Au croisement des questions

Racisme, capitalisme, et lutte des classes

Josefina L. Martínez

Racisme, capitalisme, et lutte des classes

Josefina L. Martínez

La révolte anti-raciste aux États-Unis, attisée par le meurtre brutal de George Floyd, ravive la question stratégique suivante : comment relie-t-on le combat anti-raciste et le combat contre l’exploitation capitaliste ? Cet article esquisse une comparaison entre les théories de l’intersectionnalité et le marxisme.

Les images des manifestations anti-racistes aux États-Unis, à la suite du meurtre brutal de George Floyd, ont ému le monde entier. Le slogan « Black Lives Matter  » a pu également être entendu en France, où des dizaines de milliers de manifestant.e.s se sont rassemblé.e.s un peu partout pour dénoncer les violences policières et demander justice pour les victimes de ces violences, notamment pour Adama Traoré, assassiné par la gendarmerie française. Les manifestations des manteros (vendeurs de rue) en Espagne, les grèves des travailleur.euse.s agricoles venu.e.s d’Afrique sub-saharienne en Italie, ou des saisonnier.ère.s roumain.e.s en Allemagne venu.e.s récolter les fraises, en pleine crise du Covid-19, exacerbent de nouveau le racisme et la xénophobie qui s’ajoutent aux conditions très précaires de millions de travailleur.euse.s déjà en première ligne.

L’irruption de la lutte des classes au cœur de l’empire américain, catalysée par les manifestations contre le racisme policier et la crise économique qui frappe particulièrement les Africain-Américains et Latin@s, réactive le débat sur la relation entre le racisme et le capitalisme aujourd’hui et l’interrogation sur l’articulation de l’émancipation de tous.tes les opprimé.e.s et tous.tes les exploité.e.s avec une stratégie révolutionnaire et socialiste.

Les théories de l’intersectionnalité affirment que le marxisme a des lacunes qui doivent être surmontées pour pouvoir répondre à ces questions sur le lien entre racisme et exploitation. Mais est-ce vraiment le cas ? N’est-ce pas une vision caricaturale du marxisme ? Quelle méthode le marxisme offre-t-il pour comprendre les concepts de race, de genre, et de relations entre les classes ?

Marx, l’esclavage et le pillage colonial dans la genèse du capitalisme

Pour beaucoup de ceux qui adhèrent aux théories de l’intersectionnalité, c’est devenu un lieu commun de remettre en question le marxisme pour son supposé « économicisme » [1] comme s’il s’agissait d’une tradition théorique qui ne considérait pas l’oppression raciste ou de genre comme des dimensions importantes. Il s’agit en réalité d’un argument fallacieux, qui renvoie à une version vulgaire ou une caricature déformée du marxisme.

Dans les œuvres de Marx et d’Engels, de même que chez Lénine, Luxemburg ou Trotsky, il y a, en réalité, des contributions importantes sur le rôle du racisme comme l’un des mécanismes de domination capitaliste depuis son développement initial. Ainsi, dans Le Capital, Marx écrit : « La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore. »
Le développement capitaliste a toujours impliqué, et ce dans différentes périodes historiques, la déportation de populations et la soumission de peuples entiers. De même qu’une migration forcée, sous la menace des armes et par les chaînes, comme lorsque l’Afrique noire a été réduite en esclavage, et une migration massive provoquée par le besoin d’échapper à la pauvreté, la faim et la guerre.

De nombreux.euses auteur.trice.s mettent en avant le fait que l’idée de race est une création de la modernité capitaliste. La construction de « types raciaux » différents, auxquels sont attribués des déterminations physiques, de personnalité, et de capacités intellectuelles, et qui suivent un ordre hiérarchique où la peau blanche est toujours supérieure et où la peau noire se trouve tout en bas de l’échelle, s’est consolidée au moment de la généralisation de la traite négrière. L’esclavage est, de la même manière, un élément fondamental du développement capitaliste.

Comme Kevin Anderson le fait remarquer [2], le jeune Karl Marx avait déjà théorisé le fait que le capitalisme industriel était fondé non seulement sur l’exploitation des travailleur.euse.s salarié.e.s, mais aussi sur l’existence de l’esclavage des populations noires. Il cite Marx : « L’esclavage direct est le pivot de l’industrie bourgeoise aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage, vous n’avez pas de coton ; sans le coton, vous n’avez pas d’industrie moderne. » Anderson ajoute que « le travail des esclaves organisé de manière hautement moderne et capitaliste est radicalement différent de l’esclavage à l’antiquité ».

