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Géopolitique

Turquie, Russie, Iran, Israël… : qui défend quoi dans le conflit du Haut-Karabakh ?

Au fur et à mesure que les combats s’intensifient entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan le risque d’une implication directe de puissances régionales augmente.

Philippe Alcoy

7 octobre 2020

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Photo : AP

La presse française est très friande d’explications simplistes et partielles des conflits armées, donnant en général une importance démesurée aux éléments « identitaires » qui peuvent mener à des affrontements. Ainsi, dans un article sur le conflit dans le Haut-Karabakh opposant l’Arménie et l’Azerbaïdjan Le Figaro expliquait que « la Turquie, hostile depuis toujours à l’Arménie - dont elle refuse de reconnaître le génocide de 1915 par l’Empire ottoman - est au contraire proche de l’Azerbaïdjan, dont elle partage les racines linguistiques et la religion » et que la Russie est considérée « comme l’alliée traditionnelle de l’Arménie, à qui elle fournit une grande partie de son équipement militaire, et où elle possède des bases militaires, la Russie partage également la même tradition chrétienne orthodoxe ». De cette façon, les racines linguistiques et la religion deviennent des facteurs explicatifs déterminants quant aux alliances et prises de position dans le conflit en cours au Caucase.

Or, la crise au Haut-Karabakh est un conflit profondément géopolitique. A savoir, les alliances et prises de position s’expliquent avant tout au travers des enjeux stratégiques, économiques et militaires des différents acteurs et beaucoup moins par des éléments « identitaires » comme la religion ou les racines linguistiques.

Les ambitions turques

Aujourd’hui il semble un fait que la guerre au Haut-Karabakh est le résultat d’une offensive de l’Azerbaïdjan encouragé par son allié turc. L’objectif officiel déclaré est la reprise du territoire occupé par l’armée arménienne depuis le début des années 1990, ce qui semble assez compliqué politiquement, au moins dans les régions à majorité arménienne. Quoi qu’il en soit, la Turquie s’est déclarée solidaire de cet objectif exigeant à son tour le retrait complet de l’Arménie des territoires azéris. Et à travers de son ministre des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, elle s’est dite prête à faire « tout ce qui serait nécessaire » afin d’aider son allié. D’ailleurs, certains observateurs locaux dénoncent le fait que la Turquie serait en train d’envoyer des mercenaires syriens se battre en Azerbaïdjan.

Cette proximité de l’Azerbaïdjan et la Turquie s’explique surtout par les relations économiques de ces deux pays. En effet, la Turquie et l’Azerbaïdjan sont impliqués dans un projet d’exportation de gaz vers le marché européen à travers d’un réseau de pipelines depuis la Mer Caspienne jusqu’en Italie, le South Caucasus Pipeline Expansion Project (SCPX). Derrière ce projet se trouvent les Etats-Unis qui cherchent à contourner le poids décisif de la Russie dans ce secteur en Europe. En outre, l’Azerbaïdjan est le principal fournisseur de gaz pour la Turquie.

Mais sur le plan de la politique étrangère turque, son soutien à l’armée azérie contre l’Arménie constitue un défi pour l’hégémonie russe dans la région. C’est une façon de prendre sa revanche vis-à-vis des interventions russes en Syrie et en Libye où Erdogan se retrouve dans le camp opposé à Poutine. Le conflit dans le Haut-Karabakh est en train de déstabiliser une région très sensible pour les intérêts économiques et militaires de la Russie, et la Turquie semble vouloir affaiblir le rôle de la Russie en tant qu’arbitre capable de rétablir la paix dans le Caucase.

La périphérie russe en flammes

La Russie appelle à l’arrêt des hostilités et semble faire tous les efforts possibles pour éviter que le conflit s’aggrave et qu’elle soit obligée d’intervenir, ce que la Russie ne semble aucunement désireuse de faire. En effet, bien que la Russie possède une base militaire en Arménie et que les deux pays soient liés par une alliance militaire avec d’autres pays de l’ex Union Soviétique, Moscou entretient de bonnes relations avec l’Azerbaïdjan également. A tel point que les deux pays sont armés en partie par la Russie.

