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Un trotskiste en Corée du Nord

J'ai voyagé en République Démocratique de Corée du Nord en 2015 pour y faire du tourisme et j'en suis revenu avec de nombreuses questions : comment fonctionne cette société ? Est-ce l’âge de pierre ? Une secte ? Ou une œuvre dadaïste ? J'ai alors mené une enquête historique et matérialiste. Wladek Flakin

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Un défilé militaire s’est tenu à Pjongjang pour les 70 ans de la fondation du Parti des travailleurs coréens. Les images ont fait le tour du monde : de (supposés) réacteurs nucléaires sont passés devant la tribune. Le jeune dictateur, dans le costume noir de Mao, a tenu son premier discours public depuis deux ans. Des milliers de spectateurs lui ont lancé des bouquets de fleurs en plastique. Des touristes occidentaux étaient également présents. Je peux encore me représenter la scène : parmi les visiteurs, de nombreux étudiants américains. Ils avaient la consigne de porter une tenue appropriée. L’un d’eux portait une cravate... par-dessus son t-shirt et un jean troué. Tous essayaient de regarder les soldats avec un air sérieux... sans pouvoir s’empêcher de rire.

Une théorie est débattue avec passion par les touristes : et si ceux qui défilent n’étaient que des comédiens ? Pourquoi le guide ne parle-t-il pas des camps des prisonniers ? Ce serait la même chose à Washington. On éviterait de nous parler en premier lieu de la minorité noire enfermée dans les prisons de façon massive et tuée par la police. Tous les pays veulent d’abord montrer leurs bons côtés. Mais il nous manque une explication : quel est ce pays qui est l’un des derniers sur terre à ne pas être soumis aux lois de l’économie de marché ?

Âge de pierre ?

« Communisme de l’âge de pierre », telle est la formule favorite de la presse bourgeoise pour la Corée. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Dans les tribus de l’âge de pierre, il n’y avait aucune différence entre les hommes. Dans ce « communisme primitif », tout le monde était pauvre, mais tout le monde était pareil.

En Corée du Nord, on voit parfois des moyens de production très primitifs. Pourtant, même le paysan qui travaille avec un âne et un pieu porte des bottes en caoutchouc et utilise un téléphone portable. Dans la capitale, beaucoup ont même un smartphone.

Pendant l’âge de pierre, le chef du clan bénéficiait d’un respect « spontané et incontestée » (selon les mots d’Engels). Concernant les Kims, plutôt que de respect, il faudrait parler de déification, et celle-ci n’est pas tout à fait spontanée.

Ce n’est donc plus l’âge de pierre. De l’extérieur, on a parfois l’impression que la Corée du Nord vit de l’exportation croissante de ses images. Elle en produit suffisamment.

Du socialisme ?

Un marteau, une faucille et un pinceau, voilà l’auto-représentation du « Parti des travailleurs de Corée » en forme d’un immense monument. Le régime se voit comme socialiste, mais depuis les années 1990, toutes les images de Marx et Lénine ont disparu.

Le fondateur de l’Etat Kim Il-Sung, grand-père de l’actuel leader Kim Jung-Un, a substitué au marxisme-léninisme sa propre idéologie. « Juche » signifie quelque chose comme « autosuffisance » et il estime que la moitié nord montagneuse de la péninsule de Corée devrait vivre en autarcie.

Son fils, Kim Jong-Il, a élargi cette théorie avec l’idée du « Sungun » : dans toutes les affaires, l’armée a la priorité. Dans les dix principes d’après lesquels tous les citoyens sont supposés vivre, tous impliquent l’obéissance à un/au chef.

Cela est aussi éloigné du socialisme, dans le sens de Marx – en tant qu’auto-émancipation de la classe ouvrière – que de l’Âge de pierre.

Un culte de la personnalité ?

On parle parfois d’une « monarchie héréditaire ». Les Kim règnent dans leur péninsule presque aussi longtemps que la dynastie saoudienne dans la péninsule arabique. Certaines comparaisons avec l’absolutisme viennent à l’esprit, telles que les images omniprésentes des régents qui soi-disant ont des capacités magiques. Mais la République démocratique de la Corée du Nord est strictement athée et tout le monde comprend que le « président éternel » (mort en 1994) n’est pas descendu du ciel mais est plutôt couché mort dans son cercueil de verre.