C’est à cet époque que le concept de « race » a acquis son sens moderne et a été codifié sous la forme de lois qui établissaient que certaines personnes peuvent être vendues, fouettées, violées, séparées de leurs enfants et exploitées pour leur travail jusqu’à leur mort. La racialisation de l’esclavage a été combinée aux atteintes à la dignité provoquées par l’oppression genrée. Dans les colonies d’Amérique du Nord, la loi stipulait que l’enfant d’une esclave et d’un homme anglais naîtrait esclave, légitimant le viol systématique et réduisant les femmes à la position de machine génitrice pour étoffer les rangs des plantations.

Le pillage et la violence extrême étaient les méthodes du système colonial, des Amériques à l’océan indien ou à l’île de Java où les Hollandais « modernes » capturaient des Javanais pour les vendre comme esclaves. Cependant, cette situation d’exploitation brutale et de racialisation de la force de travail n’était pas seulement vécue dans le « Nouveau monde ». Il y avait également des peuples racialisés depuis longtemps en Europe, comme les Irlandais, les Slaves, les Roms et les Juifs. Dans le même temps, les capitalistes se servaient d’autres travailleur.euse.s sous-payé.e.s, à travers l’esclavage d’enfants en Angleterre (le rapt d’enfants pauvres pour les mettre au travail était relativement répandu) ou de l’esclavage déguisé de salarié.e.s, assujetti.e.s à des horaires inhumains dans les usines ou dans les mines. C’est une des raisons qui ont poussé Marx à écrire que « si, d’après Augier, c’est “avec des taches naturelles de sang sur une de ses faces” que “l’argent est venu au monde”, le capital y arrive suant le sang et la boue par tous les pores  ».

De manière générale, le concept clé qui permet de placer la question du racisme au cœur de l’accumulation capitaliste,plutôt que de le considérer comme une « vieillerie » ou « un legs du passé »), c’est la nécessité pour le capitalisme de créer et de renouveler une armée industrielle de réserve suffisante, une « population travailleuse excédentaire ». Il s’agit, et c’est ce que démontre Marx, d’une « condition d’existence du système de production capitaliste ». Cette armée industrielle de réserve est composée, en premier lieu, de travailleur.euse.s qui, pour une raison ou une autre, sont disqualifié.e.s ou éloigné.e.s du dispositif de production. L’existence de ce matériau humain supplémentaire permet au capital d’intégrer cette force de travail au processus de production en période d’expansion et de s’en débarrasser en période de crise. Dans le même temps, cette force de travail alimente la concurrence entre les travailleur.euse.s, les forçant à accepter de travailler plus et de se plier aux exigences des capitalistes pour ne pas être poussé.e.s dans le rang des chômeur.euse.s.

Par ailleurs, cette armée industrielle de réserve n’est pas nourrie uniquement par les travailleur.euse.s exclu.e.s de la production en période de crise, mais plus généralement par tous.tes ces travailleur.euse.s précaires, immédiatement disponibles, qui forment une armée industrielle « latente ». Ainsi, Marx analyse la situation des paysan.ne.s en Angleterre pour qui les conditions de vie étaient extrêmement mauvaises et qui étaient prêt.e.s à migrer à tout moment vers les villes où ils pourraient faire partie de cette armée de réserve, augmentant ainsi son volume. Dans l’histoire du capitalisme, des millions de personnes se sont retrouvées dans la même situation : à la fois les classes laborieuses et les classes appauvries des pays coloniaux et semi-coloniaux et une partie importante des immigrant.e.s et des populations racialisées, ainsi que les femmes de la classe ouvrière, qui entrent et sortent du marché du travail et qui occupent les secteurs les plus exploités et les plus opprimés de la société.

