[TRIBUNE]

Sartre et la question basque

Pierre-Ulysse Barranque

Sartre et la question basque

Pierre-Ulysse Barranque

On connaît, généralement, le Sartre de la préface aux "Damnés de la terre" de Frantz Fanon. Moins son positionnement sur la question basque.

– « Gora Euskadi askatuta ! Gora espani’ko langillean ! »
(« Vive la Pays Basque libre ! Vive les ouvriers espagnols ! », cri de Izko, l’un des inculpés, lors du procès de Burgos).

– «  No interesa. » (« Cela ne nous regarde pas », réponse du juge).

Le 3 décembre 1970 commence le Procès de Burgos : tribunal militaire où 6 militants indépendantistes basques seront condamnés à mort par la dictature franquiste. Alors que commence le conflit armé entre ETA et l’Etat espagnol, la dictature met le Pays Basque sous état d’exception. Le Procès de Burgos est l’évènement qui va faire connaître au monde entier la lutte du peuple basque, et va ainsi susciter une très grande mobilisation internationale. Sartre écrit une préface au livre que Gisèle Halimi consacre au procès, et développe dans ce texte une interprétation marxiste des luttes des peuples minorisés.

« Le Procès de Burgos », texte extrait du dixième et dernier tome des Situations (S10) [1] , est probablement l’un des écrits les plus originaux que Jean-Paul Sartre ait pu consacrer à l’actualité immédiate de son époque. Ce texte fut réalisé par Sartre en 1971, afin de servir de préface à l’ouvrage du même nom, Le Procès de Burgos, écrit par l’avocate Gisèle Halimi. Nous nous doutons que la préface de Sartre est déjà originale quant à son objet. L’auteur nous y présente, en effet, un sujet d’étude des plus inattendus de la part d’un intellectuel français des années 70, à savoir la lutte du peuple basque sous la dictature franquiste. Mais, par-delà l’exotisme de cette région située aux confins de la France et de l’Espagne, nous pouvons aussi reconnaître l’originalité de ce texte sur de nombreux autres points, aux contenus plus philosophiques. Remarquons, tout d’abord, que cet article est l’un des plus parfaits exemples de ce qui fut l’une des fonctions principales de la publication des Situations : à savoir compiler les nombreux articles d’analyse de politique immédiate dans lequel Sartre excellait, à côté de ses œuvres philosophiques et littéraires proprement dites. Nous pourrions même dire que cet écrit méconnu qu’est « Le Procès de Burgos » est l’exemple même d’une pensée en situation, telle que l’a très souvent pratiquée Sartre pendant toute sa vie. Car de situations, il ne s’agit que de cela dans ce texte. Et la situation politique à l’origine de cet écrit, c’est le fameux procès des six militants basques, condamnés à mort par le pouvoir franquiste le 9 Décembre 1970, après une parodie de justice dans le tribunal militaire de Burgos. Ce procès visait à punir le meurtre de l’inspecteur de police Melitón Manzanas, chef de la Brigade Sociale de Guipúzcoa, c’est-à-dire chef de la police politique franquiste d’une des principales régions du Pays Basque espagnol. Melitón Manzanas, tortionnaire bien connu dans cette région, a lui-même été assassiné 2 Aout 1968 par les membres de la jeune organisation E.T.A, en représailles à l’assassinat par la police de l’un de leurs membres lors d’un simple contrôle routier [2].

C’est en réaction non seulement à cet événement politico-« judiciaire », mais à l’immense mobilisation qui accompagna ce procès, que Sartre va se mettre à l’écoute d’un phénomène social majeur, dont il est le premier en France à élever au rang d’un problème philosophique à part entière. Ce phénomène social, c’est l’apparition dans les années 70 des luttes des minorités nationales d’Europe, telle que l’on peut l’apercevoir au Pays Basque bien sûr, mais aussi en Catalogne, en Irlande du Nord, en Bretagne, etc. Il s’agira pour nous de comprendre en quoi l’analyse que fait Sartre de ce phénomène neuf que sont les luttes des minorités d’Europe redéfinie des enjeux politiques nouveaux de la lutte sociale, et nous invite à penser de nouvelles perspectives d’émancipation, se différenciant radicalement d’une conception sclérosée du marxisme.

Comprendre le sens d’un « coup de tonnerre »

Ainsi, à la différence de nombre de ses contemporains, l’irréductible singularité du problème basque saute immédiatement aux yeux de Sartre. Afin de comprendre ce qui est véritablement en jeu lors du procès intenté aux militants basques, il commence son article par une réfutation totale de l’opinion admise communément à son époque : « S’il faut en croire la presse, le procès de Burgos n’a fait un tel scandale que pour avoir mis en lumière la férocité absurde du régime franquiste. Je n’y crois pas : la sauvagerie fasciste a-t-elle tant besoin d’être démontrée ? » (S10, p.9). Pourtant, avant de comprendre exactement où se situe l’opposition de Sartre quant à l’interprétation que l’on fait de ce procès, nous comprenons, dès cette première citation, l’intérêt de ce moment historique qu’est le procès de Burgos. En effet, « le procès de Burgos » a déclenché un véritable « scandale » de grande échelle. Ce « scandale » s’est concrètement exprimé par une immense mobilisation populaire qui toucha bien entendu le Pays Basque et l’Espagne, mais aussi toutes les capitales d’Europe, et notamment la France [3]. Or pour Sartre, il y eut bien « scandale », ainsi que de fortes mobilisations, du fait même que ce « procès » a « mis en lumière » quelque chose. S’il en est bien ainsi, demandons-nous qu’est-ce que le procès de Burgos a pu mettre « en lumière » selon Sartre ? Nous posons cette question, car il est manifeste que l’auteur ne se satisfait absolument pas de l’opinion générale selon laquelle le procès de Burgos se caractérise par le fait d’avoir « mis en lumière », en tant que tel, le régime fasciste de Franco. Il est évident pour nous que si Sartre refuse cette thèse-là, ce n’est pas parce qu’il ignore la nature fasciste du régime franquiste ; et s’il nous dit cela, nous nous doutons aussi que ce n’est nullement pour minimiser la « sauvagerie » d’un pouvoir auquel il s’est toujours opposé. Tout au contraire, si Sartre refuse de voir le caractère fasciste de l’Etat espagnol comme objet révélé par le procès, c’est justement parce que Sartre connaît trop bien la nature de ce régime. Sachant que le général Franco a déclenché une guerre civile en Espagne à partir de 1936 contre un gouvernement de Front Populaire élu démocratiquement, puis sachant que le même Franco a instauré un régime totalitaire en Espagne à partir de sa victoire en 1939, avec l’aide des puissances de l’Axe, c’est-à-dire de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie, la barbarie intrinsèque au pouvoir franquiste n’est plus à « être démontrée », d’après Sartre. En 1971, cette « sauvagerie » est un fait connu et accepté par tous depuis plus de trente ans. Le massacre du village basque de Guernica et l’exil des républicains en France suffit pour en témoigner. Nous comprenons donc que si « ce procès a troublé les consciences, en Espagne et hors d’Espagne » (S10, p.9), la cause de ce choc ne peut pas provenir du simple fait d’avoir « mis en lumière » un secret de Polichinelle : à savoir la nature dictatoriale de l’Etat espagnol. Personne ne peut être plus surpris par cela en 1971 [4]. Pour Sartre, c’est un acquis.

