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Multinationales

Total : destruction écologique, corruption et greenwashing. Entretien avec Alain Deneault

Philosophe et essayiste, Alain Deneault est l’auteur de plusieurs ouvrages portant sur le pouvoir des multinationales et notamment d’un livre très complet sur Total. Dans cet entretien, organisé à l’occasion de la grève des raffineurs de Grandpuits, Alain Deneault revient sur le greenwashing de Total, le pouvoir des multinationales et la nécessité de s’y opposer par « mille manières ».

Paul Morao


et Mahdi Adi

3 février 2021

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YASUYOSHI CHIBA / AFP

Révolution Permanente : Bonjour Alain Deneault. Les grévistes de la raffinerie Total de Grandpuits approchent de leur 4ème semaine de grève contre le plan de reconversion du site. Celui-ci entend mettre fin aux activités de raffinage et lancer un projet « Galaxie » alliant activités de bio-raffinage et de production d’agrocarburants et de bioplastiques. Total revendique notamment un projet visant à « valoriser des filières d’avenir et accélérer la transformation du groupe. » Quel regard portez-vous sur ce projet affiché par le groupe d’aller vers les énergies renouvelables ?

Alain Deneault : Le groupe Total ne se transforme en rien. Il se soucie d’additionner de nouvelles filières d’activité dans le domaine de l’énergie et du courtage. Ainsi, à l’exploitation pétrolière, de plus en plus hasardeuse dans ses méthodes non conventionnelles, s’ajoutent des formes d’exploitation nouvelles tendant à toujours augmenter sa production globale d’énergie. C’est seulement en cela qu’il y a lieu de parler d’« accélération », dans la capacité qui lui est donnée de produire toujours davantage de produits dans le domaine des énergies, de façon à satisfaire un monde dont la consommation augmente de manière exponentielle. Ses opérations de relations publiques visent donc à annoncer une mue que la firme se trouve continuellement à contredire elle-même. Elle se présente comme le vecteur de solutions dans le virage écologique qui s’impose dans notre siècle – une posture tout à fait cynique dans la mesure où ses capitaux faramineux lui permettant d’être un acteur de pointe dans les énergies nouvelles proviennent précisément de son exploitation polluante d’énergies fossiles – tout en subordonnant la transition énergétique aux strictes règles du marché mondial. Patrick Pouyanné déclarait en 2016 au Journal du Dimanche : « Nous aimons l’énergie verte mais, pour durer, il faut qu’elle soit rentable ! ». Cela va dans le sens des positions récurrentes de Total, qui consistent, d’une part, à se dissimuler derrière l’alibi de la demande mondiale pour justifier sa production toujours croissante, tout en contribuant, d’autre part, et ce de manière parallèle et perverse, à organiser ce marché et à le stimuler.

Révolution Permanente : En France, les syndicats dénoncent un discours écolo qui viserait à justifier des suppressions d’emplois. À La Mède la reconversion de la raffinerie en site de production de biocarburants s’est faite sur les bases d’un PSE qui a supprimé 180 emplois. A Grandpuits ce sont 700 emplois qui sont menacés et pour lesquels se battent les grévistes. Que pensez-vous de cette stratégie de la multinationale qui prétend jouer l’écologie contre le social et de la réalité de la « transition écologique » dont elle se revendique ?

Alain Deneault : Cette rhétorique relève d’une vieille recette chez Total. Il s’agit, là aussi selon des procédés pervers, de diviser les militants de gauche en tentant de les retourner contre eux-mêmes. Par exemple, lorsqu’il s’est agi, dans la décennie 2010, de lancer la filière de l’électricité en Afrique, avec pour figure de proue l’ancien ministre français de l’Écologie lui-même, Jean-Louis Borloo, que Le Monde présentait comme un « super-lobbyiste de l’électricité en Afrique », les représentants de Total, son PDG Patrick Pouyanné en tête, ont sorti leurs grands airs, reprochant aux citoyens s’opposant à ces grands chantiers polluants de n’avoir cure du « milliard et demi de personnes qui n’ont pas accès à l’électricité », ajoutant : « Il faut y remédier. On ne peut leur dire : “Nous, pays occidentaux, avons consommé les deux tiers du budget carbone de la planète, vous allez devoir vous serrer la ceinture.” Il faut organiser des transferts de richesse vers ces pays pour qu’ils se développent de façon durable. » Or, on sait tous qu’en fonction des règles du marché, seuls les acteurs détenant un pouvoir d’achat se prévalent des services d’une firme vendant de l’électricité, le plus souvent de grandes entreprises minières, par exemple, gourmandes en énergies parce qu’elles travaillent à exploiter le continent au profit des autres continents.

