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La Izquierda Diario
21 de octobre de 2020 Twitter Faceboock

Interview
« Quand les discours des politiques s’abattent sur nos élèves, on se retrouve en 1ère ligne pour rétablir la confiance »

Julie, est enseignante en Seine-Saint-Denis. Pour Révolution Permanente elle revient sur la situation dans l’Education Nationale, et le poids des politiques islamophobes du gouvernement sur les crispations identitaires.

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Révolution Permanente : comment, en tant que professeur, tu as vécu la séquence qui s’est ouverte vendredi ?

Julie : La mort de Samuel Paty a été un choc. La première impression c’est d’être abasourdi : le climat qui dégénère avec les parents d’élèves, la rumeur qui enfle sur les réseaux sociaux, la décapitation à deux pas du collège... Tout paraît démesuré et décalé par rapport à ce qu’on vit quotidiennement avec les élèves. Alors on reste sans voix.

Puis rapidement, on se demande comment les choses ont pu en arriver là. Passé l’émotion, on tente de comprendre.

Il y a deux ans, j’ai moi-même emmené mes élèves à une exposition sur la liberté d’expression dans laquelle, entre autres, il y avait des caricatures de Charlie Hebdo sur le prophète Mahomet et les religions. Il y a eu un débat. Certains élèves ont exprimé leurs réticences à voir la liberté d’expression utilisée pour ce qu’ils vivent comme une humiliation de certaines catégories de la population en raison de leurs croyances. C’est un point de vue légitime et défendable : on peut défendre la liberté d’expression tout en s’interrogeant sur les modalités et les objectifs de ceux qui l’utilisent, notamment lorsqu’elle vise en particulier une catégorie déjà stigmatisée de la population. C’est aussi ça la liberté d’expression. Celle des élèves, dans la classe. Ecoutée et débattue, elle devient un support pédagogique intéressant. La discussion a été riche. Il n’y a pas eu de tensions.

Si dans son interrogatoire de dépôt de plainte, Samuel Paty considère avoir fait preuve d’une certaine maladresse, il a été la victime d’une hystérie politique et collective qui le dépasse, et qui dépasse y compris les parents d’élèves qui se sont plaints. Une hystérie politique et médiatique où les musulmans et leur croyance sont présentés comme l’ennemi à abattre, et les enseignants enjoints à prendre part à ce combat, au risque sinon d’être considéré comme hostile à l’institution, à leur mission d’éducation. La situation est très complexe, car nous, en classe, nous avons affaire à de l’humain, à nos élèves, à des êtres en formation. Nous sommes en première ligne quand les discours discriminant des politiques s’abattent sur nos élèves et qu’il faut désamorcer, expliquer, mettre à distance. L’institution de l’Education Nationale nie les conséquences que ce climat anxiogène et stigmatisant peut induire dans la relation très particulière qui lie les professeurs à leurs élèves. Il rompt ce lien de confiance sur lequel se base la relation éducative et peut aboutir à des malentendus, voire, comme c’est le cas pour Samuel, à des drames.

RP : l’attaque contre Samuel Paty a lieu dans un climat marqué par une offensive sécuritaire et islamophobe du gouvernement. Comment ce climat se traduit dans les lycées ?

Julie : C’est exactement de cela que parle, de façon déformée à l’extrême et exceptionnelle, pour moi, le drame de la mort de Samuel. L’année dernière, il y a eu de la part de Blanquer, une multitude de prise de position particulièrement problématique car relayant directement le discours de l’extrême-droite. Sur les « petites filles » musulmanes supposées être empêchées d’aller à l’école, ou les écoliers qui refuseraient de donner la main aux écolières. Sur les mères voilées accompagnatrices de sorties scolaires. Des positions totalement alignées sur celle de l’extrême-droite. Là encore Blanquer a fait valoir une conception totalement erronée de ce qu’est la laïcité : c’est aux enseignants et aux fonctionnaires que s’applique le devoir de neutralité, car ils représentent l’Etat et l’institution scolaire qui ne doit se soumettre à aucun culte. La laïcité est là pour préserver la liberté de croyance et de conscience de chacun. Pas pour l’empêcher.

Dans ce contexte où la laïcité est brandie contre les populations de croyance musulmanes (et jamais pour remettre en cause le Concordat en Alsace-Loraine - qui fait que l’Etat continue de financer les écoles confessionnelles et les prêtres, rabbins, imams... – ou l’enseignement privé catholique), les élèves qui se reconnaissent dans cette croyance se sentent mis à l’écart par la société et par l’école. A chaque nouvelle offensive du gouvernement contre les populations musulmanes, on voit des situations se crisper. Pour ma part, le discours de rentrée sur le « séparatisme » de Macron a fait surgir des situations jusque là inconnues : certaines élèves voilées à l’extérieur de l’établissement ont commencé à avoir des velléités de se voiler dans les classes, alors que jusqu’ici elles avaient toujours accepté le règlement intérieur de l’établissement qui oblige à ôter tout couvre-chef.

