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Le schisme Staline-Tito - Partie 1

Yougoslavie. A 70 ans de la rupture entre Staline et Tito, évènement majeur de l’après-guerre

Le 28 juin 1948 se consommait un événement majeur de l'après-guerre, la première fissure dans le "camp stalinien" au niveau international : la rupture entre Staline et Tito, leader de la révolution de libération nationale en Yougoslavie et de l'Etat yougoslave. Révolution Permanente publie une série d'articles analysant les raisons politiques et économiques de la rupture mais aussi les ruptures et continuités entre le stalinisme et le "titisme".

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Même si dès le début de la lutte contre les occupants nazis au cours de la Seconde Guerre Mondiale il y a eu toutes sortes de frictions, « malentendus » et divergences entre la direction du Parti Communiste de Yougoslavie et l’URSS, jusqu’en 1948 (et même au-delà) Tito et le PCY (plus tard devenu Ligue Communiste de Yougoslavie) sont restés essentiellement fidèles à la ligne politique dictée par le Kremlin. Ce n’est qu’à partir de la rupture en 1948 entre Staline et Tito que ce que l’on appelle « le titisme » apparaît comme phénomène politique. Comme écrit René Girault : « l’ampleur et la durée de la polémique publique entre la presse yougoslave d’une part et la presse des partis communistes menée par les journaux soviétiques d’autre part, allait confirmer que la rupture entre Staline et son, jusque là, meilleur lieutenant Tito était un événement majeur de l’immédiat après-Seconde Guerre Mondiale ».

Il s’agissait effectivement de la première fissure du "camp stalinien" au niveau international. Les conséquences de cette rupture seront déterminantes pour l’évolution ultérieure de la Yougoslavie et même plus au-delà, en ouvrant un précédent qui inspirera d’une certaine manière, même si les processus sont distincts, les processus de révolution politique en Pologne et en Hongrie.

Face à l’isolement politique et économique de la Yougoslavie au niveau international il n’y avait pas beaucoup d’options : soit le PCY se mettait à la tête d’une lutte révolutionnaire et antibureaucratique au niveau international (ce dont il était de fait incapable car cela impliquait de remettre en question le régime sur lequel lui-même s’appuyait) ; soit il empruntait un chemin de « plus d’ouverture » aux puissances capitalistes tout en essayant de maintenir l’essentiel du régime ; soit il capitulait face à Staline en se « repentant » de son attitude passée, ce qui, d’être accepté par Staline, viendrait évidemment accompagné d’un « rechange » (purge) de la direction du PCY – ce serait un suicide pour Tito. Finalement, le titisme a choisi la deuxième option (même si souvent il a essayé de jongler entre l’URSS et les USA, allant même à chercher une "voie intermédiaire" entre les deux blocs avec le "Mouvement des non-alignés").

C’est justement dans ce cadre que l’on a mis en place l’autogestion yougoslave, ce qui constituera l’une des spécificités du « socialisme yougoslave ». Bien que l’autogestion ait été présentée par le titisme comme la réponse critique à « l’étatisme » et au bureaucratisme de l’URSS, ce n’est pas parce que les dirigeants du PCY étaient « pour l’autogestion » qu’il y a eu une rupture avec Staline (l’introduction de l’autogestion est en réalité une conséquence de la rupture et non une cause).

Et quant à la critique des dirigeants yougoslaves du bureaucratisme de l’Union Soviétique, elle se cantonnait largement aux discours car dans la pratique le titisme n’a pas hésité à utiliser des méthodes empruntées directement au stalinisme et à maintenir un régime politique bureaucratique verrouillé, même si avec certaines marges de manœuvre et de liberté pour les travailleurs et les masses notamment après des mobilisations de masse et grèves.

Il faut aussi signaler que parmi les caractéristiques de « la voie yougoslave au socialisme » on y trouve les différentes réformes politiques et économiques dont certaines ont inspirées celles prises par le pouvoir à Moscou vers la fin des années 1980, et qui à leur tour allaient inaugurer la période de restauration du capitalisme en URSS et dans le reste des Etats ouvriers bureaucratisés de l’Est européen.