Généalogie du « fait national basque »

Nous comprenons plutôt que si le procès de Burgos a « mis en lumière » quelque chose, c’est qu’il est apparu quelque chose de réellement neuf, qui confère à ce procès le caractère d’un événement historique. Et cet événement inédit se manifeste, selon Sartre, à deux niveaux. Tout d’abord, le procès de Burgos « a révélé aux ignorants l’existence du fait national basque » (S10, p.9). Le premier niveau de révélation de cet événement, que Sartre compare à un « coup de tonnerre », est donc propre à la lutte du Pays Basque. En effet, le procès de Burgos a eu pour vertu de faire connaître internationalement la cause d’une région, d’un peuple, et de personnes qui luttent ; et qui luttent non seulement contre une dictature, mais aussi pour la reconnaissance de l’existence de leur terre comme nation, et donc pour le droit de disposer de son propre destin, à l’instar de toutes les autres nations. Afin de participer à l’érudition des « ignorants » concernant le « fait national basque », Sartre développe dans cette préface une analyse précise des grandes phases de l’histoire du Pays Basque, depuis ses origines pré-indo-européennes jusqu’à nos jours. Il découvre tout d’abord « l’irréductibilité » (S10, p.14) ancestrale de la langue basque, l’« euskara », seule langue d’Europe de l’Ouest qui ne soit pas indo-européenne. Mais plus important encore, en reprenant la chronologie de cette région, Sartre voit se dessiner l’histoire politique du Pays Basque sous la forme d’un double mouvement ascendant et descendant.

Le premier mouvement exprime une décadence. En effet, l’histoire du Pays Basque, c’est l’histoire de la disparition progressive de la souveraineté d’un peuple ; et ce, à partir du déclin du Royaume de Navarre au XIIe siècle, puis à la suite de son annexion en 1515 par la couronne d’Espagne, jusqu’à l’abolition du droit traditionnel basque, les fueros, par la « centralisation espagnole » (S10, p.14) au XIXe siècle. Cette perte de souveraineté du peuple basque sur son propre destin est le produit d’une oppression dont la perte de la langue est l’indice. Comme le remarquait déjà au XIXe siècle le philosophe basque espagnol Unamuno, cité par Sartre : « la langue basque va mourir » (S10, p.22). Or dans un rapport dialectique qui ne peut échapper à notre auteur, c’est justement dans ce mouvement historique, qui voit la disparition progressive de l’usage de la langue basque, ainsi que la perte de la souveraineté de ce territoire, que va apparaître l’invention du nationalisme basque moderne, par Sabino Arana, et la création du P.N.V (Parti Nationaliste Basque) par celui-ci en 1895. Si Sartre nous présente l’histoire basque comme histoire d’une perte de souveraineté sur son propre sol, perte qui passe par différentes phases, nous comprenons aussi que ce mouvement de perte est concomitant d’un autre phénomène historique, dont l’apparition du mouvement nationaliste est l’expression. En effet, Sartre écrit : « malgré la conquête et sans doute aussi, à cause d’elle, la conscience basque – ou conscience d’être basque – se renforce » (S10, p.14). Autrement dit, Sartre nous invite à penser un mouvement dialectique à l’œuvre dans l’histoire du peuple basque : mouvement dans lequel plus ce peuple se trouve dépossédé de tout pouvoir sur son propre destin, plus celui prend nettement et progressivement conscience d’une différence intrinsèque quant à son identité. Cette différence s’exprime dans le renforcement progressif de la « conscience d’être basque », et donc de la nécessité d’une véritable solution nationale aux problèmes politiques du Pays Basque.

L’opprimé, produit de l’oppresseur

Pour autant, une fois ce phénomène historique établi, nous ne devons pas nous méprendre sur le sens d’une telle analyse chez Sartre. En effet, s’il est historiquement observable que le peuple basque prend peu à peu conscience de lui-même en tant que peuple tout au long d’une histoire qui est l’histoire de sa perte de souveraineté, il serait faux d’interpréter ce mouvement dialectique à l’œuvre dans l’histoire basque comme un schéma fonctionnant sur un modèle mécaniste, conduisant nécessairement la perte de souveraineté politique à être compensée par de la conscience nationale. Agir ainsi serait faire d’une observation historique, donc d’une observation qui se trouve toujours être a posteriori, un transcendantal au développement historique concret. Au contraire, un tel mouvement dialectique se dessine dans l’histoire du peuple basque en tant que ce mouvement est le fruit d’une histoire particulière et complexe.

La « conscience basque », telle qu’elle apparaît et se développe progressivement dans l’Histoire, n’est nullement une conscience abstraite, c’est-à-dire une conscience sans contenu culturel spécifique et détachée des vicissitudes historiques de cette région. Cette « conscience d’être basque » évolue, se transforme, prend des formes successives singulières, du fait même qu’elle est l’effet et le produit de la perte de souveraineté et des attaques tout aussi spécifiques de l’oppression qui apparaît dans la longue histoire du Pays Basque. Ainsi, nous dit Sartre, entre le moment de l’annexion du Royaume de Navarre et celui de l’abolition du droit traditionnel basque, « la centralisation espagnole est encore hésitante » (S10, p.14). Pendant les trois siècles où ce droit traditionnel est conservé, et même lors des luttes pour sa conservation pendant les guerres carlistes du XIXe siècle, le peuple basque en lutte pour ses droits ne présente pas explicitement cette lutte comme l’expression d’un « fait national ». La meilleure preuve que la lutte du peuple basque n’est pas encore posée sous la forme de droits nationaux à l’époque des guerres carlistes, dans lesquelles les Basques se battaient pour maintenir leurs fueros, c’est l’absence totale de terme en basque pour désigner le Pays Basque dans sa totalité. Ce terme sera inventé quatorze ans après la fin de cette guerre, par Sabino Arana, le fondateur du P.N.V, sous l’expression : « Euskadi ». Nous comprenons donc que la question nationale basque apparaît historiquement à la suite de l’échec de l’entreprise menée pour la conservation des fueros, et qu’en cela, le nationalisme basque est le produit de la victoire du « centralisme espagnol » avancé de la fin du XIXe siècle. Ainsi, pour reprendre un concept bien connu de la Critique de la Raison dialectique, la « conscience d’être basque » est la « contre-finalité » [5] du pouvoir central espagnol. Cette dialectique, entre d’une part les formes nouvelles d’oppression d’un pouvoir central (espagnol), et d’autre part les formes nouvelles de luttes que cette oppression suscite (chez les Basques), nous la retrouvons bien entendu à l’époque dans laquelle Sartre rédige son texte. Et c’est justement à partir de l’analyse de l’oppression spécifique du peuple basque, sous le régime franquiste, que l’auteur va découvrir les raisons de la singularité du mouvement nationaliste basque en 1971.

L’effet de la « décolonisation »

