Quelle est sa "raison d’être" ?

Que fait la police dans nos syndicats ?

Camille Münzer

Que fait la police dans nos syndicats ?

Camille Münzer

Si la question “quel est le rôle de la police dans la société ?” suscite des discussions dans des milieux plus larges que les cercles habituels de militants de l’extrême gauche, la question de savoir “quel est le rôle des syndicats de salariés dans la police ?” a des implications stratégiques pour tous ceux et celles qui se donnent pour objectif de renverser l’ordre social.

Quelle est la « raison d’être » de la police ?

Pouvoir placé « au-dessus de la société », pouvoir « né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger », l’État ne serait, selon Engels, rien d’autre qu’un organisme de domination de classe. Pourtant, on peut se demander quelles sont les modalités et les moyens par lesquels s’exerce cette domination ; car l’État légalise, régule, modère et reproduit l’ordre établi autant qu’il assure par la force et la coercition la domination d’une classe sur une autre. Il revendique le monopole de la violence symbolique et de la violence physique légitime dans la société. Dans le cours normal des choses, l’État républicain français est longtemps apparu, à certaines périodes spécifiques, autant, sinon plus, comme régulateur et conciliateur que comme oppresseur. C’est, en effet, à la faveur de l’intensification de la conflictualité de classe que l’État se manifeste plus ouvertement comme organe essentiellement répressif par le moyen de sa police et son armée, c’est-à-dire de « détachements d’hommes armés », pour reprendre l’expression de d’Engels.

On peut dire qu’une des particularités de la société française, notamment du fait de son caractère impérialiste, est que l’État est complexe, ramifié, omniprésent dans l’ensemble de la société, et non pas un État à faible légitimité, comme dans une grande partie des pays semi-coloniaux ; c’est-à-dire un État déployé et articulé, dont la légitimité s’appuie sur toutes les strates de la société et non pas seulement sur un noyau d’hommes armés. Pourtant, l’histoire a montré que c’est dans des périodes de crise politique ou de lutte de classe intense que l’État apparaît asymétrique, et où le « caractère militaire » de la domination de classe est exposé pratiquement à nu.

En juin 1848, Marx affirme qu’après l’écrasement de l’insurrection du prolétariat parisien, l’État, et donc ses « détachements spéciaux d’hommes armés », se montre dans sa « forme pure », « comme l’État dont le but avoué est de perpétuer la domination du capital, l’esclavage du travail. Les yeux toujours fixés sur l’ennemi couvert de cicatrices, implacable et invincible, - invincible parce que son existence à lui est la condition de sa propre vie à elle - force était à la domination bourgeoise libérée de toute entrave de se muer aussitôt en terrorisme bourgeois. »

Les changements successifs de régime politique en France n’ont eu que peu d’effets sur la nature de l’État et le rôle des forces de répression. Seules les modalités ont changé au gré du perfectionnement continu des mécanismes de la reproduction idéologique de l’ordre dominant et des avancées dans la technique, l’armement et la tactique militaire. Les « forces de l’ordre » ont toujours accompli ce qu’on a demandé d’elles, ce qui découle de leur fonction et de leur rôle social, comme en 1848, lorsque le gouvernement provisoire de Lamartine fait recruter une force spéciale de 20 000 hommes organisés en quatre bataillons, formant la garde mobile, dans le but de rétablir l’ordre après la révolution de février. Alexis de Tocqueville rapportera dans ses Souvenirs que ces jeunes hommes « firent des prodiges » et qu’ils « allaient à la guerre comme à la fête » lorsqu’ils ont massacré le prolétariat parisien en juin. [1].

Et de même cent ans plus tard, en 1948, quand les toutes nouvelles CRS, créées par De Gaulle et issues des Groupes mobiles de réserve de Vichy, ont réprimé dans le sang les grèves des mineurs. Après sept semaines de grève (du 4 octobre au 29 novembre 1948) et une situation bloquée, les CRS, en plus de l’armée, sont envoyées pour terroriser les bassins miniers, provocant cinq morts chez les mineurs.