La rupture en juin 1948 entre Staline et Tito a surpris tout le monde. Non seulement parce que le PCY s’était montré jusqu’à cette date un « bon élève » de Staline mais aussi parce que les divergences entre les soviétiques et les communistes yougoslaves n’étaient connues que d’un cercle étroit de dirigeants du PCY. Ainsi, Vladimir Dedijer, qui était l’un des cadres dirigeants les plus hauts placés dans le parti, dit n’avoir pris connaissance des difficultés avec l’URSS… qu’en février 1948 ! Il raconte ainsi le jour où Tito l’a informé de ce qui se passait :

« [Tito] avait l’air de vouloir discuter une question compliquée et de constater ma réaction. Je connaissais fort bien cet air. Tout cela ne prit que quelques secondes. J’avais beau le connaitre depuis dix ans, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il allait me dire (…) :

– Etes-vous au courant de ce qui s’est passé en Roumanie ? Ils ont donné des ordres pour faire enlever tous mes portraits ! Vous avez dû avoir l’écho dans les rapports de la presse étrangère…

Le sérieux de son ton me frappa. J’avais en effet lu ces rapports, mais j’étais convaincu que la nouvelle était fausse. (…) La surprise aidant je balbutiai :

– Comment cela ? Est-ce que ce n’est pas un mensonge comme on en raconte tant ? (…)

Tito était fatigué, mort de fatigue. Je compris tout de suite qu’il s’agissait d’une affaire grave, d’un problème difficile qui le rongeait intérieurement et s’inscrivait en marques visibles sur son visage. De nouveau, il croisa nerveusement les jambes, tira une longue bouffée de sa cigarette, et comme s’il n’avait pas entendu ma réponse, il poursuivit :

– Tu as de la chance… Tu ne sais pas encore ! La guerre, c’était le bon temps, rappelle-toi la Cinquième Offensive, où nous étions encerclés de toutes parts par les Allemands. Nous savions alors que nous devions nous débrouiller tous seuls et nous en sortir en combattant de notre mieux… Mais aujourd’hui que les Russes pourraient nous aider, ils nous ligotent. (…)

Je me souvins d’une conversation que j’avais eue peu de jours auparavant, avec Kalinine, le nouveau représentant du VOKS à Belgrade (Organisation Soviétique pour les relations Culturelles avec les pays étrangers). Il m’avait déclaré que les yougoslaves n’aimaient pas l’Union Soviétique, qu’ils apprenaient moins le russe que le français et l’anglais, alors qu’en Bulgarie, la Société d’Amis de l’URSS comptait près d’un million de membres (…) Ce fonctionnaire zélé, fraîchement débarqué de Moscou, obéissait à des ordres venues d’en haut. Je me rappelai qu’il s’était vanté d’avoir été envoyé en Yougoslavie par Jdanov personnellement. (…) Il s’agissait bel et bien d’un conflit avec l’URSS, d’un conflit avec Staline. Mais c’était impensable ! Il devait y avoir un malentendu. Qui, dans ce pays, n’aimait pas l’Union Soviétique ? Nous, nous quereller avec Staline ? C’était aussi impossible qu’une querelle entre nous ! ».

Dans cette série d’articles nous allons analyser la rupture entre Staline et Tito, sa signification et ses implications politiques et économiques, mais aussi les limites de celle-ci pour le titisme (méthodes, conceptions théorico-politiques, etc.).

Bibliographie citée :

· GIRAULT René, « La rupture avec Staline et le Kominform en 1948 », in De l’unification à l’éclatement. L’espace yougoslave, un siècle d’histoire, ouvrage collectif, Collection des Publications de la BDIC, 1998.

· DEDIJER Vladimir, Le défi de Tito. Staline et la Yougoslavie, Gallimard, 1970.


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