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Russia Today et Sputnik interdits dans l’UE : une mesure autoritaire au service de l’escalade militariste

La semaine dernière, l’UE a interdit les médias Russia Today et Sputnik, liés au régime russe. Prise dans le cadre de la guerre en Ukraine, dans laquelle l’UE défend l’agenda de l’OTAN, cette mesure autoritaire visant à faire taire des voix connues et assumées comme pro-russes n’a rien d’une victoire, et constitue une attaque contre la liberté de la presse.

Mahdi Adi

8 mars 2022

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Crédits photo : AFP

La semaine dernière, l’UE a interdit les médias Russia Today et Sputnik, liés au régime russe. Prise dans le cadre de la guerre en Ukraine, dans laquelle l’UE défend l’agenda de l’OTAN, cette mesure autoritaire visant à faire taire des voix connues et assumées comme pro-russes n’a rien d’une victoire, et constitue une attaque contre la liberté de la presse.

Black-out : Russia Today et Sputnik interdits de diffusion dans l’UE

Le dimanche 27 février, trois jours après le début de l’agression militaire russe en Ukraine, la présidente de la commission européenne annonçait son intention de bannir des pays de l’Union Européenne la chaîne de télévision Russia Today (RT) et l’agence de presse russe Sputnik. Ursula Von Der Leyen expliquait ainsi vouloir interdire ces médias qualifiés « machine médiatique du Kremlin », afin de les empêcher de « diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine et pour semer division au sein de l’union [européenne] ».

Cette annonce a été immédiatement suivi d’effet, puisque dès le lundi 28 février, le réseau social Tiktok a rendu inaccessible les vidéos de RT et Sputnik – avant de suspendre la création de nouvelles vidéos en Russie ce dimanche 6 mars, d’après l’AFP. Facebook et Instagram lui ont emboîté le pas en rendant inaccessibles leurs pages depuis les pays européens. Nick Clegg, le responsable du groupe Meta qui détient les deux plateformes, s’est chargé de lever tout doute sur l’origine de cette décision en expliquant sur Twitter : « Un certain nombre de gouvernements et l’Union Européenne nous ont demandé de prendre des mesures supplémentaires concernant les médias contrôlés par l’État russe ».

Le lendemain, mardi 1er mars, Microsoft annonçait de son côté avoir retiré les contenus de Russia Today et Sputnik de son portail d’information msn.com ainsi que de son magasin d’applications. Le Monde précise que la firme américaine a également interdit aux deux médias d’employer ses outils pour faire de la publicité, et que le moteur de recherche Bing dont elle est propriétaire redirigera désormais vers RT et Sputnik « seulement si un utilisateur montre une intention claire [dans sa recherche] de naviguer sur ces pages ». C’est le même jour que le compte Télégram de RT France a été rendu inaccessible.

Quelques heures après, Youtube suspendait l’accès aux « chaînes Youtube de RT et Sputnik dans toute l’Europe, avec effet immédiat […] compte tenu de la guerre en cours en Ukraine ». La chaîne de RT France comptait plus d’un million d’abonnés. Mercredi 2 mars à 16h, l’interdiction a finalement été étendue à la diffusion de la chaîne à la télévision, réservée aux détenteurs d’une Freebox et aux abonnés Canal +. A gauche et à l’extrême-gauche, la nouvelle de cette interdiction éclair a provoqué quelques hourras, se félicitant de l’interdiction d’un média aux ordres du régime de Poutine. Pourtant, la mise en œuvre d’une procédure ne donne pas matière à se réjouir, et doit même être dénoncée.

Une mesure autoritaire de l’UE…

L’interdiction en quelques jours, sur la base du droit européen, de deux médias en raison de leur affiliation à l’État russe est en effet rien moins qu’une mesure d’exception visant le contrôle de l’information dans le cadre d’une guerre. Celle-ci crée un précédent dangereux à l’échelle européenne pour toutes celles et ceux qui portent une critique radicale de l’OTAN et de son rôle impérialiste, tout en dénonçant par ailleurs le régime autoritaire et l’invasion réactionnaire de l’Ukraine par la Russie.