Aujourd’hui, la « transition énergétique » dont on parle n’a des allures écologistes que parce qu’on s’est habitué, des entités comme Total y contribuant, à réduire la question écologique à la seule question du réchauffement climatique. Or, les projets d’exploitation d’énergies autres que le pétrole, comme l’agrocarburant, le solaire, l’éolien, l’électricité et les batteries de pointe, donnent l’impression, si on aborde ces filières en faisant preuve de restriction mentale, qu’ils produisent moins de gaz à effets de serre. C’est souvent, comme dans le cas de l’exploitation du gaz sous une forme non conventionnelle, faire fi de l’émission de méthane, lequel contribue pourtant à l’effet de serre plusieurs fois le Co2. C’est aussi négliger le fait que la question écologique ne se réduit pas au climat, mais qu’elle concerne les nappes phréatiques que l’exploitation non conventionnelle expose à de graves risques. Aussi, la production de panneaux photovoltaïques, de tours éoliennes ou de batteries de pointe fait porter la pression du climat sur les mines, exigeant l’extraction massive de terres rares et d’autres minerais très polluants à exploiter. Et je n’ai pas encore abordé la question de l’ingérence politique qu’on observe dans ces pays, de même que le vaste problème des inégalités sociales.

RP : De leur côté, les raffineurs de Grandpuits sont en grève pour le maintien de l’emploi mais aussi pour une véritable transition écologique, qui ne se fasse pas au détriment des travailleurs et qui soit à la hauteur des enjeux. Ils ont notamment noué une alliance inédite en ce sens avec des organisations écolos comme Les Amis de la Terre ou Greenpeace. Quel regard portez-vous sur ce projet d’une transition écologique « par en bas » opposée au greenwashing de Total ?

Alain Deneault : Tant que l’objectif de Total est de verser massivement des dividendes à un actionnariat international en déversant sur les marchés autant de produits énergétiques que celui-ci est capable d’en demander, les travailleuses et les travailleurs comprendront qu’on se joue d’eux, qu’au-delà de la rhétorique, on ne fait d’eux que les pions d’une vaste partie autour d’intérêts qui leur sont étrangers. Quand Patrick Pouyanné déclare, à propos de la conversion de Total dans l’électricité produite à partir du gaz naturel : « Il n’y aura pas de grand soir, le monde ne se fournira jamais à 100 % en énergies renouvelables. D’abord parce que ce sont des énergies intermittentes, or les gens ont besoin d’électricité tout le temps, et l’électricité se stocke difficilement. Nous avons donc besoin des énergies fossiles », il rappelle que les intérêts de la firme dans un marché qu’elle domine ont continuellement préséance sur quelques changements substantiels à nos modes de vie. Selon cette approche, ceux qui travaillent sur les chantiers ne sauraient accepter de rester les variables d’équations dont le sens leur échappe fatalement.

RP : Plus généralement, Total est une multinationale présente sur tous les continents. A l’image de la production de bioplastique en Thaïlande, le projet Tilenga en Ouganda, et l’extraction un peu partout dans le monde, avec un résultat net en 2019 supérieur au PIB dans certains États comme le Congo ou le Rwanda. Pourriez-vous revenir sur les caractéristiques de ce groupe géant ? Quatre ans après la publication de votre ouvrage « De quoi Total est-elle la somme » percevez-vous des évolutions ?

Alain Deneault : Total est née en même temps que ce siècle dans sa mouture actuelle. Elle est la fusion de trois grandes entités ayant chacune développé une expertise particulière. La Compagnie française des pétroles, ancêtre directe de Total, s’est spécialisée d’abord dans l’élaboration de cartels au Moyen-Orient, en composant avec des entités plus grandes qu’elle provenant des États-Unis et du Royaume-Uni. Elf a été longtemps une créature des autorités politiques françaises agissant de manière occulte en Afrique à la manière d’un État dans l’État, de façon à se donner des enveloppes juridiques satisfaisant son monopole dans les régions pétrolières d’Afrique. En fin de siècle, alors que l’État privatisait par à-coups ces entités, PetroFina, enfin, favorisa son accès à un capital financier international. Ce monstre à trois têtes s’est d’abord développé avec des figures appartenant à l’histoire des composantes du groupe. Aujourd’hui, le principal actionnaire de Total est Blackrock, le fonds d’investissement agressif de Larry Fink. Total elle-même fonctionne principalement en anglais. La diversification de ses activités et la délocalisation de ses activités de la France à l’Arabie saoudite, par exemple, témoignent d’un affranchissement complet du rapport à son passé. Celui-ci est invoqué strictement à des fins de folklore.