Le racisme : une des armes secrètes de la domination capitaliste

Le chercheur Satnam Virdee fait remarquer qu’il y a une relation indissociable entre le capitalisme, la lutte des classes et le racisme. Il affirme que le capitalisme a consolidé sa domination « à travers un processus de différenciation et de réagencement hiérarchique du prolétariat mondial ». Son argument est que le racisme est un mécanisme utilisé non seulement pour maximiser les profits, mais aussi pour dominer les travailleur.euse.s. Un mécanisme promu historiquement par les classes dirigeantes et l’État pour diviser le pouvoir de la classe ouvrière, dans les endroits où, précédemment, des expériences combatives multi-ethniques importantes et tendant à unifier différents secteurs avaient eu lieu.

Virdee s’embarque dans un voyage historique depuis la colonisation de la Virginie au XVIIe siècle, à l’Angleterre victorienne et finissant par les processus à l’œuvre au cours du XXe siècle. Il affirme : « Le racisme constitue une arme indispensable dans l’arsenal des élites étatiques, pour contenir les luttes des classes entreprises par les subalternes, dans l’objectif de sauvegarder l’accumulation capitaliste. » Ce travail l’amène à situer le racisme comme part intégrante du mécanisme de domination capitaliste, lié à la lutte entre les classes, et non pas comme produit d’une polarité entre l’Occident et le reste du monde, comme le mouvement postcolonial peut avoir tendance à le présenter. Selon l’auteur, articuler la force structurante du racisme et les formes différenciées à travers lesquelles le prolétariat a été intégré aux relations de domination capitaliste est important pour penser une politique d’émancipation. [3]

Des définitions similaires peuvent être trouvées dans les œuvres de Marx, en particulier dans son analyse la subjectivité de la classe ouvrière anglaise et sa relation avec les travailleur.euse.s irlandais.e.s. Ces dernier.ère.s étaient les racialisé.e.s de l’époque : des traits physiques et de caractère leur étaient attribués, les marquant comme inférieur.e.s et plus enclin.e.s à la pauvreté et à effectuer de durs labeurs. Marx considérait le racisme et la haine qu’éprouvaient les travailleur.euse.s anglais.e.s envers les travailleur.euse.s irlandais.e.s comme étant l’un des « secrets » de la domination de la bourgeoisie anglaise.

Comme Marx l’écrit
« la bourgeoisie anglaise n’a pas seulement exploité la misère irlandaise pour rabaisser par l’immigration forcée des pauvres Irlandais, la classe ouvrière en Angleterre, mais elle a, en outre, divisé le prolétariat en deux camps hostiles. Le feu révolutionnaire de l’ouvrier celte ne se combine pas avec la nature solide, mais lente, de l’ouvrier anglo-saxon. Il y a au contraire, dans tous les grands centres industriels de l’Angleterre, un antagonisme profond entre le prolétaire irlandais et le prolétaire anglais. L’ouvrier anglais vulgaire hait l’ouvrier irlandais comme un compétiteur qui déprime les salaires et le standard de vie. Il sent pour lui des antipathies nationales et religieuses. Il le regarde à peu près comme les blancs pauvres des États méridionaux de l’Amérique du Nord regardaient les esclaves noirs. Cet antagonisme, parmi les prolétaires de l’Angleterre elle-même, est artificiellement nourri et entretenu par la bourgeoisie. Elle sait que cette scission est le véritable secret du maintien de son pouvoir. »

A la fin du XIXe siècle, le développement de la spoliation et du pillage capitalistes progresse, ouvrant la voie à la phase impérialiste. Le capital étend ses tentacules aux quatre coins de la planète. En peu de temps, comme par magie, il installe des ateliers et des usines modernes, là où les économies rurales et les traditions locales n’avaient pas changé pendant des siècles. Ce « développement inégal et combiné », comme l’a appelé le marxiste russe Léon Trotsky, est un trait constituant de cette nouvelle époque du capitalisme, lors de laquelle l’oppression coloniale et semi-coloniale du monde entier est renforcée. De nouveau, la bourgeoisie impérialiste utilise le racisme et la domination coloniale pour briser les liens du prolétariat mondial entre les secteurs confrontés à une plus grande exploitation et à une plus forte oppression dans les colonies, mais également en entretenant des divisions profondes au sein des classes prolétaires dans les pays impérialistes entre une aristocratie ouvrière, jouissant de plus grands privilèges, et une majorité davantage exploitée.

