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24 de novembre de 2020 Twitter Faceboock

Culture
Le jeu de la Dame : les échecs vu à travers les yeux des femmes
Adrien Balestrini

Au milieu des années 1960, Beth Harmon, orpheline suite à un accident de voiture qui a tué sa mère et dont elle est sortie indemne, est l’héroïne du Jeu de la Dame, mini-série produite par Netflix. Dans le rôle principal, l’actrice Anya Taylor-Joy revêt une perruque rousse pour incarner la joueuse d’échec du roman de Walter Tevis.

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Crédit Photo : Netflix / The Queen’s Gambit

Cet article révèle en partie l’intrigue, il est conseillé d’avoir visionné la série avant de le lire.

La nouvelle mini-série de Netflix est une pépite pour les amateurs de narration bien ficelée, de photographie soignée ou encore des personnages imparfaits mais absolument attachants. Les sept épisodes de 50 minutes réalisés par Scott Frank et Allan Scott nous plongent dans le monde des compétitions d’échecs à travers les yeux d’Elisabeth Harmon (interprétée par Anya Taylor-Joy), jeune prodige que l’on suit dans son ascension qui la mènera jusqu’à la confrontation avec le Grand Maître International Vasily Borgov (dans la peau de l’acteur polonais Marcin Dorocinski).

Droguer les enfants pour mieux les maîtriser

Au début de la série, Beth est retrouvée se tenant seule et indemne à côté de l’accident de voiture qui a causé la mort de sa mère, Alice, et a fait basculer sa vie. Agée d’une dizaine d’années, la jeune fille est envoyée dans un orphelinat religieux dans lequel elle va découvrir les échecs d’une manière peu conventionnelle. Son obsession va naître de sa rencontre avec William Shaibel, vieux concierge de l’orphelinat qui deviendra son mentor. Ce renouveau dans sa vie serait presque trop beau si une nouvelle tache noire ne s’imposait pas à un tableau déjà très sombre.

A Methuen, comme dans beaucoup de foyers d’accueil d’enfants des États-Unis dans les années 1960, on drogue les enfants pour qu’ils se tiennent sages. La pilule verte de la série, dont le nom fictionnel est Xanzolam, est un équivalent du Librium, un sédatif proche du Xanax. La prescription de ce médicament était habituelle durant cette période et son usage forcé chez les orphelins une banalité. Prescriptions censées remplacer la prise en charge des traumatismes dans lesquels ces enfants avaient été plongés avant de franchir les portes de l’orphelinat. Cette pratique n’est d’ailleurs pas cantonnée aux USA ni aux années soixante, comme en témoigne le morceau de Keny Arkana, Eh Connard, qui dénonce la maltraitance qu’elle a subie dans les foyers d’accueil de Marseille. 

Ces pilules vont lui permettre de reposer son esprit et de rejouer mentalement des parties d’échecs pour surmonter ses adversaires. Toutefois, à l’inverse des séries associant drogues et capacités humaines, le tribut en retour est particulièrement lourd. Pour Beth, elles vont être le début d’une addiction pathologique aux tranquillisants et autres drogues contre laquelle elle va lutter tout au long de la série et qui la menacera à chaque chute et moment de faiblesse.

Les soixante-quatre cases de l’échiquier : un monde dans le monde. 

Dans une très bonne critique de la série publiée par Le Monde, Pierre Sérisier écrit : « Les échecs ont cette particularité fascinante d’être un combat contre soi. Un examen perpétuel de ses connaissances, une manière de penser contre ses propres certitudes. Bien sûr, il y a toujours un adversaire qui se trouve, lui aussi, dans une position identique mais l’importance de ce dernier est toujours établie en regard du combat que l’on mène à sa propre limite. Les échecs sont l’un des rares jeux inventés par l’homme dans lequel le hasard n’occupe aucune place. »

Pour aller plus loin, la série fait des références constantes aux échecs et les décrit comme un monde dans le monde. Dans l’univers de Beth, tout renvoie aux échecs, dans les tenues vestimentaires qu’arbore Beth, dans les alliances et les rivalités qui se nouent et se dénouent au fil des épisodes et des tournois, mais aussi dans la lutte interne que mène notre protagoniste principale contre elle-même dans le but de surmonter les traumatismes hérités de son enfance, son addiction mais aussi pour perfectionner sa maîtrise des combinaisons que les soixante-quatre cases de l’échiquier rendent possibles.