On peut se demander si un gouvernement « de gauche » pourrait mieux faire. En 1936, le Front populaire a peu modifié l’instrument que l’État bourgeois lui léguait. Et pour cause, le 6 février 1934, la police et la gendarmerie ont défendu militairement le régime face aux ligues fascistes qui marchaient sur le Parlement pour protester contre la démission forcée d’un préfet de police qui leur était favorable. Sous le Front populaire, les épisodes démontrant la persistance de la nature d’un appareil qui ne se modifie pas lorsqu’il passe d’une main à une autre se multiplient. Une hache reste une hache, un fusil reste un fusil. C’est toujours la police qui met fin à un certain nombre d’occupations d’usines dont l’extrême gauche réclame, au Front populaire, le contrôle ouvrier sur la production ou la nationalisation.

Lorsqu’en août 1944 le régime de Vichy commence à s’effondrer, les forces de répression retournent leur veste après quatre ans de collaboration avec l’occupant, notamment à Paris où elles prennent le parti prudent de participer à la libération de la ville. Il suffit de se promener dans Paris pour voir le nombre de plaques commémorant des policiers qui ont préféré mourir sous les balles nazies que sous les balles de maquisards. Malgré quelques tentatives d’épuration de ses rangs, plusieurs supérieurs hiérarchiques restent en place, comme Maurice Papon, qui organise la déportation des juifs de Gironde sous l’occupation et put continuer sa carrière après la Libération, en tant que préfet de Paris pendant la guerre d’Algérie. C’est d’ailleurs sous les couleurs de la République qu’il sera responsable du massacre de Charonne, où des militants communistes manifestant pour la paix seront tués, tout comme il sera responsable du massacre de centaines d’Algériens de Paris, noyés dans la Seine en octobre 1961.

Que veulent donc les syndicats de policiers ?

Bien plus récemment, dans un communiqué du 5 mai 2016, pendant les manifestations contre la « loi travail », le Syndicat général CGT des personnels de la police nationale et de la Préfecture affirmait que « lorsqu’ils y a des violences, la police est en capacité de les faire cesser avec mesure, efficacité et discernement. C’est d’ailleurs là sa raison d’être. » Sur un autre ton, Alliance, syndicat d’extrême-droite, majoritaire chez les policiers, s’interroge sur les consignes données par le Ministère aux forces de police lors des manifestations. Pour lui, la charge devrait avoir lieu plus tôt afin d’interpeller les « casseurs » identifiés. Alliance a raison au moins sur un point : le but du gouvernement est de discréditer la mobilisation contre la loi travail, les médias aidant. C’est ce que dit également Alexandre Langlois, secrétaire général de la CGT police pour qui « tout est mis en place pour que les manifestations dégénèrent ».

Dans ce même communiqué, le syndicat CGT Police qualifie de « démagogie » la manifestation qu’Alliance appelle pour le 18 mai contre la « haine anti-flic ». Pour le syndicat CGT, le problème se trouverait moins dans les ordres donnés par le commandement que dans les conditions de travail, les bas salaires et les réductions d’effectifs de police, responsables du «  burn-out » des forces de l’ordre. Cependant, peu importe si le « problème » se situe au niveau des ordres ou au niveau des moyens alloués aux forces de l’ordre, puisque les revendications des syndicats de policiers en vue d’obtenir de meilleures conditions de travail visent de facto de meilleures conditions d’exercice de la répression. Ce que demande la CGT Police, en dernière instance, c’est que la police puisse remplir réellement sa « raison d’être », c’est-à-dire de répression des « débordements » du cours « normal » des choses, des manifestations République-Nation et des concertations rituelles entre les centrales syndicales et le gouvernement.