Cette machine infernale de la domination impérialiste a su tirer toujours davantage profit de ces profondes différences, dressant les peuples opprimés les uns contre les autres, exacerbant les différences de genre, de race et de nationalité à son propre avantage. Pour accomplir cette tâche, le capitalisme a pu compter sur la précieuse collaboration des bureaucraties ouvrières dans les partis sociaux-démocrates et les syndicats, qui soutenaient les initiatives coloniales comme des éléments de « civilisation ». Une collaboration qui atteint son paroxysme en 1914, quand la social-démocratie, dans les pays européens, soutient les crédits de guerre qui allaient financer la Première Guerre mondiale, faisant primer leur propre bourgeoisie et exaltant les travailleur.euse.s des différents pays à entre-tuer pour permettre une redistribution des colonies et des marchés mondiaux.

Lénine, Luxemburg, Trotsky, et d’autres marxistes révolutionnaires se sont opposé.e.s à ces fractures au sein de la classe ouvrière, à la consolidation des préjugés racistes et chauvins, et à l’idéologie bourgeoise parmi les travailleur.euse.s entretenues par la bureaucratie.

A propos de la question noire, alors que la Troisième internationale dirigée par les staliniens déclarait que le mouvement communiste ne devrait pas s’impliquer dans le mouvement noir, l’opposition de gauche défendait au contraire que « les communistes doivent pouvoir, grâce à ce mouvement, révéler le mensonge bourgeois de l’égalité et mettre en évidence la nécessité d’une révolution sociale qui ne fera pas que libérer tous.tes les travailleur.euse.s de la servitude mais qui est aussi le seul moyen de libérer les nègres asservis ». [4]

Trotsty et la question noire

Trotsky est moins connu pour sa réflexion sur la question noire qu’on retrouve dans les discussions et débats qu’il a eu avec des trotskistes américains dans les années 1930. Ses réflexions sont pourtant d’une grande richesse stratégique pour appréhender ces questions, particulièrement dans le cadre d’une crise sociale sans précédent où des tendances à la rébellion s’expriment à nouveau.

Dans une lettre de 1932 intitulée « Plus près des prolétaires des races “de couleur” », Trotsky soulève une question importante au sujet de la relation du parti révolutionnaire avec les races opprimées. Son point de départ, c’est sa vision de la manière avec laquelle l’Opposition de gauche doit alors se positionner par rapport à l’approche de différents secteurs de la société. Trotsky écrit :
« Si dix intellectuels à Paris, Berlin ou New-York ayant déjà appartenu à différentes organisations, s’adressaient à nous avec la demande d’être admis dans nos rangs, je donnerais l’avis suivant : faites leur subir une série d’épreuves sur toutes les questions programmatiques, mouillez-les dans la pluie, séchez-les au soleil, et ensuite après un nouvel examen attentif, acceptez-en peut-être un ou deux.
Le cas est entièrement différent lorsque dix ouvriers liés aux masses se tournent vers nous. La différence de notre attitude vis-à-vis d’un groupe petit-bourgeois et vis-à-vis d’un groupe prolétarien ne demande pas d’explications. Mais si un groupe prolétarien fonctionne dans un milieu comprenant des ouvriers de différentes races, et malgré cela, reste composé uniquement d’ouvriers de nationalité privilégiée, alors je suis incliné à les regarder avec méfiance. Ne sommes-nous peut-être pas en train de nous occuper de l’aristocratie ouvrière ? Le groupe n’est-il pas infecté de préjugés de négriers, activement ou passivement ?

Le cas est tout à fait différent lorsque nous sommes abordés par un groupe d’ouvriers nègres. Ici je suis prêt à considérer d’avance que nous sommes certains d’arriver à un accord avec eux, même si un tel accord n’est pas tout à fait actuel. Car les ouvriers nègres, en vertu de leur position générale ne s’efforcent pas et ne peuvent le faire, à dégrader qui que ce soit, à l’opprimer ou le priver de ses droits. Ils ne recherchent pas des privilèges, et ne peuvent pas arriver au sommet, sinon par la voie de la révolution internationale.