RP : Dans le même ouvrage, vous rappelez l’histoire des liens étroits entre Total et l’Etat français. Dans le même temps vous considérez qu’il existerait une autonomisation de la multinationale qui ne serait plus française. Or, on a vu récemment au Mozambique Patrick Pouyanné suggérer clairement une intervention militaire française et occidentale sous couvert de lutte contre les groupes jihadistes, et en lien avec les exploitations gazières dans lesquelles a investi le groupe. N’y a-t-il pas encore une imbrication entre intérêts des Etats-nation et intérêts des multinationales ? Comment articulez-vous ces deux types d’intérêts ?

Alain Deneault : La complaisance dont la République française fait preuve avec le groupe Total est devenue absolument injustifiée depuis que la multinationale est devenue complètement privatisée et administrée indépendamment de toute considération hexagonale. Ce n’est pas Total qui est française, mais la France qui s’est laissée Totaliser. On assiste à des scènes gênantes à l’échelle mondiale, par exemple lorsqu’au terme d’une rencontre entre Vladimir Poutine et Patrick Pouyanné, on lit ce dernier se fendre de cette déclaration dans un communiqué officiel du Kremlin : « Même si Total est une société privée, c’est la plus grande entreprise française et elle représente d’une certaine manière le pays lui-même. » Ou en 2016 : « Notre nationalité existe. Nous sommes la seule major non anglo-saxonne. La France est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Et notre activité de gaz et de pétrole est vue par les pays producteurs comme un domaine de souveraineté. Total participe aux relations qu’entretient la France avec ces pays tout en bénéficiant de celle-ci. » Il ne semble y avoir aucune résistance entre la volonté de la firme et celle du pays. On peut ainsi se demander si la récente intervention française au Mali était étrangère au fait que Total cherchait à protégeait alors un permis d’exploitation sur 12 500 kilomètres2 du bassin de Taoudéni et Mauritanie, notamment. Mais cette fusion symbolique entre la République et Total ne s’explique que par des raisons ataviques, et par un réseau d’influence extrêmement étroit entre la République qui voit continuellement des hauts fonctionnaires, diplomates et anciens ministres quitter le service public pour Total et, inversement, des employés de Total intégrer l’appareil d’État. Ces jeux de portes tournantes sont sans fin et fort préoccupants.

RP : Dans votre ouvrage vous dépeignez un tableau sombre, celui de multinationales au pouvoir dévastateur et incontrôlable. Les raffineurs de Grandpuits insistent quant à eux sur la capacité des ouvriers à créer du rapport de forces avec la firme, avec toutes les difficultés que cela implique. Le fait que Total attaque les intérêts de ceux dont elle a besoin pour produire au quotidien, comme à Grandpuits, n’ouvre-t-il pas des pistes intéressantes pour penser les résistances aux multinationales ?

Alain Deneault : Deux approches complémentaires prévalent. L’une, critique, consiste à penser un problème sans s’obliger à en enfermer les termes dans des considérations pragmatiques ; seulement énoncer les problèmes le plus rigoureusement possible nonobstant leur envergure, et l’incapacité manifeste qu’il y a à les régler d’un coup. En ce sens, il apparaît que les multinationales sont devenues des pouvoirs souverains capables de mettre au pas des législations nationales et de peser lourdement sur le cours historique des choses. Le dire peut sembler décourageant, mais ce sont précisément les défis décourageants qui appellent la nécessité de la politique. On ne fait pas de politique pour expédier les affaires courantes, mais pour s’attaquer précisément à des problèmes qui sont grands, et qui requièrent beaucoup de créativité. Aussi, une autre approche doit se montrer, elle, pragmatique, et tenter de forcer le repli du Frankenstein que devient une multinationale. Par une grève, par une mobilisation sur « le devoir de vigilance » à l’Assemblée nationale, par une poursuite judiciaire qui débouche sur une compréhension du public des complaisances de Total au Myanmar en matière de droits de la personne, un peuple peut marquer de réelles avancées. Selon cette approche pragmatique, c’est de mille manières qu’il convient de s’attaquer à ce monstre devenu largement ingouvernable.


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