Sur la question de l’oppression spécifique du peuple basque, la problématique de Sartre est très claire. En effet, celui-ci écrit : « accepterons-nous, pourtant, de dire, comme l’E.T.A, que l’Euskadi est une colonie de l’Espagne ? La question est d’importance car c’est dans les colonies que lutte des classes et luttes nationales se confondent. » (S10, p.16, 17). Nous reconnaissons dans cette expression radicale de « colonie de l’Espagne » un ton déjà très polémique pour l’époque. Mais le terme de « colonie de l’Espagne » n’est évidemment pas employé par Sartre au hasard. En effet, en employant un tel terme Sartre veut nous faire remarquer le lien intime qui relie historiquement les luttes des minorités nationales d’Europe, des luttes anticoloniales et anti-impérialistes, dans lesquelles Sartre s’est particulièrement engagé. Pour ce faire, le philosophe de la liberté prend tout d’abord acte du rayonnement historique produit par le « processus de décolonisation » en général, et plus particulièrement des effets de ce dernier sur la politique internationale. Sartre constate qu’à la suite de ce processus, « le champ » des « possibles s’élargit d’un seul coup » (S10, p.13). Le processus de décolonisation n’est pas un simple fait historique. La « décolonisation » change bien évidemment la donne du rapport de force entre opprimés et oppresseurs : en cela, elle apparaît comme le dernier grand événement en date de l’Histoire universelle de la lutte des peuples du monde pour leur émancipation. En outre, la « décolonisation » est un épisode de la lutte pour la liberté apparu dans un décor aussi étrange qu’étranger, d’après la mentalité européenne, à savoir chez ces peuples colonisés qui semblaient extérieurs aux passions de l’Histoire pour la plupart des Occidentaux. Pour autant, la radicale nouveauté du « processus de décolonisation » ne saurait se réduire à cela. En effet, dans le cadre de la décolonisation, non seulement les agents de l’émancipation ne sont pas ceux que la téléologie du progressisme européen imaginait, mais en plus ces agents accomplissent des actes qui semblaient jusqu’alors inimaginables, et contribuent ainsi à redéfinir la conception communément admise de la réalité politique mondiale. « L’exemple (…) des Vietnamiens » (S10, p.12) redéfinit politiquement la notion de possible car cet exemple nous montre que ce qui « était impossible » a été effectivement réalisé. Cet « impossible » se manifeste précisément dans le fait que « quelques millions de paysans pauvres » (S10, p.13) non seulement renverse le système colonial français, mais de plus « luttent (…) victorieusement contre la plus grande puissance militaire du monde capitaliste » (S10, p.13), à savoir les Etats-Unis. Nous comprenons donc que, du fait même du combat victorieux d’une petite nation contre une grande, la guerre du Viêt-Nam peut produire comme effet indirect l’apparition d’une perspective nouvelle, dans laquelle d’autres petites nations, comme le Pays Basque, pourrait se reconnaitre : ce qui conduirait alors ces derniers à voir l’indépendance politique comme un possible à réaliser. Même si l’issue du conflit vietnamien n’est pas encore jouée, en résistant au colonialisme français, puis à l’impérialisme américain, le peuple vietnamien a déjà gagné la guerre ; car il a prouvé la possibilité dans les actes qu’un petit peuple, dépossédé de tout, luttant à même sa terre, pouvait devenir une force militaire face au armées les puissantes des métropoles occidentales. En déconstruisant par « la critique des armes » [6] ce qui était théoriquement convenu d’appeler une guerre, les Vietnamiens font basculer l’idéologie dominante du capitalisme mondial en même temps qu’ils contournent les techniques de contre-insurrection militaire développées par les métropoles occidentales. Par-là, consciemment ou non, ils ne s’attaquent pas seulement à un pouvoir métropolitain particulier : ils destituent le mode d’exploitation colonialiste et impérialiste en général en mettant à jour la faiblesse de la première puissance militaire mondiale. Ainsi, à travers la lutte du peuple vietnamien, ce qui se présentait comme impensable hier prend la forme instantanée d’un projet politique réaliste pour chaque peuple qui reconnaît entièrement ou partiellement son image dans le sort tragique et héroïque de ces paysans misérables subissant quotidiennement les assauts des bombes au napalm. L’enseignement du peuple vietnamien est une leçon instructive pour tout peuple minorisé, et permet d’interroger à nouveaux frais la situation de chaque peuple minorisé, jusqu’alors condamné au silence. Nous connaissons la conclusion qu’en tirera notamment Ernesto Che Guevara : « créer deux, trois, … de nombreux Vietnam, voilà le mot d’ordre » [7].

Mais plus instructif encore pour la lutte du peuple basque est « l’exemple des Algériens » (S10, p.12). Pourquoi en est-il ainsi de l’Algérie ? Parce qu’à la différence du cas vietnamien, nous nous trouvons avec l’Algérie par-delà la simple question de réaliser ou pas un possible, qui jusqu’alors nous paraissait rigoureusement impossible quant à son effectuation concrète ; comme cela peut être le cas lorsqu’il s’agit de l’indépendance d’une colonie à l’autre bout du monde. Le cas algérien nous présente effectivement une autre situation, que l’on pourrait qualifier de situation de révélation, en cela qu’il s’y joue le dévoilement de quelque chose de radicalement neuf. Et nous nous rappelons que c’est bien la « mis[e] en lumière » d’une situation concrète absolument nouvelle, révélée par le procès de Burgos, qui est l’objet du texte de Sartre que nous étudions. Dans le cas de l’Algérie, il s’agit bien plus qu’une simple colonie à l’autre bout du monde. Nous nous trouvons dans un territoire qui était au sortir de la seconde Guerre Mondiale « quelques département français d’outre-mer » (S10, p.12), c’est-à-dire un élément territorial constitutif d’un pouvoir métropolitain. Pour nous faire comprendre le choc qu’a pu produire la Guerre d’indépendance d’Algérie sur les consciences des minorités nationales d’Europe, Sartre nous invite à se figurer un exemple concret. « Imaginez un jeune homme né dans le Finistère allant, vers 1960, faire son service au Maghreb. Il s’agit, lui a-t-on dit, de prêter la main à une opération de simple police » (S10, p.12). Pourtant, « voici » qu’en à peine un an, ce jeune Breton voit « que les Français, battus (…) se retirent d’Algérie et lui reconnaissent le statut de nation souveraine » (S10, p.12). Avec l’indépendance de l’Algérie, le jeune Breton voit à l’œuvre bien plus qu’un simple « processus de décolonisation ». En même temps qu’une guerre victorieuse d’un peuple colonisé, le jeune Breton voit « à Alger, que les départements », qui constituaient alors ce qu’est devenu par la suite une Algérie « souveraine », « cachaient là-bas la conquête par la force et la colonisation » (S10, p.12). L’indépendance de l’Algérie est bien plus que la simple apparition d’un nouvel Etat souverain dans ce monde nouveau du post-colonialisme. La guerre victorieuse menée par les nationalistes algériens est une critique en acte de « la division départementale » (S10, p.12) française. Or qu’exprimait « la départementalisation » de l’Algérie, par le pouvoir colonial, si ce n’est l’irréductible appartenance de ce territoire à la communauté nationale française ? Le meilleur exemple de ce fait accepté par tous, et faisant même partie de la doxa communément partagée dans la France de l’après-guerre, se trouve dans une des déclarations du président du Conseil de l’époque, le socialiste Pierre Mendès France, qui annonce l’année même où il signe à Genève la décolonisation de l’Indochine : « L’Algérie, c’est la France, et non un pays étranger... On ne transige pas quand il s’agit de défendre la paix intérieure de la nation, l’unité et l’intégrité de la République » [8].

Nous comprenons donc avec Sartre que cette « départementalisation » dissimulait en Algérie l’oppression réelle d’un peuple sur un autre, mais de surcroit il est significatif que ce soit de l’aveu même de la puissance coloniale qu’ait été abandonné, du jour au lendemain, toutes les conceptions assimilationnistes qui paraissaient alors être l’évidence même, au moment où il s’agira de négocier avec le F.L.N algérien lors des accords d’Evian. La lutte du peuple algérien a donc rendu caduc ce qui était la norme de l’exploitation coloniale de l’Algérie d’après-guerre en la révélant pour ce qu’elle était effectivement pour la population algérienne : à savoir une situation dans laquelle un territoire reconnu comme un membre égal de la communauté nationale française subissait un régime d’exception [9]. Dans le cas Algérien, on voit nettement comment le passage par la praxis d’un groupe dominé a brisé l’idéologie fortement enraciné du groupe dominant, en révélant par la lutte ce que cette idéologie cachait. Ce faisant, le jeune Breton ou un jeune Basque, qui a pu observer cette situation en tant qu’appelé lors de son service militaire, peut alors légitimement se demander : « pourquoi n’en serait-il pas de même de l’autre côté de la Méditerranée » (S10, p.12) ? Si tel a été le cas des « départements français d’outre-mer » en Algérie, qui se sont révélés n’être que des déterminations administratives abstraites, n’ayant pour autre fonction que de bâillonner le peuple qui vivait sur ce sol, qu’en est-il alors d’une détermination administrative aussi abstraite que celle du « Finistère » ou « Pyrénées Atlantiques », par exemple ? Ne sont-elles pas elles aussi des abstractions produites par un pouvoir exogène pour dissimuler l’existence d’une Bretagne ou d’un Pays Basque ? Autrement dit, par l’octroi de l’indépendance à un élément constitutif de la République une et indivisible, le « processus de décolonisation » en Algérie sème le trouble dans les catégories traditionnelles de la Nation, et ouvre la possibilité critique d’un nouveau rapport entre centre et périphérie au sein des nations européennes. Et ce, non seulement parce qu’une partie du peuple basque se trouve sur le territoire français, mais aussi parce que la France constitue l’exemple du pays probablement le plus centralisé d’Europe. La défaite du paradigme centraliste jacobin au cœur même de l’Etat qui l’a inventé change à jamais la configuration du rapport de force pour chacune des minorités nationales d’Europe. Chaque Basque ou chaque Breton peut alors se demander : a-t-on besoin qu’une mer sépare une métropole de départements d’outre-mer pour que l’on puisse trouver des situations sociales de « colonie » ? Et que devons-nous conclure de l’exemple algérien si ce n’est qu’une telle situation sociale peut se cacher derrière les apparences de l’intégration à la communauté nationale ? Ceci étant posé, Sartre, qui n’était ni Algérien, ni Basque, ni Breton, va rechercher et découvrir les conditions sociales en fonction desquelles une région d’un pays, d’Europe ou d’ailleurs, peut être appelée, ou pas, « colonie ».