D’un point de vue juridique, l’Union Européenne a en effet eu recours à un « régime de sanction » adopté par les États en 2014, « concernant les mesures restrictives en raison des actions de la Russie déstabilisant l’Ukraine ». En ne se basant pas sur « des manquements constatés » de la part de RT France, ce cadre permet d’écarter toute contestation légale. Par conséquent, les États membres en lien avec la Commission européenne ont mandat pour assurer la mise en œuvre « rapide » de l’interdiction. En France, l’Arcom (nouvelle structure qui remplace le CSA) devrait ainsi résilier la licence de diffusion qui avait été délivrée à RT France en 2017. « Dans un cas exceptionnel comme celui-ci, le régulateur pourrait passer par une procédure rapide avec la saisine du Conseil d’État pour qu’il soit ordonné en référé la cessation de la diffusion », explique Le Figaro.

Dans un communiqué, le SNJ CGT s’inquiète d’une telle procédure autoritaire : « [Ces derniers jours, RT France] a incontestablement repris des « éléments de langage » du pouvoir russe et défendu des thèses pour le moins discutables. Cela vaut-il ces demandes pressantes d’arrêt de diffusion de RT France, qui compte une rédaction d’une centaine de journalistes ? Il est paradoxal, au nom d’un manque de pluralisme sur cette antenne, d’en demander l’interdiction. Comme la Fédération européenne des journalistes (FEJ), à laquelle il appartient, le SNJ-CGT s’inquiète de cette demande de disparition sans autre forme de procès. »

… dans le cadre d’une "guerre de l’information" sur le conflit ukrainien

De fait, il y a lieu de s’inquiéter d’une telle procédure, imposant en quelques jours la fermeture d’un média. « Il n’y a pas de place pour la propagande de guerre russe dans notre espace informationnel européen », expliquait le commissaire européen Thierry Breton dans Le Figaro la semaine dernière tandis que, pour disqualifier d’éventuelles contestations de ces interdictions au nom de la liberté de la presse, la porte-parole de la Commission européenne, Nabila Massrali, expliquait« douter qu’on puisse les qualifier [RT et Sputnik] de médias », rapporte James Kanter, journaliste pour le site EU Observer.

Évidemment, les objectifs de RT et Sputnik, médias lancés par le régime russe après les révolutions « de couleur » pro-occidentales des années 2000, sont connus : développer le soft power russe en promouvant le régime russe et la figure de Poutine tout en surfant et visibilisant les mouvements sociaux portant une critique et pointant les contradictions des « démocraties » occidentales. Cette ligne a conduit ces médias à osciller entre défense d’une vision internationale en phase avec les intérêts du régime russe, dont le traitement des premiers jours de l’invasion en Ukraine reprenant en grande partie les termes choisis par l’État russe a probablement été le paroxysme, couverture active des mouvements sociaux [1], et tribune accordée à des personnalités politiques, intellectuelles ou militantes critiques du régime français, de l’Union Européenne et de l’Occident en général, de gauche et d’extrême-gauche comme de droite et d’extrême-droite.

Quoique l’on pense de cette ligne et des contenus diffusés par RT et Sputnik, cette interdiction qui « s’étend à tous les canaux de distribution possibles » consiste, pour la Commission européenne et les gouvernements des pays membres de l’Union Européenne et de l’OTAN, à s’arroger le droit de distinguer ce qui relève du journalisme de ce qui relève de la propagande. Dans le conflit en cours, elle participe à consacrer l’hégémonie d’un discours pro-OTAN qui héroïse l’Ukraine – quitte à mentir comme dans le cas de la fake news de l’île aux serpents – et tente d’apporter une caution aux sanctions contre la Russie qui frappent d’abord le peuple russe mais aussi à une escalade militariste mortifère.

