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IL Y A 150 ANS NAISSAIT SUZANNE VALADON

Suzanne ou la transgression du genre

Pierre Reip{{}} Comme tant d’autres, méconnue parce que femme, Suzanne Valadon, née Marie-Clémentine Valade le 23 septembre 1865, n’a eu comme hommage pour son 150e anniversaire, que celui de figurer sur un timbre-poste. Trop longtemps reléguée par la postérité à son statut de mère de Maurice Utrillo et de « Muse de Montmartre », Suzanne est pourtant l’une des peintres les plus avant-gardistes de la fin du long XIXe. Ses œuvres bouleversent la représentation du corps féminin et marquent une rupture avec l’hyper-sexualisation de la femme prolétaire, motif pictural prégnant du XIXe, de l’impressionnisme au postimpressionnisme.

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Toulouse Lautrec, La gueule de bois, 1888, Cambridge, Fogg Art Museum

Maria la terrible

Les fées ne se sont pas penchées sur le berceau de Marie Clémentine, fille de Madeleine Valade, blanchisseuse de son état. Alors qu’elle n’a que cinq ans, elle quitte Bessines-sur-Gartempe près de Limoges où elle est née de père inconnu, pour suivre sa mère à Paris. Elles assistent probablement à l’avènement puis au massacre de la Commune, et même si l’histoire ne le dit pas, on peut l’imaginer, suivant à la fenêtre les combats acharnés des barricades.

Sa mère la confie au monastère Saint Jean de Montmartre. Les bonnes sœurs tolèrent peu sa curiosité et son indiscipline : la légende raconte qu’elle dessinait à la craie et au charbon sur les trottoirs et les murs. En 1877 elle s’enfuit de l’institution religieuse et vit de petits boulots. Elle sera couturière avant de rejoindre le cirque « Mollier » où elle devient trapéziste, jusqu’au jour où à 15 ans, elle se blesse en chutant. Elle continuera à virevolter, mais au fusain et à la sanguine.

Dès 1881 elle fréquente le milieu artistique montmartrois, où elle est très courtisée et connue sous le sobriquet de « Mariala terrible ». Elle sera le modèle du peintre symboliste Pierre Puvis de Chavannes, de Renoir, Steinler et Toulouse Lautrec, entre autres.

Le 26 décembre 1883, au 8 rue du Poteau, elle donne naissance à son fils, Maurice, reconnu par l’ingénieur et critique d’art catalan Miguel Utrillo y Mollins en 1891.

En 1886, Marie Clémentine habite rue de Tourlaque, sur la butte, dans l’immeuble où est situé l’atelier de Toulouse Lautrec, qui l’immortalisera dans le tableau « Gueule de Bois ».

[Suzanne Valadon, autoportrait, 1898, Museum of fine arts, Houston]

Suzanne

C’est à Toulouse Lautrec qu’elle doit son nom d’artiste : « Toi qui poses nue pour des vieillards, tu devrais t’appeler Suzanne ! », lui aurait-il dit.

Suzanne est un personnage biblique du chapitre 13 du livre de Daniel, dans la Vulgate de Jérome de Stridon. Dans ce passage, Suzanne, qui prend son bain est espionnée et convoitée par des Presbuteroi, ou presbytres, terme qui donnera « prêtre ». Ces hommes, chargés de « gouverner le peuple » et de faire respecter la loi, s’adressent ainsi à elle : {}

« Les portes du jardin sont fermées, on ne nous voit pas ; nous te désirons, sois consentante et viens avec nous. Autrement nous porterons contre toi ce témoignage : il y avait un jeune homme avec toi, et c’est pour cela que tu as renvoyé les jeunes filles. »Suzanne dit en gémissant : « De tous côtés, je suis prise au piège : si je vous cède, c’est la mort pour moi ; et si je refuse de céder, je n’échapperai pas à vos mains. Mieux vaut pour moi tomber entre vos mains sans vous céder plutôt que de pécher aux yeux du Seigneur. »

L’universitaire Hélène Koehl voit en la Suzanne biblique une figure de la résistance de la jeunesse à l’institution : « En s’en prenant à ceux qui « semblaient ? » gouverner le peuple – parole du Maître – le narrateur annonçait d’emblée la couleur : la contestation était politique. Ainsi, le projet de l’auteur, tel que la Septante deSuzannele laisse appréhender, n’était sans doute pas de donner une leçon de morale à l’intention des femmes chastes, en pointant du doigt de vilains vieillards lubriques. Il est extraordinaire de remarquer comment la tradition a raboté les aspérités d’un message originel subversif pour, ô scandale, le mettre au service de l’ordre établi (…) » (Hélène Koehl, 2009)

Même si les références de Lautrec sont plutôt à rattacher aux innombrables représentations picturales du passage, ce surnom, qui était sans doute un peu moqueur, est adopté par la subversive « Maria ».

Lautrec est aussi le premier artiste à reconnaître ses talents. Il en parle au sculpteur Bartholomé qui, proche d’Edgar Degas, lui permettra de le rencontrer. Le peintre, subjugué, lui apprendra beaucoup et l’encouragera tout autant. A partir des années 1890 elle commence à exposer ses premières toiles et en 1894, elle est la première femme à entrer à la Société Nationale des beaux-arts.