L’oppression spécifique du peuple basque en 1971

Mais pour répondre à cette question, celle précisément où l’on interroge ce qui fait l’oppression spécifique d’une « colonie », il est bien certain que Sartre va analyser la situation basque, telle qu’elle se présente à lui, en 1971. Or concevoir le Pays Basque comme une simple « colonie de l’Espagne » ne va pas de soi, et Sartre en a pleinement conscience. Il écrit : « l’on rencontrerait, si colonie il y avait [au Pays Basque], ce paradoxe que le pays colonisateur serait plus pauvre et surtout agricole au lieu que le pays colonisé serait riche et qu’il offrirait le profil démographique des sociétés hautement industrialisés » (S10, p.17). Afin de faire entendre aux « ignorants » cet étrange « paradoxe », Sartre utilise alors des données et des statistiques : division des secteurs de l’emploi en Euskadi et dans le reste de l’Espagne, « production d’acier », « consommation d’énergie électrique par habitants » (S10, p.17), etc. L’usage de données issues du travail scientifique des sciences humaines permet à l’auteur de comprendre la particularité de la situation socio-économique du territoire qu’il étudie. Ainsi, l’usage de ces données démographiques et économiques témoigne explicitement que Sartre ne se paye pas de mots, mais au contraire qu’il cherche à comprendre réellement si l’Euskadi peut être qualifié de « colonie de l’Espagne » ou pas. Il ne s’agit donc nullement pour Sartre d’appliquer un concept abstrait de « colonie » à n’importe quelle réalité, puis d’en tirer des conclusions hâtives. Au contraire, l’auteur ici tente tout d’abord de comprendre la spécificité socio-économique d’un territoire défini, afin d’éclaircir la spécificité des formes de luttes que les hommes de ce territoire se sont donnés, dans le but de répondre le plus adéquatement possible aux problèmes politiques concrets qui leur font face.

Nous remarquons qu’ici Sartre poursuit, dans l’analyse d’un cas historique concret, l’impératif méthodologique qu’il s’était donné à l’époque de la rédaction de Questions de méthode. En effet, il déclarait dans cette ouvrage de 1957 : « il y a deux façons de tomber dans l’idéalisme : l’une consiste à dissoudre le réel dans la subjectivité, l’autre à nier toute subjectivité réelle au profit de l’objectivité. La vérité, c’est que la subjectivité n’est ni tout ni rien ; elle représente un moment du processus objectif (celui de l’intériorisation de l’extériorité) » [10]. Dès lors, il nous apparaît qu’avant d’étudier le « moment » de l’extériorisation de l’intériorité, que nous retrouverons lorsqu’il s’agira de comprendre la forme particulière de la lutte du peuple basque, Sartre analyse tout d’abord ce premier « moment » constitutif de la situation dans laquelle se trouve le Pays Basque en 1971. Le philosophe interroge ici le « moment » des déterminations objectives concrètes de ce territoire, qui produiront cette lutte de façon dialectique. Autrement dit, Sartre ici est l’inverse d’un penseur idéaliste. Il ne se satisfait pas plus des seuls mots employés par l’organisation E.T.A, lorsqu’elle qualifie leur terre de « colonie de l’Espagne », qu’il ne se satisfaisait au début de notre texte du discours général de « la presse ». Nous comprenons donc que, dans ce premier « moment » de l’analyse, Sartre n’explique pas la situation basque par E.T.A, mais au contraire il essaie de comprendre l’apparition d’E.T.A par une analyse de la forme particulière de « l’oppression de l’homme par l’homme » (S10, p.25) en Euskadi. Pour ce faire, l’auteur se voit donc contraint dans un premier temps d’étudier ce « paradoxe » basque via les données des sciences humaines. Même en prenant en compte l’arriération du Pays Basque français, ou Pays basque-Nord (Iparralde en basque), frustré dans son déploiement économique par le « pillage » (S10, p.18) du pouvoir central, il est indéniable que le Pays Basque espagnol, ou Pays Basque-Sud (Helgoalde en basque) en 1971 appartient à un type de société radicalement différente des anciennes colonies, telle que l’Algérie ou le Vietnam. En effet, nous savons que ce qui caractérise les colonies extérieures à la métropole, c’est la sous-industrialisation et la dominante rurale de sa population. Or le Pays Basque-Sud est l’une des « régions pilotes de la péninsule ibérique » (S10, p.17) en ce qui concerne l’industrialisation. Mais, là encore, Sartre n’en reste pas aux simples concepts préétablis. Ce dernier nous invite alors à prêter plus d’attention à ce qui se passe réellement en Euskadi-Sud. En effet, si la situation socio-économique de cette région par rapport à l’Espagne est strictement opposée à celle de l’Algérie vis-à-vis de la France, il n’empêche qu’on y retrouve une question particulière, qui peut nous permettre de déterminer le caractère colonial, ou pas, de cette région. Cette question, Sartre la pose explicitement : « Mais à qui profite cette économie ? » (S10, p.18). La réponse est sans appel : les travailleurs basques se voient rejetés de la richesse qu’ils produisent. Du fait même du contrôle de l’économie par « des bureaucrates ignorants et tatillons, qui ne comprennent nullement les besoins du pays [basque] (en partie parce qu’ils le considèrent comme une province espagnole) » (S10, p.19), les travailleurs basques se retrouvent moins payés que les « Madrilènes », alors même que ces ouvriers basques participent à un des éléments moteurs de l’économie espagnole. De plus, Sartre remarque que « l’Espagne se livre à un véritable pillage fiscal du Pays Basque » (S10, p.18) ; alors même que la « majeure partie » (S10, p.17) de l’investissement de l’Etat franquiste sert soit à payer « les organes d’oppression » (S10, p.17) dans cette région (police, armée, tribunaux [11]), soit à payer « les organes (…) de débasquisation » (S10, p.18, 19) : c’est-à-dire tous les « organes » d’enseignement uniquement octroyé en espagnol et dans lesquels la langue basque est strictement interdite. Autrement dit, en 1971, « l’économie florissante » (S10, p.18) de l’Euskadi ne lui sert à rien d’autre qu’à payer la répression du peuple basque par l’Etat espagnol, et à espagnoliser linguistiquement la société basque. Ce faisant, Sartre en conclut qu’« en dépit de la surindustrialisation du pays [basque], nous retrouvons deux composantes essentielles de la colonisation classique : le pillage (…) du pays colonisé et la surexploitation. » (S10, p.19, 20)

De la « surexploitation »