La Caucase est une région très importante pour la défense russe. L’intérêt de Moscou est de garder le statu quo et éviter des agitations qui puissent redéfinir le rapport de forces dans la région. Cependant, le conflit actuel pourrait bien mettre à mal l’hégémonie russe dans sa périphérie. Non seulement la Russie ne peut pas se permettre de laisser un allié se faire humilier militairement sans rien faire, mais le fait de se montrer incapable d’arrêter les combats remet en cause son rôle de « garant de la paix et la sécurité » de ses alliés.

A cela il faut ajouter le fait que ces dernières semaines plusieurs pays faisant partie de la « sphère d’influence russe » sont secoués par des mobilisations remettant en cause les régimes politiques en place, en plus de la guerre qui a éclaté la semaine dernière dans le Haut-Karabakh. Tout cela met sous pression la politique étrangère de Moscou. Pour le moment, les dirigeants russes semblent considérer que les choses n’échappent pas complètement de leur contrôle, mais on ne peut pas exclure une politique plus active russe la situation se dégrade trop. Il reste à voir également comment vont évoluer les relations russo-turques après ce conflit.

L’Iran dans une mauvaise posture

L’Iran pour sa part se trouve dans une situation très inconfortable dans le conflit actuel. Malgré le fait de partager des liens historiques, culturels et religieux avec l’Azerbaïdjan (les deux pays sont chiites contrairement à la Turquie qui est sunnite), l’Iran voit d’un très mauvais œil le renforcement de ce pays et la turquisation du Caucase. En effet, la plus importante minorité ethnique en Iran ce sont les Azéris, notamment dans les régions limitrophes de l’Azerbaïdjan, de l’Arménie et de la Turquie.

Comme on peut le lire dans une analyse de Middle East Eye : « il est clair que l’Iran est dans une situation sans issue si le conflit devient incontrôlable. Une nette victoire de l’Azerbaïdjan sur l’Arménie avec l’aide de la Turquie pourrait encourager Bakou et Ankara à poursuivre plus vigoureusement l’idée d’agrandir la république [d’Azerbaïdjan] avec les Azéris iraniens ». C’est cela qui pousse l’Iran chiite à resserrer ses liens avec l’Arménie orthodoxe, même si Téhéran n’est pas en conditions d’ouvrir un nouveau front.

Israël et Azerbaïdjan, un partenariat stratégique

Mais il existe une autre raison qui pousse Téhéran à être très méfiant vis-à-vis de Bakou : sa coopération avec Israël. En effet, l’Azerbaïdjan est devenu un partenaire stratégique pour l’Etat sioniste, notamment par sa proximité géographique avec l’Iran. Il est connu que les services de renseignements israéliens utilisent le territoire azéri comme une pointe avancée pour mener des missions d’espionnage contre l’Iran. En ce sens, il semble logique qu’Israël soutienne, même si de façon beaucoup plus discrète, l’Azerbaïdjan dans ce conflit.

Cependant, « la coopération d’Israël avec l’Azerbaïdjan va au-delà de la diplomatie et du soutien politique, et inclut la défense et la coopération économique. Israël achète environ 40% de son pétrole à l’Azerbaïdjan pour répondre à la demande intérieure, tandis que l’État du littoral de la mer Caspienne est le deuxième plus gros acheteur d’armes israéliennes. La modernisation de l’armée azerbaïdjanaise est rendue possible en partie grâce aux ventes d’armes israéliennes. En 2016, les contrats entre l’Azerbaïdjan et les entreprises israéliennes concernant l’achat de matériel de défense ont atteint 4,85 milliards de dollars », affirme un journal pro-Azerbaïdjan. C’est ainsi que des images d’armes de fabrication israélienne ont pu être perçues lors d’attaques azéries dans le Haut-Karabakh.