Nous pouvons et nous devons trouver le chemin vers la prise de conscience des travailleurs noirs, travailleurs chinois, travailleurs hindous, et de tous les opprimés de l’océan humain des races de couleur, à qui appartient le mot décisif du développement du genre humain.  »

Quelques mois plus tard, en février 1933, Trotsky participa à des discussions avec les trotskistes sur la question noire. Depuis son exil à Prinkipo en Turquie, le révolutionnaire répond aux questions des membres de la Ligue Communiste des Etats-Unis (Communist League of America) et polémique avec eux sur leur refus de mettre en avant le slogan d’autodétermination pour les Noir.e.s. Pour Trotsky la seule manière pour les révolutionnaires de gagner la confiance des travailleur.euse.s noir.e.s au communisme, c’est de convaincre les travailleur.euse.s blanc.che.s de se battre « jusqu’à leur dernière goutte de sang » pour garantir les droits démocratiques des Noir.e.s, y compris leur droit, s’ils le désirent, de faire sécession comme nation indépendante.

Dans cet échange, alors que son interlocuteur rechigne à défendre son programme, Trotsky est catégorique et condamne tous les préjugés racistes au sein de la classe laborieuse américaine : « Les Noirs ne se sont pas encore éveillés et pas encore unis avec les ouvriers blancs ; 99,9 % des ouvriers américains sont chauvins ; ce sont des bourreaux vis-à-vis des Noirs et des Chinois. Il est nécessaire de leur faire comprendre que l’État américain n’est pas leur État et qu’ils n’ont pas à être les gardiens de cet État. Les travailleurs américains qui disent : « Les Noirs se sépareront quand ils le voudront et nous les défendrons contre notre police américaine », ceux-là sont les révolutionnaires, j’ai confiance en eux. »
Trotsky va jusqu’à avancer que les Noir.e.s pourraient devenir la section la plus avancée de la classe ouvrière américaine dans la lutte des classes. L’expérience révolutionnaire russe, d’après lui, confirme que les Russes étaient les « nègres » de l’Europe.

Dans l’œuvre de Trotsky on trouve une réflexion stratégique sur la question du racisme et le besoin de formuler un programme hégémonique émanant de la classe ouvrière, c’est à dire un programme qui ne s’attachent pas seulement à unir les rangs de la classe, mais aussi à surmonter les divisions internes, en vue de gagner des allié.e.s et contrer les divisions entretenues par l’impérialisme pour maintenir sa domination. La seule façon de combattre l’influence petite-bourgeoise chez les travailleur.euse.s noir.e.s qui conduirait à un programme séparatiste, réformiste et de conciliation de classe, c’est, pour les révolutionnaires, de défendre un programme de transition pour combattre le racisme, « jusqu’à leur dernière goutte de sang », et arracher pleinement les droits démocratiques, politiques et sociaux des Noir.e.s dans le cadre d’un programme révolutionnaire plus général.

Racisme, capitalisme et stratégie socialiste

Si, à travers l’histoire du capitalisme, la question raciale a été inséparable des questions de classes, elle l’est encore bien plus au XXIe siècle, alors que la classe ouvrière s’est étendue au monde entier, entraînant une plus grande précarité, une plus grande racialisation et une plus grande féminisation. Les lois qui régissent les migrations, érigent les murs, les grillages et les nouvelles méthodes de « ségrégation » (dans le style du régime ségrégationniste qui séparait légalement les Noir.e.s des Blanc.he.s aux États-Unis jusqu’aux années 60) se sont adaptées au capitalisme mondialisé dans lequel les migrations se sont développées, et où la classe ouvrière, dans les grands pays impérialistes, est profondément multiculturelle et multiethnique.

Déclarer que la question raciale est traversée par des questions de classe ne revient pas à réduire la première à la seconde. Premièrement, le racisme affecte non seulement des secteurs de la classe ouvrière, mais aussi d’autres secteurs sociaux intermédiaires comme la paysannerie (par exemple dans les pays d’Amérique latine, où la question paysanne est croisée avec la question des nations indigènes) et de larges secteurs de la petite-bourgeoisie urbaine. Et c’est pourquoi, les mouvements anti-racistes, qui s’organisent autour d’une identité raciale opprimée sont aussi hétérogènes du point de vue des classes sociales qui les composent.

De plus, dans les décennies récentes, des personnes noires et latinoaméricaines ont réussi à accéder à des positions importantes au sein de la bourgeoisie mondiale ou dans les institutions des États capitalistes. Barack Obama, le premier Président de la nation impérialiste la plus puissante, ou encore Oprah Winfrey, une des femmes noires les plus riches du monde, sont, à ce titre, des cas d’école. Sur cette même base, dans les années 1980 et 1990, le débat autour du triptyque genre, race, classe a été assimilé au multiculturalisme ou à des politiques identitaires (Identity Politics), dans l’orbite du postmodernisme, le néolibéralisme se parant des atours du « néolibéralisme progressiste ».