RP : Qu’est-ce que ça veut dire parler de laïcité dans ce contexte ? Beaucoup de professeurs expliquent avoir peur de parler de laïcité et les médias alimentent beaucoup l’idée que les profs seraient victimes terrifiées de leurs élèves. Comment en tant qu’enseignante tu vois cette question et comment tu la discutes avec tes élèves ?

Julie : Il n’y a aucune difficulté à parler de la laïcité avec les élèves quand celle-ci est bien expliquée. Personnellement, je la remets dans son contexte : le long chemin de la France vers la déchristianisation avant même la révolution française, la séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905, le catholicisme comme religion d’Etat. Au contraire, j’essaye de faire comprendre aux élèves que s’ils peuvent être musulmans ou juifs ou protestants ou athées, en France, c’est grâce à la laïcité. Que c’est elle qui garantit la liberté de croire ou de ne pas croire. Présentée ainsi, et non comme une mesure hostile à l’encontre d’une religion particulière, les élèves la comprennent et l’acceptent très bien.

RP : Qu’est-ce que tu penses d’une proposition qui semble avoir de l’écho et qui est celle de montrer les caricatures à la rentrée ?

Julie : Personnellement, je ne le ferai pas. D’abord parce que c’est ma liberté pédagogique de choisir les supports qui me paraissent le mieux adapté à mes élèves. Ce serait un paradoxe de vouloir imposer aux enseignants les modalités par lesquelles ils doivent éduquer à la liberté d’expression.

Ensuite parce que j’ai l’impression que cette proposition est d’une grande confusion qui vise à mettre de l’huile sur le feu dans un contexte déjà tendu. Quel est l’objectif véritable de cette proposition : celle d’éduquer à la liberté d’expression ou de domestiquer les esprits à l’acceptation d’une caricature qu’on peut juger de mauvais goût, mal pensée, voire insultante ? Imposer les caricatures de Charlie Hebdo aux enseignants et aux élèves sans aucune possibilité de critiquer les objectifs de leurs auteurs, de les remettre dans un contexte politique et historique, c’est un avant-goût de la pensée unique. Que dirait-on s’il s’agissait de caricatures nazies sur les juifs pendant la seconde guerre mondiale ? On peut les présenter, oui, mais à un public averti et avec tous les garde-fous que cela suppose : il s’agit d’avoir une approche critique de la caricature, de la mettre dans un contexte historique, et de définir les objectifs qui sont visés par le biais de ce dessin. Sans ces préalables, il n’y a pas de liberté d’expression qui soit possible.

RP : Blanquer était présent dimanche à République au rassemblement appelé par les syndicats des enseignants. Le gouvernement appelle à l’Union Nationale. Que penses-tu de cet appel ? Comment les collègues y ont réagi ?

Julie : Lorsque j’ai su que Blanquer allait se rendre à ce rassemblement, je n’ai pas souhaité m’y rendre. Cet appel émanait des syndicats d’enseignants, mais dans les faits il s’inscrivait dans l’opération d’unité nationale du gouvernement comme l’a exprimé samedi Benoît Teste, le secrétaire général de la FSU, en sortant d’une rencontre avec Macron. On voit bien que le ministre de l’Education Nationale a une indignation à géométrie variable puisque le drame et les suicides chez les enseignants se sont multipliés ces dernières années, avec celui, notable, de Christine Renon qui s’est suicidé dans son établissement il y a un an et pour laquelle l’Education Nationale n’a eu que du mépris.

Jean-Michel Blanquer et le gouvernement Macron ont une large responsabilité dans les drames qui touchent l’Education Nationale et la communauté enseignante. Par le climat xénophobe et stigmatisant qu’ils instiguent au jour le jour, mais aussi la mise à sac de l’Education publique depuis 3 ans, comme on ne l’a jamais vu ces dernières années.

Parcoursup, la réforme du baccalauréat et du lycée, celle qui touche les écoles primaires renforcent de manière très vives les inégalités scolaires. Cela par plusieurs biais : le manque de moyens donnés au public, l’augmentation des effectifs dans les classes, la crise des vocations pour un métier qui devient de plus en plus éreintant. Les enseignants s’épuisent pour mener à bien leurs missions pédagogiques dans des conditions qui deviennent toujours un peu plus catastrophique. L’école est le réceptacle de la société : l’augmentation des inégalités sociales et de la précarité, la stigmatisation de subissent certains élèves dans les discours politiques et médiatiques ont des conséquences sur la vie et le climat scolaire. Nous, les enseignants, sommes en première ligne quand le gouvernement s’acharne à activer les tensions. Et quand elles explosent, c’est nous qui en faisons les frais. Le gouvernement cherche lui à les instrumentaliser pour poursuivre et approfondir sa politique réactionnaire et de division. Dans ce contexte, « l’union nationale » n’est évidemment pas possible.

 
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