Or c’est justement parce que les travailleurs basques vivent dans leur réalité immédiate, un type d’oppression spécifique de type colonial, que leur lutte va elle-même prendre une forme spécifique. Cette différence de destin social entre le travailleur basque et le travailleur espagnol est une évidence pour Sartre. Celui-ci écrit : « en dépit des apparences, la situation d’un salarié basque est tout à fait semblable à celle d’un travailleur colonisé : il n’est pas simplement exploité – comme l’est un Castillan, par exemple, qui mène la lutte des classes « chimiquement pure », – mais délibérément surexploité » (S10, p.21). De cette citation, nous comprenons tout d’abord qu’un travailleur castillan comme un travailleur basque ont en commun un certain type d’oppression en tant qu’ils sont tous deux des travailleurs. Cette oppression commune se situe dans le contexte du travail, et se manifeste concrètement par l’exploitation de leur force de travail afin d’en extorquer une plus-value économique. Ces travailleurs castillans et basques connaissent tous deux un rapport de « lutte des classes » vis-à-vis de ceux qui profitent de l’exploitation de leur force de travail. Pour autant, quelque chose différencie le destin du travailleur basque de celui du travailleur espagnol. En effet, à « l’exploitation » économique classique s’ajoute une « surexploitation » dans la situation basque. Cette « surexploitation » est un choix « délibéré » (S10, p.21), selon Sartre. Un choix « délibéré » par qui ? Par le pouvoir central espagnol, cela va sans dire. Il s’agit donc ici d’un choix politique particulier, de la part d’un pouvoir central, consistant à viser de façon précise et spécifique une partie des hommes qui vivent sur le territoire dont il a le contrôle. Le propos de Sartre est sur cette question sans équivoque : « il faut le répéter, les Espagnols surexploitent les Basques parce que ceux-ci sont basques. Sans jamais l’avouer officiellement, ils sont convaincus que les Basques sont autres, ethniquement et culturellement » (S10, p.21). Une telle déclaration ne nous surprend guère, puisque nous avons vu précédemment que l’essentiel des richesses extorquées aux travailleurs étaient réemployées par l’Etat franquiste pour réprimer l’activité du peuple basque. Le peuple basque se trouve donc exploité économiquement comme tous les autres régions d’Espagne. Mais dans le cas basque, la plus-value issue de l’exploitation économique est utilisée dans un but politique par l’Etat espagnol. Les ouvriers basques sont condamnés à être plus exploités économiquement, donc à travailler plus, pour payer les services de répression que l’Etat espagnol a créés spécifiquement contre eux. Or infliger « délibérément » (S10, p.21) une exploitation économique quantitativement plus grande afin d’ajouter à celle-ci une oppression qualitativement différente, c’est-à-dire une oppression de nature spécifiquement politique, relayée par des appareils d’Etat répressifs, c’est justement cela la « surexploitation » (S10, p.21) coloniale. Et c’est justement parce que « l’oppression de l’homme par l’homme » (S10, p.25) au Pays Basque n’est pas simplement une exploitation économique usant des moyens répressifs de l’Etat comme moyens, mais au contraire une oppression politique faisant usage de l’exploitation économique et de la répression politique pour réaliser une fin qui est elle-même politique, que le Pays Basque-Sud peut être véritablement appelée « colonie de l’Espagne » selon Sartre.

Etre désigné

Si la « surexploitation » est effectivement une « sur-exploitation », en cela qu’elle vise un but politique particulier qui vient s’ajouter à l’exploitation économique commune, il ne nous sera pas difficile d’imaginer le but qu’il s’agit de réaliser pour le pouvoir central espagnol. En effet, avec la « surexploitation » infligée par l’Etat espagnol, « ce que l’Espagnol veut faire disparaître (…), c’est la personnalité basque » (S10, p.25). Or qu’est-ce qu’être basque ? Le terme précis employé par la langue basque pour désigner un Basque répond elle-même à cette question. Le mot « un Basque », en euskara, se dit : « euskaldun », ce que l’on peut traduire par « celui qui parle la langue basque », ou même plus précisément « celui qui possède la langue basque ». Ainsi, la notion de « Basque » ne désigne pas le membre d’une ethnie, ni même une résidence territoriale. On peut être fils de Basques ou vivre au Pays Basque, et pourtant ne pas être un Basque, comme on peut être euskaldun exilé aux Etats-Unis ou en Amérique latine, et on peut aussi devenir euskaldun. Sartre n’était absolument pas ignorant d’un tel fait. Celui-ci écrit : « Se faire basque, en effet, pour un habitant de Biscaye, c’est parler euzkara » (S10, p.23). Le processus de « surexploitation » que l’Etat espagnol inflige au Pays Basque-Sud vise « la suppression par force de la langue basque » (S10, p.22) – objectif politique que Sartre ne manque pas de qualifier de « véritable génocide culturel » (S10, p.23). Et c’est justement parce que cet Etat s’est donné un tel but que le peuple basque fait l’expérience dans sa vie quotidienne d’une forme spécifique d’oppression. Compte tenu d’une telle spécificité vécue, le peuple basque se trouve alors dans un rapport dialectique avec l’Etat qui l’oppresse. La dictature franquiste a produit une situation objective d’oppression qui distingue le travailleur basque des autres travailleurs dans un but politique. Ce faisant, le travailleur basque se retrouve effectivement confronté à un régime d’oppression qui le vise dans sa spécificité culturelle. Ce travailleur basque fait l’expérience tous les jours de cette spécificité de l’oppression qui est son destin, non seulement parce que l’Etat espagnol lui interdit de pratiquer et d’enseigner sa langue, mais aussi, et c’est là le point le plus important, parce qu’il subit tous les jours les conséquences de cette « surexploitation ». Celui-ci est moins bien payé en tant que travailleur parce que l’Etat franquiste doit payer plus de police pour l’empêcher de parler sa langue. A la différence d’un Castillan, il ne peut plus par exemple fêter carnaval, parce que le carnaval basque est interdit. Il ne peut plus chanter, car ce serait chanter en basque. Il ne peut plus danser, car ce serait des danses traditionnelles basques. Il ne peut plus faire le sport qu’il veut, car les sports traditionnels basques sont politiquement trop marqués pour l’Etat franquiste, etc. A chacun de ces moments aussi insignifiants, c’est la personnalité basque qui s’exprime. Autrement dit, les conditions objectives de la « surexploitation » coloniale créées par l’Etat espagnol ont pour effet direct que le travailleur basque ne vit pas la même vie que le travailleur castillan. Le pouvoir central espagnol non seulement désigne le basque comme « autre », mais lui fait réellement vivre une existence qui est « autre » que celle d’un Castillan. Ainsi, le travailleur basque, « en prenant conscience » de la spécificité de la violence qu’il subit de la part de l’Etat, c’est-à-dire de « la surexploitation », prend du même coup conscience « de sa nationalité » (S10, p.27). Subissant un régime d’oppression spécifique à cause de son origine culturelle, le travailleur basque est renvoyé à cette origine [12], et la reconnaît alors comme nécessairement sienne. Une oppression additive a été constituée « délibérément » par un pouvoir central pour détruire la communauté d’appartenance dans laquelle le travailleur basque est né : ce travailleur ne peut trouver de meilleure preuve de l’existence concrète de son peuple. Opprimée par l’Etat franquiste d’une façon particulière parce que basque, il sait dès lors que c’est seulement en tant que basque qu’il pourra se libérer et de l’exploitation économique, et de la « surexploitation » coloniale qui est son sort. Ayant pris conscience de cela, il ne peut plus s’agir pour lui de lutter seulement contre l’exploitation, parce qu’il est un travailleur. Mais « il comprend dans la pratique quotidienne, que les deux luttes », à savoir « la revendication nationaliste et la révolte ouvrière », « doivent être associées, éclairées l’une par l’autre » (S10, p.31). Telles sont, selon Sartre, les « exigences objectives de la situation » (S10, p.31) des hommes qui vivent sur ce territoire.

