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La Izquierda Diario
21 de avril de 2021 Twitter Faceboock

Point de vue
L’injonction (capitaliste) à être heureux
Andrea D’Atri

Aux difficultés quotidiennes liées aux longues heures de travail ou à celles causées par le chômage, l’inflation et les tâches domestiques et de soins, au coût élevé des denrées alimentaires et des loyers ou à la médiocrité des transports, il faut ajouter le stress accru causé par la pandémie. En ajoutant à tout cela une injonction constante a être heureux, ça ne fait qu’aggraver la situation.

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Un vieil adage dit que l’argent ne fait pas le bonheur, l’esprit populaire a ajouté "mais comme il aide !". Posséder des biens immobiliers, se reposer dans des hôtels de luxe sur des îles paradisiaques et avoir accès à une consommation illimitée est très proche de l’image du bonheur que construit le capitalisme, absolument inaccessible pour la grande majorité. Cependant, de nos jours, être heureux est également associé à l’atteinte, volontaire, d’un état psychologique identifié à la productivité, au fait d’être fonctionnel et proactif, résilient. Comme si c’était à nous de choisir de souffrir ou d’aller bien. C’est aussi simple que cela.

Une vision optimiste du monde et de la vie est la condition préalable pour atteindre la normalité, s’adapter aux circonstances et jouir d’une image saine. Être reconnaissant, être capable d’éviter le stress quotidien et les émotions négatives, s’exprimer de manière optimiste, se débarrasser des liens toxiques et avoir la capacité de vivre dans le présent et de profiter des "petits plaisirs de la vie" sont quelques-uns des conseils qui abondent sur le marché contemporain du bonheur.

Cette idée du bonheur a donné naissance à une énorme industrie néolibérale, où les produits de soin concernent à la fois un style de vie à un type de personnalité positive.

Contrairement aux yachts, aux Rolex et aux cocktails avec des diamants, ce bonheur semble à la portée de tous et se vend sous forme de cours, d’applications mobiles, de coaching, de thérapies, d’ateliers et de multiples dérivations vers les industries des loisirs, du divertissement, de la santé et des cosmétiques. Des promesses pour nous rapprocher de ce bonheur qui, au final, s’avérera tout aussi insaisissable, a mesure que nous laissons argent, temps et attentes sur le chemin.

Le sourire raté

Et pourtant, bien que cela puisse sembler paradoxal, le bombardement permanent de positivité génère une anxiété qui a plus de chances de produire le contraire du bonheur. Car, si la recherche du bonheur est notre entière responsabilité, nous sommes coupables lorsque nous ne parvenons pas à surmonter la souffrance et les difficultés.

Il en résulte des sociétés aux consommations alarmantes d’anxiolytiques, des dépressions et de l’isolement : le "côté obscur" du bonheur radieux, où les sourires en selfie et les messages positifs se propagent dans les circuits narcissiques des réseaux sociaux. Comment expliquer autrement que, ces dernières décennies, plus la psychologie positive s’est développée, deux tiers des antidépresseurs produits dans le monde sont consommés aux États-Unis ? Ou que dans certains pays, comme le Japon, des ministères de la solitude ont été crées ?

C’est que la répression des émotions considérées comme "négatives" n’aboutit qu’à la privatisation de la douleur et à la banalisation de la souffrance. Comment se fait-il que nous ne soyons pas capables de faire face à ces circonstances qui nous angoissent, alors que tous les messages sociaux rappellent que le bonheur ne dépend que de nous-mêmes ? Pourquoi n’ai-je pas la volonté nécessaire pour le surmonter " tout seul" ?

Le bonheur comme idéologie

Mais en plus, l’obligation du bonheur nous pousse à mettre nos sentiments, notre développement personnel, nos besoins émotionnels au centre de nos préoccupations, avec une présence exorbitante et exclusive. En plaçant l’objectif du bien-être individuel avant tout, l’échec, la frustration, les émotions négatives ne sont pas tolérés. Ce qui se développe, c’est plutôt l’association du bien-être à l’hédonisme égoïste et une intolérance marquée à la frustration, qui, à certaines doses, est une émotion inévitable dans l’expérience de vie humaine.