Le pays fait penser à une sorte de culte religieux – constamment cela me fait penser à la scientologie. Le guide joyeux semble sorti d’une vidéo de propagande d’une église particulièrement agressive. A Pyongyang tout le monde présente un sourire d’acier avec la conviction que leur vie de misère est parmi les meilleures au monde.

Mais peut-être y a-t-il quelque chose d’autre ? Il est probable que Kim Jung-un ait passé une partie de sa jeunesse dans une école en Suisse. Cet été, le provocateur groupe de musique slovène « Laibach », qui aime jouer avec une esthétique nazie, a voyagé en Corée du Nord pour y jouer. Tout le monde a spéculé sur cette étrange tournée musicale. Peut-être les Nord-Coréens ne comprennent pas l’humour de Laibach ? Après tout, seulement quelques centaines de personnes dans le pays a accès à Wikipédia. Et si le jeune dictateur était fan d’art dadaïste ? La Corée du Nord sera-t-elle une sorte de Gesamtkunstwerk, une œuvre d’art totale, dadaïste ? Non. On a probablement besoin d’une autre théorie.

Économie planifiée

Commençons, dans l’esprit du matérialisme historique, avec les relations de production.

La République populaire a, en gros, une économie planifiée. La plupart des personnes travaillent pour l’État et la plupart des produits ne sont pas commercialisés dans le marché mais plutôt distribués par les autorités gouvernementales. Cette planification a rendu possible le « miracle économique coréen » d’après-guerre – ce terme fait actuellement référence à l’industrialisation du Nord. C’est seulement en 1975 que le Sud rural a dépassé économiquement le nord industrialisé.

Cependant, l’économie planifiée ne marche pas comme l’envisageaient Marx et Engels, par la prise de décisions démocratique des producteurs. « Kim Jung-Un surveille les affaires », tel est le titre d’un site web populaire avec des photos des visites permanentes du jeune dirigeant dans des usines et des chantiers de construction. Ces « instructions online » faisaient déjà partie du programme quotidien du grand-père et du père. Kim peut émettre un ordre qui change complètement la production d’un moment à l’autre. La contradiction n’est pas permise.

Par exemple, quand Kim Jung-un décide que la capitale du pays a besoin d’un parc aquatique de niveau international, le pouvoir de toute l’économie peut se concentrer sur ce projet. Cela a atteint des proportions absurdes quand le père Kim Jong a exigé que des centaines de milliers de personnes participent à ses événements de danse massive qui duraient des semaines.

Le « Maréchal » (Un) mène sans aucun doute une vie confortable, mais il n’est pas le seul à profiter de privilèges matériels. En arrivant à l’aéroport on comprend qu’il n’est pas tout à fait le seul : plusieurs des officiers nord-coréens revenant de l’étranger attendent leurs clubs de golf dans le dépôt de bagages. L’inégalité sociale n’est pas aussi grande que sous le capitalisme, cependant les fonctionnaires du parti peuvent conduire des voitures et aller dans des restaurants, ce qui est inconcevable pour la plupart des gens.

Restauration capitaliste

La planification économique en Corée du Nord a tenu plus longtemps qu’en Russie et en Chine. Cependant, comme à Cuba dans les années 1990, les premières niches d’investissement pour le marché sont en train de s’ouvrir. Les paysans des fermes d’État ou collectives peuvent maintenant semer des champs eux-mêmes et vendre les produits sur le marché. Grâce aux importations chinoises beaucoup d’appartements possèdent des panneaux solaires, alors que des enfants sont habillés avec des vêtements avec des images de Mickey Mouse.

Le tourisme est supposé attirer des devises étrangères au pays, mais l’intérêt pour celui-ci est bien moindre comparé aux plages caribéennes. Le jeune Kim a ouvert une grande station de ski en 2014 et rêve d’attirer deux millions de touristes par an.