Dialectique de l’émancipation basque

Le travailleur basque se retrouvant interpellé par une oppression spécifique qui le désigne comme « autre », c’est en cultivant cette altérité qu’il va pouvoir développer les formes de lutte les plus adéquates à son émancipation. Une violence spécifique de la part de l’Etat a été intériorisée par le travailleur basque, et cette intériorisation d’une violence spécifique lui a dévoilée son identité. Nous devinons assez facilement alors que c’est par une ré-extériorisation de cette violence extérieure intériorisée que va s’exprimer la lutte spécifique du peuple basque, et son projet d’émancipation. Or, comme le travailleur basque a fait l’expérience de façon concrète et au quotidien de l’oppression et de la négation dans le régime de « surexploitation », et comme cette oppression a été une oppression directement vécue par lui, c’est dans la négation d’une situation qui le nie que le travailleur basque va trouver la stratégie de sa lutte spécifique, et l’objectif concret de son émancipation. Sartre écrit : « Mais les hommes, pour opprimés qu’ils soient, n’en deviennent pas pour autant des choses : ils se font, tout au contraire, la négation des contradictions qu’on leur impose. Non d’abord par volonté mais parce qu’ils sont dépassement et projet » (S10, p.24). De cette riche citation, nous comprenons un fait capital dans la pensée de la lutte politique chez Sartre. En effet, si au « moment » où il lui était nécessaire de définir la spécificité de l’oppression en Pays Basque en comprenant les déterminations objectives de cette oppression, nous avons vu que Sartre n’était pas idéaliste en cela qu’il ne dissolvait pas « le réel dans la subjectivité » [13]. De même, il est manifeste ici que notre philosophe n’est pas non plus idéaliste de la seconde « façon » lorsqu’il s’agit de penser la lutte, puisqu’il ne nie absolument pas « toute subjectivité réelle au profit de l’objectivité » [14]. Bien au contraire, il nous rappelle ici le nécessaire second « moment », à savoir celui de l’extériorisation de l’intériorité dans laquelle la « subjectivité » a un rôle moteur. Nous remarquons donc très clairement que le texte du « procès de Burgos » ne fait aucune concession avec la critique de Sartre concernant un marxisme mécaniste, au vu duquel la « subjectivité » apparaît comme un épiphénomène au sein de l’activité continu de « l’objectivité ». Sartre développe au travers d’un exemple historique concret, celui de la lutte du peuple basque en 1971, une pensée de la lutte politique qui réintègre l’activité subjective en son sein. Par conséquent, nous comprenons que l’auteur applique, via son analyse du Pays Basque, les conséquences théoriques de Questions de méthode, puis de la Critique de la raison dialectique, sur un objet historique et social concret. Sartre rappelle, en effet, cet acquis de l’existentialisme que les hommes « se font », et donc qu’il y a une modalité irréductible de l’activité humaine dans lequel l’homme agit dans la mesure où il nie l’objectivité qu’il a reçu, et qu’il nie se faisant ce qu’on a fait de lui. Saisir le monde dans un acte de conscience, c’est déjà travailler le monde par la signification, et nier l’extériorité absolue de l’objectivité en l’intériorisant.

Ainsi, il est remarquable que la conception que se fait Sartre de la lutte politique intègre le travail et la production du sens comme élément constitutif de sa réalisation. Une telle conception de la pratique sociale est d’autant plus explicite dans le cas de la question basque que la question linguistique et culturelle est capitale pour ce peuple. En effet, rappelons-nous que le travailleur basque est désigné par l’Etat en tant que Basque, c’est-à-dire en tant que celui qui possède une « autre » langue que celle de l’Etat. Ce sera donc dans les ressources de cette langue, niée par le pouvoir, que la lutte du peuple basque trouvera les significations de son combat. En parlant euskara, le travailleur basque « récupère un passé qui n’est qu’à lui mais surtout (…) il s’adresse, même dans la solitude, à la communauté de ceux qui parlent basque » (S10, p.31). Puisqu’il est celui que le pouvoir oppresse en raison de sa langue « autre », c’est en parlant cette langue [15]qu’il retrouvera la « communauté » d’intérêts émancipateurs à laquelle il appartient. Ce faisant, s’il veut se libérer de ce qui l’oppresse, cet opprimé basque se voit contraint de fixer la question culturelle comme un des objectifs irréductibles de son combat. Du fait même qu’il est opprimé en tant que corps humain porteur d’une langue et d’une culture, sauver sa culture, c’est-à-dire sauver l’ensemble structurel de significations que l’Etat veut éliminer parce que « autre », sera l’une des conditions nécessaire au travailleur basque pour se sauver lui-même. Sartre peut alors en conclure : « parler sa langue, pour un colonisé, c’est déjà un acte révolutionnaire » (S10, p.24). De même que l’oppression du colonisé est non seulement économique comme pour tout travailleur dans un système capitaliste, mais aussi politique dans la surexploitation coloniale comme moyen d’annihiler la différence ethnico-culturelle du colonisé, de même la lutte spécifique du colonisé associe à une critique du signifié étatique une critique de son signifiant via l’emploi d’une langue qui n’est pas la langue de l’Etat.

Avec l’exemple basque, Sartre nous invite à penser d’une manière neuve les enjeux de la lutte sociale : cet enjeu neuf que Sartre nous désigne ici n’étant ni plus ni moins que celui de la culture d’un peuple. Il est manifeste que Sartre, dans ce texte, se présente à nous comme l’un des rares philosophes marxistes (avec Gramsci bien sûr) qui a tenté de situer théoriquement le problème de l’activité consciente, de l’activité du langage, et donc de la culture, quant à leur rapports avec la pratique sociale. Nous nous retrouvons dans cette étude de la situation basque, dans un cas de lutte concret où l’opprimé doit en passer par la réappropriation du champ culturel pour se battre contre un pouvoir qui le nie. En effet, ayant été dé-signé par un pouvoir oppresseur comme spécificité culturelle à anéantir par une discrimination sociale de sa communauté, et ayant en même temps été exproprié de l’usage quotidien de son signe (à savoir cet ensemble structurel de significations culturelles permettant de configurer un monde), c’est dans sa culture et dans sa langue, cause de l’oppression surajoutée qu’il subit, que l’opprimé basque doit puiser les ressources signifiantes de sa lutte. Mais bien plus que de simples moyens de donner du sens à la spécificité de sa lutte, l’individu basque est condamné à pratiquer sa culture afin de pouvoir se libérer de l’oppression qu’il subit. Pour pouvoir s’émanciper de cette oppression spécifique, les opprimés basques vont devoir devenir « d’abord la négation de l’homme espagnol qu’on a mis en chacun d’eux » (S10, p.24). Et puisque la désignation comme « basque » par le pouvoir étatique n’est qu’une détermination négative, dans la mesure même où elle vise la disparition de ce qu’elle désigne, seule la perpétuelle ré-invention de sa culture, appliquée à tous les champs de la pratique sociale, pourra permettre son émancipation. Nous comprenons donc que si l’individu basque a été lié à un destin qui lui a attribué une oppression supplémentaire du fait de sa culture, c’est par le travail continu de sa réalité à l’aide « de tout ce qu’il trouve de singulier » (S10, p.24) dans sa culture qu’il pourra faire advenir un monde de l’émancipation, c’est-à-dire faire réaliser ce possible d’un Pays réellement Basque.

Vers un « autre socialisme » ?

Si nous faisons grâce à Sartre d’être l’un des rares philosophes marxistes à avoir reconnu l’importance de l’activité subjective dans la pratique sociale, sous les trois formes d’activité de conscience signifiante, puis de pratique d’une langue, et enfin de travail d’une culture, nous ne devons pas pour autant nous tromper quant au sens réel de cette découverte sartrienne. Si c’est bien par l’intermédiaire d’un texte théorique que Sartre a découvert l’aspect fondamental de la question culturelle dans la lutte du peuple basque, il serait faux pour autant de croire que cette découverte est une simple question de théorie. Comme Sartre n’a cessé de nous le montrer dans ce texte du « Procès de Burgos », l’importance de la question culturelle pour l’émancipation du peuple basque est le produit d’une situation socio-historique propre à ce peuple. Et si Sartre nous fait partager ses réflexions sur l’activité de travail de la culture au sein de la lutte sociale, c’est parce que le peuple basque est confronté à cette question dans son existence concrète. Autrement dit, Sartre n’est pas un simple théoricien marxiste de la culture dans ce texte. Au contraire, il est un penseur d’un phénomène nouveau, l’apparition des luttes des minorités nationales d’Europe, phénomène qui pose en lui-même la problématique culturelle au sein de la pratique sociale. Nous comprenons donc que si ce texte démontre l’importance de l’activité culturelle et de la production de significations dans le processus d’émancipation du peuple basque, c’est moins parce que Sartre développe une théorie qui remet en cause la sacro-sainte séparation de l’infrastructure et de la superstructure, mais parce que cette séparation entre l’activité socio-économique et l’idéologie est remise en cause par la situation basque elle-même. Ainsi, la réintroduction d’une praxis culturelle subjective comme mode d’action sur l’objectivité sociale est moins un apport théorique de Sartre que l’expression d’un phénomène historique majeur observé par ce dernier dans la figure des luttes des minorités d’Europe. Nous avons vu que ces mouvements des minorités, qui sont à la recherche de leur culture spécifique pour pouvoir se libérer, sont aussi condamnés à investir petit à petit dans tous les champs du réel, et donc à inventer, par exemple, une façon basque de faire ce qu’ils n’avaient pas le droit de faire en basque du fait de la répression étatique. D’une telle thèse, nous comprenons que cette production de signification a pour conséquence l’invention d’un rapport particularisé à l’espace que cette minorité occupe. Ainsi, en développant la culture basque conjointement à la lutte contre l’exploitation économique, le peuple basque fait d’une pierre deux coups : il libère le Pays Basque en même temps qu’il l’invente, c’est-à-dire qu’il invente une façon basque de se rapporter au monde. Le militant basque est d’une certaine façon condamné à inventé Euskadi, puisqu’il ne saurait retrouver un Pays Basque libre que la domination espagnole a toujours empêché d’exister, mais il libère des territoires sociaux et culturels qui jusqu’alors ont toujours été structuré par le pouvoir espagnol. Le Pays Basque libéré par la lutte sociale n’est pas un retour à une authenticité perdue, mais la création d’un nouveau rapport au monde apparue dans la pratique même de cette libération sociale.