Désintérêt nord-américain

Tous ces intérêts entrecroisés montrent la complexité de la situation dans le Haut-Karabakh et en même temps les risques que celui-ci présente pour toute la région, voire au niveau international. Il y a en effet un vrai risque que la guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie devienne une sorte de « trou noir géopolitique » qui attire irrésistiblement vers lui l’ensemble des puissances régionales, voire des puissances internationales. Car les puissances impérialistes, notamment les Etats-Unis, pour le moment ne semblent par intéressées (et peut-être pas capables non plus de jouer un rôle fondamental dans ce conflit), mais en cas de dégradation de la situation elles seraient obligées d’intervenir d’une façon ou d’une autre.

En effet, les Etats-Unis n’ont que très peu d’intérêts à se mêler de ce conflit, ne voyant sans doute pas d’un mauvais œil la dégradation des rapports entre la Russie et la Turquie. C’est ce qui semble reconnaître à sa façon l’analyste géopolitique étatsunien George Friedman : « s’il y avait une supposition automatique que les États-Unis devaient "gérer" une crise comme celle-ci en 2008 [la guerre entre la Russie et la Géorgie], en 2020, il est évident que la crise est ingérable. D’une part, la question de savoir qui est propriétaire du Haut-Karabakh ne concerne pas les États-Unis. D’autre part, l’issue d’une guerre - si elle devait se produire - n’aurait qu’un effet minime sur les États-Unis. C’est pourquoi Washington n’a proposé que des platitudes attendues depuis la semaine dernière ».

Une guerre réactionnaire

Quoi qu’il en soit, la guerre actuelle dans le Haut-Karabakh est une guerre fratricide réactionnaire, qui est en plus manipulée par des puissances régionales. L’Azerbaïdjan a lancé une offensive « opportuniste » tentant de changer le rapport de forces sur le terrain établi depuis le cessez-le-feu de 1994. Elle prétend récupérer le Haut-Karabakh dont la souveraineté azérie est plus que discutable. Pour cela, elle n’hésite pas à alimenter les sentiments nationalistes réactionnaires parmi sa population afin de justifier les bombardements non seulement contre l’armée arménienne mais aussi contre la population civile.

De son côté le gouvernement arménien alimente lui aussi les sentiments nationalistes présentant non seulement le Haut-Karabakh mais tout le territoire officiellement azéri occupé par ses forces armées comme étant arméniens. En effet si dans le Haut-Karabakh la majorité de la population est arménienne, l’armée arménienne occupe aussi des territoires peuplés majoritairement par des Azéris. Et comme l’Azerbaïdjan, l’Arménie a bombardé des populations civiles, notamment dans la ville de Gandja. N’oublions pas que lors de la guerre de 1988-1994 les armées arméniennes et azéries ont procédé à des nettoyages ethniques avec plus d’un million de déplacés de force.

La poursuite de la guerre ne peut favoriser que des factions réactionnaires des classes dominantes locales ou des puissances étrangères intéressées en améliorer leurs positions sur l’arène internationale. Les puissances impérialistes du Groupe de Minsk (la France et les Etats-Unis) et la Russie aujourd’hui prônent la fin des combats. Mais elles ne le font que parce que l’arrêt des combats aujourd’hui répond à leurs intérêts, comme la guerre répond à leurs intérêts ailleurs. Aucun des participants au conflit, ni le gouvernement arménien ni l’azéri, ainsi que ses sponsors internationaux, n’est intéressé en résoudre la question de fond de ce conflit : le droit à l’auto-détermination de la population arménienne du Haut-Karabakh. Au contraire, ils utilisent cette question pour atteindre leurs propres objectifs réactionnaires internes comme extérieurs. C’est en ce sens que nous nous opposons à cette guerre.


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