Interrogé dans Le Monde, Peter W. Singer, politologue américain mais surtout ancien officier dans la Balkan Task Force au sein du Département de défense américain, insiste sur l’enjeu de la « guerre d’information » qui a cours dans le conflit et livre, en filigrane, la stratégie de l’OTAN sur ce terrain. Il pointe ainsi l’enjeu « de conserver le soutien de l’Occident, crucial pour l’aide politique et militaire, pour les sanctions et les livraisons d’armes » et de « cimenter l’idée en Occident de la Russie comme étant l’envahisseur malfaisant », tout en affirmant comment l’hégémonie actuelle du point de vue ukrainien a été permis par la collaboration des « grandes plateformes numériques » et d’un « écosystème politique et informationnel ».

En tant que révolutionnaires, et quand bien même Poutine est l’agresseur en Ukraine, nous n’entendons pas défendre la propagande d’un camp contre celle d’un autre, surtout pas quand celle-ci accompagne une dangereuse surenchère visant la population et les personnalités russes, une invisibilisation de la question du poids de l’extrême-droite ukrainienne ou encore un réarmement historique de la principale puissance économique européenne.

Mesures autoritaires contre mesures autoritaires

Finalement, cette mesure ouvre la voie à des attaques contre des médias ou des organisations qui seraient suspectés de se situer dans le camp « ennemi » de la Russie. Une politique qui, paradoxalement (ou pas), évoque les mesures autoritaires prises par Poutine en Russie, qui durcit ainsi un régime déjà ultra-répressif contre la presse et la moindre opposition politique.

Vladimir Poutine en Russie ne s’est ainsi pas privé ces derniers jours non plus d’utiliser la censure contre les voix dissonantes du récit officiel - qui présente l’invasion militaire comme une campagne pour « dénazifier l’État ukrainien » et « protéger les personnes victimes de génocide de la part de Kiev » - plusieurs médias ayant été interdits par le gouvernement, et l’accès à Facebook étant bloqué depuis ce vendredi 4 mars, tandis que des sanctions pénales sont prévues en cas de diffusion d’« informations mensongères sur l’armée » afin de criminaliser les journalistes critiques de la ligne du régime de Moscou.

Ces mesures doivent être dénoncées, et toute notre solidarité va aux manifestants anti-guerre, arrêtés par millier dans le pays. Face à une situation de tension et de guerre amenée à s’approfondir, il est essentiel de défendre une ligne claire de solidarité entre les peuples et de dénonciation des offensives autoritaires des États en guerre. Pour cela, comme souligné dans la déclaration de la Fraction Trotskyste : « En Ukraine, nous sommes convaincus que la résistance à l’occupation russe doit adopter un cours indépendant à celui de la subordination à l’OTAN, défendue par Zelensky, et qu’en Russie l’opposition à la guerre devrait être le point de départ d’un renversement révolutionnaire du gouvernement réactionnaire de Poutine, une option que ne peut incarner en aucun cas le secteur d’opposition bourgeois dirigé par Navalny. A échelle internationale, un grand mouvement anti-guerre avec de telles caractéristiques serait sans aucun doute un grand point d’appui pour le développement de processus révolutionnaires visant à remettre en cause l’ensemble de l’ordre impérialiste. L’unité internationale de la classe ouvrière, plus nécessaire que jamais, ne pourra se développer que sur la base d’une intervention dans les processus de lutte actuels. »

Notes :

[1] Cette ligne avait conduit RT France à couvrir activement le mouvement des Gilets jaunes et les violences policières, au point de faire dire à Emmanuel Macron en février 2019 : « ce mouvement est fabriqué par des groupes qui manipulent, et deux jours après, ça devient un sujet dans la presse quotidienne nationale et dans les hebdos. (…) C’est Russia Today, Sputnik, etc. Regardez, à partir de décembre, les mouvements sur Internet, ce n’est plus BFM qui est en tête, c’est Russia Today. »


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