"La disposition à poursuivre la vie heureuse est le reflet de l’invocation néolibérale à mener une vie régie par la satisfaction de ses propres intérêts et par la compétitivité", affirment Edgar Cabanas et Eva Illouz dans Happycracy : How Science and the Happiness Industry Control Our Lives. Le bonheur, ainsi compris dans le capitalisme actuel, ne fait que renforcer l’individualisme et l’idée que ce qui arrive aux autres est du au fait "qu’ils le méritent".

"Être positif n’est pas tant un état d’esprit qu’un élément idéologique", déclare Barbara Ehrenreich dans Smile or Die : The Positive Thinking Trap. Elle explique que l’industrie du bonheur nous inculque que tous nos états, ce qui nous arrive, est le fruit de nos propres actions, légitimant l’idée qu’il n’y a rien dans la société capitaliste qui ait quelque chose à voir avec notre pauvreté ou la richesse de quelques-uns, avec nos difficultés à faire face à la maladie ou avec le fait que, sans un mot, nous soyons licenciés de nos emplois ou expulsés de nos maisons. Il s’agit uniquement de nos défauts individuels, du fait de ne pas vouloir affronter la vie avec une attitude positive ou de ne pas prendre chaque crise comme une opportunité.

La psychologie positive se présente comme la promesse d’une solution facile à des problèmes que nous devrions au moins soupçonner d’être un peu plus complexes. Est-il nécessaire de transformer la société ? Non, pas du tout, nous dit la psychologie positive.

On nous demande de transformer les sentiments que les situations défavorables provoquent en nous, transformer la colère et le pessimisme en force intérieure et en créativité pour accueillir la crise comme une opportunité. C’est à nous de nous adapter pour surmonter, pour survivre, pour tirer les leçons de l’adversité avec le sourire et pour continuer à chercher le bonheur que nous méritons. Le bonheur devient alors un outil idéologique efficace pour justifier les inégalités.

La science du bonheur a des promoteurs qui, depuis plus de trois décennies, tentent de "vendre" la nature scientifique de leurs découvertes. Vendre aussi au sens propre, puisque les cours et les formations pour les entreprises, les armées, les systèmes éducatifs, les hommes politiques et autres clients dans les sphères publiques ou privées, représente un marché de plusieurs millions de dollars. Pour ne citer qu’un exemple parmi ceux étudiés par Cabanas et Illouz dans leur livre, nous avons le programme Comprehensive Soldier Fitness (CSF) du Center for Positive Psychology de Martin Seligman. Ce cours a été financé par l’armée américaine à hauteur de 145 millions de dollars. Son objectif était de former les militaires aux émotions positives, au bonheur et à la spiritualité afin de "créer des soldats aussi résistants psychologiquement que physiquement", ce qui constituerait "une armée indomptable".

Cependant, si le bonheur est devenu une entreprise prospère, ses conseils n’ont pas apporté le succès qu’ils prédisaient à des millions d’êtres humains, comme nous pouvons le constater en jetant un simple coup d’œil au monde dans lequel nous vivons. Peut-être parce que réduire l’aspiration au bonheur à cette obsession individualiste, au contrôle rigide de nos pensées et de nos sentiments et à la satisfaction hédoniste de nos désirs, ne peut que générer de l’impuissance dans la société capitaliste dans laquelle nous vivons.

Peut-être parce que, face à tant d’inégalités, d’arbitraire et de discrimination découlant de l’exploitation de millions d’êtres humains, la seule chose qui ressemble au bonheur est de vivre chaque jour en profitant de la décision volontaire de s’organiser contre ce triste état des choses. Et cette conspiration, contrairement au bonheur obligatoire mercantilisé et individualiste que nous impose le capitalisme, est un projet collectif.

 
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