement concentré dans les quartiers populaires et ouvriers, dans les banlieues (périphéries où vivent principalement les deuxième et troisième générations d’immigrants) et parmi les 18-24 ans. Ce phénomène, désormais électoral, a montré qu’il existe une tripolarisation, et pas seulement une polarisation entre l’extrême droite de Le Pen et le « front républicain » de Macron.

Un autre exemple est l’émergence de ce qu’on appelle la « génération U » (pour union, « syndicat ») aux États-Unis, qui est à la tête du processus actuel de syndicalisation et qui, comme nous l’avons dit plus haut, a vécu l’expérience du mouvement BLM. Il s’agit d’une avant-garde qui, dans une large mesure, a été à la base du « phénomène Sanders », qui s’organise notamment au sein de DSA, et qui se retrouve idéologiquement dans l’idée du « socialisme ». Il est très probable qu’au Chili, où les travailleurs et la jeunesse sont en train de faire l’expérience du gouvernement de Boric et de sa politique de restauration de l’ancien centre-gauche, des processus sur la gauche émergent également.

Une période s’est ouverte au cours de laquelle nous devons nous préparer à de brusques changements dans la situation et à l’émergence potentielle de la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière. En même temps, les conditions de l’époque et les « calamités » causées par le capitalisme - crises capitalistes, tensions guerrières, militarisme - nous obligent à redoubler l’offensive idéologique avec un discours qui articule l’intervention dans la lutte de classe et les processus politiques dans chaque pays et au niveau international, avec l’objectif pour lequel nous luttons : une société socialiste.

Notes du traducteur :

[1] Sur ces débats voir notamment « Ukraine : l’enjeu d’une politique anti-impérialiste indépendante » de Juan Chingo, Philipe Alcoy et Pierre Reip ainsi que « Rôle de l’impérialisme, question nationale... : débats sur la guerre en Ukraine » de Matias Maiello.

Ce texte constitue le document international préparatoire au prochain Congrès du Parti des Travailleurs Socialistes argentin.

 
Revolution Permanente
Suivez nous sur les réseaux
/ Révolution Permanente
@RevPermanente
[email protected]
www.revolutionpermanente.com