Or sur cette question, Sartre nous dit quelque chose de tout à fait intéressant. En effet, il n’est plus étonnant, au vu de ce que nous avons analysé précédemment, que « la culture basque doit être aujourd’hui d’abord une contre-culture » (S10, p.25) inventant une réalité basque contre la réalité espagnole. En revanche, il est très intéressant de remarquer le sens que Sartre donne à ce phénomène. En effet, si la spécificité de l’oppression à révéler les Basques comme basques, d’abord dans la négativité de l’oppression par un Etat, puis dans la positivité de la production de sa réalité contre l’Etat, cela signifie que les Basques produisent leur rapport particularisé au monde, du fait de la nécessité de la lutte. Mais il n’en va pas de même pour les Castillans, par exemple, qui ne connaissent pas d’oppression spécifique. Que penser d’une telle discordance entre ces deux réalités ? Et qu’est-ce la situation d’exception minoritaire nous enseigne de la situation de la majorité ethnique ?

Sartre annonce tout d’abord que « le Procès de Burgos » « nous a fait entrevoir un autre socialisme, décentralisateur et concret » (S10, p.35) dans lequel la libération passe par la réappropriation et la production d’un rapport spécifique au monde ; et ce, en produisant son rapport spécifique au monde à même l’espace concrètement expérimenté par les travailleurs eux-mêmes. Ce phénomène est un événement historique, qui annonce comme possible un nouvel enjeu de la lutte et de l’émancipation des peuples : enjeu qui pose comme objectif social la production d’un rapport particularisé au monde, contre l’abstraction oppressive des pouvoirs centraux. Retenant la leçon de ces peuples minoritaires, Sartre conclut alors son texte sur la possibilité d’« une révolution culturelle » à venir, « qui crée l’homme socialiste sur la base de sa terre, de sa langue et mêmes de ses mœurs rénovés ». Ainsi, selon Sartre, il est manifeste que les minorités nationales décrivent une voie possible vers un nouveau socialisme : un socialisme ne subissant plus par en haut l’abstraction autoritaire d’une bureaucratie régnante, telle que ce fut le cas en U.R.S.S. Mais un socialisme dans lequel l’universalité du but politique visé ne contredit pas la spécificité des agents qui le portent, du fait même que ce sont ces agents révolutionnaires immanents à la communauté en lutte qui redéfinissent à chaque fois le rapport socialiste au monde que cette communauté territoriale implique, en fonction de son histoire, de sa composition culturelle, de sa géographie, de son économie propre, etc. Cette attention portée sur la production par chaque peuple de sa particularité pourrait être le vecteur d’une société socialiste telle que Sartre la souhaite : un socialisme concret construit depuis en bas, révélé historiquement par la spécificité des minorités nationales, mais applicables en soi à tous les peuples. Un « socialisme libertaire », sur lequel se conclut le documentaire-testament de 1976 : Sartre par lui-même [16]. En effet, cette dernière remarque est importante. La voie qu’indique la lutte révolutionnaire des minorités nationales, telle que celle du peuple basque, ne se développe pas comme une demande de reconnaissance différencialiste. Selon Sartre, il ne s’agit nullement pour un Basque, un Breton ou un Occitan de demander un droit de différence supplémentaire à certains (c’est-à-dire à l’Etat centralisateur) en raison d’une spécificité simplement linguistique. Au contraire, ce que demandent les Basques, les Bretons, les Catalans, les Occitans, ce n’est pas une reconnaissance de droits en plus du simple fait qu’ils soient les porteurs de langues qui viennent se rajouter au projet initial de la classe dominant l’Etat français ou espagnol. Ce qui est réellement en jeu ici est la réappropriation de l’espace socioculturel concret habité par une population exploitée : espace qui a été exproprié par une classe dominante afin que le lieu d’existence d’un peuple autonome devienne une province d’une capitale, une périphérie d’un centre. Ainsi, nous comprenons que cette revendication est applicable en droit à tous les peuples, car en se libérant, la minorité retire au dominant l’oppression qu’il fait subir, et révèle donc la communauté dominante à sa nature authentique : celle d’être une minorité parmi d’autres, c’est-à-dire une communauté restreinte au sein d’une humanité générique. En se libérant de la majorité, la minorité libère la communauté majoritaire de sa majorité, c’est-à-dire de son hégémonie politique abstraite sur un territoire non expérimenté par elle. Ce faisant, cette minorité réalise dialectiquement les conditions de possibilité d’existence comme peuple concret pour le centre hégémonique [17]. Autrement dit, l’émancipation des Basques devient la condition de possibilité de la libération des Espagnols, opprimés par leur propre Etat, et condamné à réduire leur culture en une culture d’oppression, une culture dominante.
Ainsi, si comme l’affirmait Sartre aux jeunes militants gauchistes post-68 : « le peuple n’existe pas encore en France : que serait-ce en effet sinon la totalité des masses s’arrachant par la lutte à la sérialité ? Mais partout où les masses passent à la praxis, localement, elles sont déjà le peuple » [18], il est manifeste que les minorités nationales apparaissent en 1971 comme l’avant-garde concrète de ce mouvement de réappropriation révolutionnaire de la réalité socioculturelle. Remarquons que la lutte des paysans du Larzac contre l’extension d’un camp militaire qui commence cette même année de 1971 montrera la justesse des analyses sartriennes, surtout si l’on considère les principaux slogans de ce mouvement : « Volem viure e decidir al país. Gardarem lo Larzac » [19], véritable profession de foi d’un socialisme concret et décentralisé.

Conscient de l’apparition d’une nouvelle voie pour un socialisme ultra-démocratique et réellement populaire, Sartre conclut « le Procès de Burgos » sur ce conseil donné aux militants révolutionnaires français : « écouter les voix [20]des Basques, des Bretons, des Occitaniens et lutter à leurs côtés pour qu’ils puissent affirmer leur singularité concrète, c’est, par voie de conséquence directe, nous battre aussi, nous, Français, pour l’indépendance véritable de la France, qui est la première victime de son centralisme. Car il y a un peuple basque et un peuple breton mais le jacobinisme et l’industrialisation ont liquidé notre peuple : il n’y a plus, aujourd’hui, que des masses françaises » (S10, p.37).

Ce texte est une version écrite et augmentée de la conférence tenue lors du colloque « Lecture croisées de la Critique de la raison dialectique (1960-1985) de Jean-Paul Sartre », qui eut lieu le 9 et le 10 Mai 2008, à l’Université Toulouse 2-Le Mirail, en partenariat avec l’Agence Nationale de la Recherche. Je remercie au passage Emmanuel Barot et Franck Fischbach pour leur invitation à ce colloque qui fut l’occasion pour moi d’approfondir ce texte méconnu de Jean-Paul Sartre.
Version vidéo consultable sur Canal-u.tv. IL est également consultable, ainsi que nombre d’autres articles, sur le carnet de notes de l’auteur,

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Jean-Paul Sartre, « Le Procès de Burgos », in Situations 10, Politique et autobiographie, Paris, Gallimard, 1976, p.9 à 37. (S10)

[2Luigi Bruni, ETA, historía política de una lucha armada, primera parte, Tafella, Txalaparta, 2001, p.111.