Dans l’esprit de l’époque, les théories intersectionnelles (même si elles sont souvent critiques du tournant libéral du multiculturalisme) ont donné plus de poids à la question du racisme, à celles de la sexualité et du genre, en plaçant à un second plan les questions de classes.

Dans le cadre nouveau de la crise actuelle du néolibéralisme et de la réémergence des mouvements sociaux, comme les mouvements féministes et anti-racistes, dans certains secteurs, des activistes se positionnent et tendent à « autonomiser » les oppressions raciales ou de genre, en les déconnectant d’une vision plus globale du combat contre le système capitaliste. Ils sous-estiment ou refusent la centralité de la classe ouvrière comme sujet révolutionnaire, la voyant comme étant remplacée, pour différentes raisons, par d’autres sujets comme le mouvement féministe, le mouvement des racisé.e.s, des migrant.e.s et des réfugié.e.s, celui des jeunes contre le changement climatique, celui des pays contre la privatisation des terres, et ainsi de suite.

Dans le même temps, certains secteurs de la gauche expriment des positions relevant d’un réductionnisme de classe, qui sous-estiment la question du racisme, refusent d’accepter son importance en le considérant comme un phénomène « culturel » secondaire (comme si les violences policières qui tuent et emprisonnent une part plus importante de Noir.e.s et de Latin@s n’étaient pas une réalité matérielle). Ils se retrouvent à soutenir les syndicats plutôt que la classe ouvrière, ou à soutenir des entreprises, ou encore une sorte de « chauvinisme providentiel » dans les pays impérialistes avec comme priorité de gagner quelques mesures sociales pour quelques secteurs de la classe ouvrière, tout en maintenant le pouvoir de la police à la frontière et en imposant aux populations racisées les conditions de travailleur.euse.s de seconde classe dépourvu.e.s de droits.

Du fait de la position stratégique qu’elle occupe dans la production, la circulation et la reproduction, la classe ouvrière, partout dans le monde, reste la seule force sociale en mesure de renverser l’ordre existant et de vaincre cette minorité sociale que sont les capitalistes qui maintiennent l’exploitation et l’oppression de millions de personnes dans le monde. Comme cela est devenu clair pendant la crise du Covid-19 et dans le débat à propos de ce qui est « essentiel », sans les millions de travailleur.euse.s de la logistique, de l’industrie alimentaire, des télécommunications, des transports du nettoyage, de la santé, de la grande distribution et de l’énergie, le monde ne pourrait pas fonctionner.

Ce que redoute le plus la bourgeoisie, ce sont les moments de l’histoire où les luttes de classe réussissent à surmonter les divisions internes parmi les opprimé.e.s, à surmonter les préjugés racistes et toutes les autres formes de préjugés, pour construire une force unifiée contre l’État et les capitalistes et conquérir l’hégémonie sur les secteurs alliés. Ces moments, qui se sont produits à plusieurs occasions dans l’histoire, sont ce que le révolutionnaire noir C.L.R. James a appelé des moments où la foudre annonce le tonnerre.

La tendance grandissante à la rébellion des jeunes Noir.e.s aux États-Unis, d’autant plus avec la propension à la convergence avec la jeunesse précaire blanche et latin@ et avec les travailleur.euse.s des « premières lignes », dans les manifestations et rassemblements contre la police, sonnent comme le prélude de quelque chose de vraiment nouveau.

Traduction d’un article de Left Voice par Igor Krasno.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Note du traducteur : Conception selon laquelle la lutte des classes et le marxisme sont réductibles à la lutte économique, on parle aussi de « réductionnisme de classe ».

[2Kevin B. Anderson. « Karl Marx and Intersectionality » Logos : A Journal of Modern Society & Culture 14, no. 1 (2015).

[3Satnam Virdee, « Racialized Capitalism : An Account of Its Contested Origins and Consolidation », Sociological Review 67, no. 1 (2019)

[4John Reed, « The Negro Question in America », speech at the Second World Congress of the Communist International, Moscow, July 25, 1920.
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