Comme en Chine dans les années 1990, il y a des zones économiques spéciales où les entreprises étrangères peuvent investir. Les salaires sont perçus par l’État qui verse une petite portion aux travailleurs. L’une de ces zones est Rason, près de la frontière avec la Russie ; une autre se trouve à Kaesong, près de la zone démilitarisée. Les touristes peuvent visiter les installations à Rason mais à une condition : ne pas prendre des photos des marques ! Plusieurs multinationales ont été frileuses de reconnaître qu’elles possèdent des usines textiles dans la République populaire. De plus, l’État exporte près de 50 000 travailleurs vers la Chine, la Russie et même le Qatar. La plupart de leur salaire est aussi directement versé à l’État.

Mais il y a un manque général d’investisseurs capitalistes voulant financer la restauration du capitalisme en Corée du Nord. Le régime de Kim est donc dépendant de certaines niches qui sont évitées par d’autres producteurs. Selon des rumeurs non confirmés, la hautement développée industrie chimique, qui ne trouve pas d’acheteurs pour ses produits, est spécialisée actuellement dans la production d’amphétamine. Tout le marché chinois serait ravitaillé par la Corée du Nord en substance sympathicomimétique – un peu comme la série de TV « Breaking Bad » mais au niveau d’un pays tout entier ! De la même façon, des dollars américains contrefaits avec une grande qualité proviendraient aussi de Corée du Nord.

Dégénérescence

Pour chacun des membres de mon groupe touristique, la question reste encore sans réponse : qu’est-ce que la Corée du Nord ? Si l’on dit que c’est une économie planifiée sans démocratie ; où toutes les décisions sont prises par une caste privilégiée ; qu’à la tête de cette caste se place un leader infaillible, et qu’on conclut en disant : la Corée du Nord c’est du stalinisme... il nous faut pouvoir répondre à la question : qu’est-ce que le stalinisme ?

Une économie planifiée démocratiquement exige un certain niveau de productivité : seuls des travailleurs qui ne sont pas au bord de la famine peuvent participer activement à la gestion de l’ensemble des aspects de la société à travers des organes d’auto-organisation. Mais en Corée du Nord, qui fut durement bombardée pendant la guerre, la sévère pauvreté était la norme (comme l’URSS pendant la guerre civile). Dans cette situation une bureaucratie pouvait émerger. Marx l’avait indirectement prédit en 1845 : une révolution sans le développement des forces productives ne peut pas se maintenir car « avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue ».

Le révolutionnaire russe Léon Trotski, qui fut l’une des figures de la Révolution d’octobre avant de devenir un critique de la bureaucratie, décrivait la situation avec une analogie : « l’autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte contre tous qui en résulte. Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d’un agent de police s’impose pour le maintien de l’ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle "sait" à qui donner et qui doit patienter ». On pourrait ajouter : si la queue est particulièrement longue, on a besoin d’un Kim.

Trotski appelait ce système un « État ouvrier dégénéré ». Son programme contre cela était une « révolution politique » : la propriété nationalisée des moyens de production devait être défendue, mais la caste dirigeante renversée.

Aussi pauvre que le peuple nord-coréen soit aujourd’hui, on ne peut pas dire que leur situation serait nécessairement meilleure avec l’établissement d’un régime pro-américain. Le marché capitaliste et les droits démocratiques ne vont pas toujours main dans la main. Jusqu’à aujourd’hui la relativement riche Corée du Sud a des lois dictatoriales. La fille du dernier dictateur occupe aujourd’hui le poste de présidente et quelqu’un qui fait l’éloge à la bière nord-coréenne dans les réseaux sociaux risque la prison.

Les touristes se rendant en Corée du Nord peuvent amener des livres avec une exception : la Bible et des écrits religieux. Cela est dû au fait que des missionnaires de sectes chrétiennes essayait constamment de mettre un pied dans le pays. Des livres de Trotski, dans lesquels il appelle ouvertement à renverser la bureaucratie, pourraient donc être en théorie des cadeaux légaux pour nos hôtes coréens. Après ce voyage, je désire retourner en Corée du Nord. Parfois on a l’impression d’être dans une émission de télé des années 1950, mais ça peut changer vite. La prochaine fois j’amènerai des textes de Trotski dans mes bagages.


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