[3Cette mobilisation se distingua par l’étendue très diverses de ces soutiens : depuis les groupuscules d’extrême-gauche jusqu’au Vatican, en passant par les partis communistes, sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens. Les ouvriers basques, qu’ils soient liés au mouvement nationaliste ou au Parti Communiste, déclenchèrent effectivement une grève générale presque totale le jour même où commença le procès (3 Décembre 1970), à laquelle le pouvoir franquiste répondit par la déclaration de l’état d’exception dans les provinces basques. Le même jour 11 000 personnes manifestent à Paris pour l’amnistie des six militants basques. Le 13 Décembre, 300 intellectuels catalans, dont Miró et Tapies, en appellent à l’amnistie pour les inculpés, à la reconnaissance des « droits nationaux basques » et à la fin de la répression. Le 29 Décembre, appel des gouvernements d’Australie, de Suisse, de Norvège, du Danemark, d’Allemagne fédérale, de France, de Belgique et du Vatican, pour la commutation de la peine de morts en peine de prison pour ces militants composés d’ouvriers, d’employés, d’étudiants et de curés basques. La commutation sera acceptée par le pouvoir franquiste le 30 Décembre après qu’E.T.A ait relâché sans conditions le consul d’Allemagne fédérale kidnappé comme moyen de pression politique internationale. Francisco Letamendia Belzunce, Historia del nacionalismo vasco y de ETA, Tomo 1 : ETA en le franquismo (1951-1976), San Sebastián, R&B Ediciones, 1994, p.351 à 355.

[4Sartre reviendra sur son rapport à l’Espagne dans une intéressante interview pour Libération, peu après la mort de Franco, le 28 Octobre 1975. Il y analyse la particularité du franquisme dans l’histoire des fascismes, l’effet de la Guerre d’Espagne sur les consciences de l’époque, comme il réitère son soutien au mouvement national basque, et son espoir d’une Espagne post-franquiste. « Sartre parle de l’Espagne », in Libération, Les unes, Paris, Liberation/Editions de la Martinière, 2010, p.32, 33.

[5Je renvoie à l’exemple bien connu du « déboisement chinois » dans le Tome 1 de la Critique de la Raison dialectique, Théorie des ensembles pratiques, Paris Gallimard, 1985, p.334.

[6En référence à l’expression très connue du jeune Marx dans « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel », in Œuvres, Paris, Editions Gallimard, 1982, p.390.

[7Ernesto Che Guevara, Œuvres III. Textes politiques, Paris, Maspero, 1971, p.297.

[8Jean Lacouture, Pierre Mendès-France, Paris, éditions du Seuil, 1981, p. 347.

[9Les départements d’Algérie étaient effectivement les seuls départements de France où les ressortissants n’étaient pas égaux devant le vote, donc où l’égalité républicaine était ignorée. Le statut de 1947 octroyant un parlement pour les départements d’Algérie conférait à part égale autant de députés aux 980 000 « Européens » qu’aux 7 690 000 « Musulmans ». Nous n’aurons même pas besoin d’évoquer la torture banalisée par l’armée française, les massacres de civils suspectés de protéger le F.L.N, les déplacements forcés, les camps de concentration où l’on parquait les déplacés, la napalmisation de l’arrière-pays, et la déclaration de l’Etat d’urgence de triste mémoire en 1960.

[10Jean-Paul Sartre, Questions de méthode, in Critique de la Raison dialectique, Tome 1, p.39.

[11N’oublions pas qu’à l’époque où Sartre écrit son texte, le Pays Basque espagnol subit déclarations d’état d’exception sur déclarations d’état d’exception – au point même qu’historiquement la déclaration d’état d’exception n’a quasiment été utilisée en Espagne franquiste qu’afin de réprimer le Pays Basque (ainsi que la classe ouvrière des Asturies).

[12Cette conception de l’origine sociale de la conscience basque n’est pas uniquement l’opinion de Sartre. Pensons notamment à cette remarque de Francisco Letamendia Belzunce, historien du nationalisme basque : « Pero esta sociedad está anclada en un territorio que se carga de una significación particular : el de ser aquél en el que todos los habitantes están sometidos al Estado de Excepción, a la represión permanente, por hecho de residir en él. Pero con ello surge un nuevo mecanismo identificatorio. No es necesario concebir la Nación Vasca como une unidad étnica, ni considerar que para ser vasco que sér étnicamente vasco ; se la puede pensar comos el marco político-institucional en el que todo habitante del territorio vasco, por hecho de residir allí, está sometido a la ley de excepción. (…) Los símbolos vascos, el euskera, la ikarriña (bandera vasca), engarzan en un nuevo mecanismo identificatorio, pues nombran la sociedad subterránea en la que vivían. Desde la mitad des los 60 hasta 1975, instauran y definen la sociedad transgresora pública. » Francisco Letamendia Belzunce, op.cit., p.340.

[13Questions de méthode, p.39.

[14Idem

[15Dans la mesure où la conscience nationale y est intrinsèquement liée à la renaissance d’une langue, Sartre fait un parallèle intéressant entre l’euskara et l’hébreu moderne. Il défend la thèse qu’une langue ancienne possède des potentialités d’adaptation à la modernité parfois plus riches que les langues des peuples qui sont à l’origine de cette modernité, comme les langues des principaux Etats européens. Il écrit à propos de la langue basque : « Pour qu’elle devienne une langue du XXe siècle – ce qu’elle est partiellement déjà – il suffit qu’on la parle. L’hébreu en Israël, le breton à Quimper ont rencontré les mêmes difficultés et les ont résolues : les mêmes Israéliens qui peuvent discuter entre eux de l’informatique ou de la fission de l’atome lisent les manuscrits de la mer Morte comme nous lisons Racine ou Corneille (…). Les ressources d’une vieille langue restée jeune parce qu’on l’a empêchée de se développer sont considérables. Si le basque redevenait l’idiome nationale d’Euzkadi, il apporterait, par ses structures propres, toutes les richesses du passé, une manière et de sentir spécifique et s’ouvrirait largement au présent et à l’avenir. » S10, p.23.

[16Réalisé par Alexandre Astruc et Michel Contat.

[17On se souvient de la sentence célèbre de l’Abécédaire de Gilles Deleuze (réalisé par Pierre-André Boutang en 1988) : « la majorité, c’est personne, la minorité, c’est tout le monde. C’est ça être de gauche, c’est savoir que la minorité, c’est tout le monde. »

[18Jean-Paul Sartre, « Les maos en France », in Situations 10, p.44, 45.

[19« Nous voulons vivre et décider au pays, Nous garderons le Larzac », en occitan. Dans un contexte toute aussi provincial, mais où la question linguistique était absente de l’espace social, il faut penser aussi à la lutte autogestionnaire des ouvriers de Lip, à Besançon en 1973.

[20Remarquons que l’injonction sartrienne à « écouter les voix » des minorités ne fut nullement de l’ordre de ces vœux pieux qui ne sont suivis d’aucune conséquence pratique. En effet, deux ans après cette étude sur le mouvement basque, Sartre publia dans Les Temps Modernes un numéro spécial sur les « Minorités nationales en France ». Ce numéro spécial est une somme de 555 pages où chaque minorité nationale expose les problèmes spécifiques de sa situation : depuis les minorités issues des régions de l’Hexagone, tels que la Bretagne, le Pays Basque, l’Occitanie, la Catalogne, l’Alsace et la Corse, jusqu’à la minorité juive. Ainsi, non seulement Sartre voulut « écouter les voix » des minorités, mais il leur donna concrètement la parole à travers la revue qu’il dirigeait. Les Temps modernes, n°324-325-326, Août-Septembre 1973.
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