Elle se lie d’amitié avec la marchande d’art Berthe Weill qui lui permettra de participer à 19 expositions entre 1913 et 1937. Elle expose mais vend peu, les collectionneurs étant peu enclins à accorder une valeur d’échange à des œuvres réalisées par une femme. Après avoir quitté un premier mari agent de change, elle épouse en 1914 le peintre André Utter avec qui elle aura une relation tumultueuse pendant trente ans. Elle l’avait immortalisé à ses côtés en 1909 dans le tableau Adam et Ève, conservé à Beaubourg.

La transgression du genre

Regardez ce tableau, le sexe d’Adam-Utter, est chastement recouvert d’un rameau de vignes. Il s’agit d’un repeint, imposé par les organisateurs du salon d’Automne de 1920 où le tableau a été révélé. Voici ce qu’en dit la notice du Musée Pompidou : « Cet acte de censure pudibond trahit la difficulté affrontée par les femmes artistes de présenter, à l’époque, des corps d’hommes entièrement nus et confirmerait le rôle pionnier joué par Suzanne Valadon dans la rupture avec les conventions ».

L’artiste, autodidacte, passait souvent plusieurs années sur un même tableau. Elle n’est rattachée à aucune école, ce qui témoigne de la dimension transgressive de son œuvre. À la charnière entre le XIXe et le XXe, elle est sans doute l’artiste qui incarne le mieux la transition entre le postimpressionnisme et l’Ecole de Paris des années 1900 qui voient éclore les talents de Chagall, Picasso, Modigliani, Soutine, Kisling et tant d’autres.

[Suzanne Valadon, Adam et Eve, 1909, huile sur toile, 162 x 131 cm, Centre Georges Pompidou]

[Suzanne Valadon, La chambre bleue, 1923, Centre Georges Pompidou]

Son origine de classe, souvent ignorée par l’indigente littérature qui lui est consacrée est essentielle dans la compréhension de son œuvre. Fille de prolétaires, elle est entrée dans le très patriarcal milieu artistique parisien en tant que modèle. Comme le souligne l’historienne d’art féministe Patricia Mattews dans son article Returning the Gaze, Diverse Representations of the Nude in the Art of Suzanne Valadon », que nous pourrions traduire par « détourner le regard, diverses représentations du nu dans l’art de Suzanne Valadon » : « Sa double expérience qui l’a amené à poser comme un corps sous un regard masculin, et comme artiste naissante, à scruter le processus qui transforme et positionne un corps en un objet du regard sur la toile a eu des conséquences significatives sur son attitude à l’égard de sa propre image des femmes et du corps féminin ».

Berthe Morisot, la grande peintre impressionniste qui l’a précédée, n’est jamais allée aussi loin que Valadon dans la rupture avec les conventions. Elle représente essentiellement des femmes de son milieu dans des occupations domestiques et convenues.

Comme le montre l’historienne d’art Lynda Nead, l’image de « la femme respectable » s’est constituée en Europe au XIXe siècle, par opposition à la femme prolétaire, objet du désir masculin : « les croyances concernant la nature du désir sexuel féminin étaient extrêmement fracturées, mais elles pouvaient être mises de côté et un consensus pouvait être atteint en invoquant une notion générale de respectabilité féminine et en l’opposant à l’image de la passion excessive et la déviance sexuelle des femmes pauvres et sans mérite ».

Dans la société patriarcale, le nu féminin remplit une fonction bien précise. L’historien d’art T.J. Clark, le définit comme une image conçue pour que les hommes la regardent et dans laquelle « la femme » est construite comme un objet du désir d’un autre. Le nu est un genre très codifié. Ainsi, dans le modèle classique des nus, comme celui de la Venus d’Urbino de Titien ou la Venus Anadyomène d’Ingres, le corps représenté doit être littéralement accessible au spectateur masculin. Pour réaliser cet effet, les yeux, le visage, le corps des femmes sont tout-entier tournés vers le spectateur, comme pour suggérer une invitation.

[Suzanne Valadon, Nu incliné, 1928, Metropolitan Museum of Arts]

Si l’on observe ces trois tableaux de Suzanne Valadon, Adam et Eve, La Chambre bleue et le Nu incliné, la rupture avec le genre est frappante : le regard est ailleurs, le corps n’est pas offert mais incarné et loin des représentations fantasmées. Les femmes prolétaires, comme celle représentée sur la toile « La chambre bleue », encore une fois sont loin des clichés misérabilistes, qui véhiculent une autre forme de soumission à un regard voyeur et condescendant.

Les œuvres de Suzanne Valadon sont émancipatrices en ce qu’elles permettent une véritable réappropriation picturale du corps féminin, loin de l’hyper-sexualisation idéalisée de la figure de Venus et de l’hyper-sexualisation voyeuriste du corps de la femme prolétaire. Femme révolutionnaire, elle ne figure pas au Panthéon de la peinture, mais est enterrée au cimetière parisien de Saint-Ouen. Mais le meilleur hommage qu’on puisse lui rendre n’est-il pas de s’armer d’un pinceau, d’un fusain ou d’un logiciel de graphisme et de continuer la révolution picturale qu’elle a si magistralement entamée ?


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