Beth Harmon : à la croisée de deux histoires spectaculaires

Javier Pastor, journaliste hispanophone, a fait le rapprochement dans un article entre l’histoire fantasmée de Elisabeth Harmon et celles, bien réelles, de Bobby Fischer et Judit Polgar. Le premier, américain, est une légende des échecs qui est devenu grand maître à l’âge de 15 ans et s’est confronté aux joueurs soviétiques pour les défaire un à un. Coup dur pour les russes pour qui le jeu d’échecs était un symbole de fierté nationale. De quoi rappeler les défaites que Beth impose à plusieurs reprises aux champions russes.

Judit Polgar de son côté, a été formée par son père Laszlo qui avait la conviction que le génie n’est pas inné mais façonné. Judit ainsi que ses deux sœurs ont été entraînées dès leurs plus jeunes âges et se sont confrontées au sexisme de la fédération internationale des échecs qui n’hésitait pas à entraver leurs ascension dans le monde masculin des compétitions professionnelles. Elle s’est confrontée au sexisme enraciné des joueurs d’échecs qui n’hésitaient pas à la ramener à sa condition de femme. Kasparov, joueur à la renommée internationale connu du grand public pour son duel avec Deep Blue, l’ordinateur conçu pour vaincre les joueurs d’échec les plus expérimentés, l’a qualifié de « singe de cirque » et a fini par ajouter que les joueuses d’échecs « devraient se concentrer sur le fait d’avoir des enfants ».

Ces déclarations n’ont pas empêché la jeune femme de lui mettre une raclée dans le tournoi de septembre 2002 qui opposa la Russie au reste du monde. Après avoir été vaincu, Kasparov quitta la scène, laissant Judit seule avec l’exploit d’avoir démoli le numéro un mondial. Si l’histoire de la série diffère quelque peu, associer les accomplissements de Judit Polgar contre Garry Kasparov à ceux de Elisabeth Harmon contre Vasily Borgov n’est pas délirant et permet de comprendre à quel point la lutte des femmes pour se faire une place dans une société patriarcale est un combat sans relâche.

Le jeu de la dame : une lutte collective contre le patriarcat

A l’instar de Judit Polgar, Beth Harmon est comparable à une étincelle rouge vif qui, d’un coup, apparaît dans un univers de testostérone en costume trois pièces et menace de tout faire sauter. Pour un spectateur attentif, ce personnage pourrait être vu comme le miroir de la situation politique du milieu du vingtième siècle, annonçant la remise en cause du patriarcat et la montée de la seconde vague du féminisme. En effet, que ce soit dit explicitement ou montré implicitement, Le jeu de la dame met en scène des personnages féminins à contre-courant des stéréotypes auxquels les femmes sont condamnées.

Une mention particulière peut être attribuée aux mères d’Elizabeth qui incarnent les symboles du rejet et de la résistance contre les modèles imposés aux femmes de l’après seconde guerre mondiale. La première, Alice Harmon, la mère biologique de Beth, ex-mathématicienne, est la première figure maternelle dont sa fille va se rappeler les enseignements – teintés de féminisme – tout au long de la série. La seconde, Alma Wheatly, mère adoptive et partenaire de Beth dans ses tournois, a du mal à coller à l’image de la ménagère américaine devant laquelle la société et son genre cherchent à lui imposer. Face à ces normes surplombantes, Alice et Alma succombent de manière différente, aux maladies physiques et mentales, aggravées par la prise de barbituriques et d’alcool. Une certaine vision du sort réservé aux dissidentes dans l’Amérique de Eisenhower et Kennedy.

La construction du personnage de Beth est à l’opposé des récits de réussite individuelle dont le capitalisme raffole, ceux qui mettent en avant un « girl power » rendant l’émancipation possible à la seule condition d’écraser ses congénères. Cette idée est confirmée lorsque Benny explique à Beth les raisons des différences de niveaux entre les soviétiques et les américains : alors que les premiers s’entrainent et jouent seuls, les russes font équipe contre l’adversaire. De William Shaibel à Benny Watts, en passant par Jolene et Alma Wheatly, les capacités de Beth se développent grâce une lutte collective pour prendre d’assaut le ciel. Car dans un système qui cherche à transformer les femmes en objets de décoration, l’éducation aux défis intellectuels, l’exercice aigu de la logique, la formation aux stratégies de jeu et à la prise de décision pour vaincre l’adversaire, sont des enseignements plus que dangereux.

 
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