« La police, avec nous » ? Toujours et encore la question de la nature de l’État

La structure « normale » du pouvoir capitaliste, dans les démocraties bourgeoises, vise simultanément et de façon indivise à maintenir et à reproduire sa domination, sur le territoire national et dans ses colonies, aussi bien culturellement que par la force. Autrement dit, bien que le pouvoir bourgeois s’exerce substantiellement au travers d’un appareil politique investi par des fonctions de délibération et de décision, il faut avoir à l’esprit que ces mêmes conditions dites « normales » de la fabrique du consentement et de la subordination ont été constituées dans et par le monopole d’État de la violence légitime. L’État qui se tient donc prêt, le cas échéant, à substituer au consentement la force policière et répressive. C’est pour cela que la violence apparaît dans les limites de ce système. L’armée reste invisible dans ses casernes, mis à part lorsqu’elle intervient dans les semi-colonies, et la police fait ses rondes dans les démocraties les plus tranquilles et les plus « démocratiques », mis à part lorsqu’elle réprime et violente quotidiennement les jeunes des quartiers populaires et les migrant.e.s, exerçant un des nombreux aspects du racisme d’État. Mais, en tant que ressort fondamental du pouvoir bourgeois, en période de crise sociale et politique, et surtout en période de crise de régime comme connaît celui de la cinquième République, où éclatent ses traits les plus bonapartistes, le recours à la coercition devient déterminant et tend à être dominant : la police affirme de nouveau ouvertement aux yeux de tous sa « raison d’être », en tant que force de répression.

C’est pour cela que les directions des confédérations ont une responsabilité particulière dans l’entretien d’une confusion au sujet de ce rôle. Si les forces de police sont, en dernière instance, des instruments d’exercice de la domination de classe, pourquoi les organiser au sein des syndicats dans une branche professionnelle ? Cette contradiction dans les termes s’illustre notamment dans les communiqués des diverses confédérations et structures syndicales lorsqu’il y a de la « casse » lors de manifestations. Dans un communiqué publié pendant le mouvement contre la loi travail, la CFDT affirmait ouvertement son soutien à la police, tandis que Laurent Berger réclamait qu’on arrête de « stigmatiser la police ». Ces déclarations n’ont, en quelque sorte, rien d’étonnant, car elles se situent dans la continuité du rôle actif et du fait que la centrale soit passée ouvertement dans le camp du gouvernement, de ses forces de police et du MEDEF, en soutenant de façon zélée la quasi totalité des réformes du gouvernement.

Du côté de la CGT, qui a officiellement intégré la police au sortir de la guerre, en 1945, cela est d’autant plus contradictoire, l’organisation syndicale étant perçue comme « contestataire ». Habituellement, la CGT confond police et « service public », opération rhétorique trompeuse dont le but est de mettre sur un pied d’égalité des cheminots, des postiers, des infirmières et des CRS. Alors que l’État policier s’affiche désormais de plus en plus ouvertement pour réprimer notamment les travailleurs et la jeunesse, la direction confédérale de la CGT a, au travers d’un certain nombre de déclarations, maintenu l’ambiguïté quant au rôle de la police. Dans une lettre de 2016 adressée au ministre de l’Intérieur de l’époque, Bernard Cazeneuve, la CGT a affirmé reconnaitre le rôle « essentiel d’encadrement et de maintien de l’ordre » de la police, mais condamne « avec fermeté » les actes de violence, soulignait le secrétaire général, Philippe Martinez.

C’est la CGT info’com qui, la première, a dénoncé les violences policières à travers une affiche qui a fait bondir Cazeneuve. Quoique relativement progressiste et courageuse dans le contexte de la montée des violences policières et en l’absence de dénonciation claire de la part de la direction confédérale, cette dénonciation tendait dans le même temps à attribuer en creux à la police un autre rôle que le sien, en arguant du fait que cette dernière se devrait de « protéger les citoyens et non pas les frapper ». Les policiers et a fortiori les syndicats de policiers n’ont rien en commun avec les syndicats de salariés, ou, pour le dire plus simplement, de la même manière que les policiers ne sont pas des prolétaires, les syndicats de policiers ne sont pas de vrais syndicats. Ces derniers ne sont finalement rien d’autre que des groupes de pression de la « bande d’hommes armés » au service de l’ordre dominant.

La police, les matons et l’extrême-gauche

Si les directions syndicales se sont souvent montrées conciliantes avec les ministres de l’intérieur dès qu’il s’agissait de dénoncer les violences policières, qu’en est-il de la position de l’extrême gauche, en particulier trotskiste, vis-à-vis des syndicats de policiers ? L’affaire consécutive à l’attaque d’une patrouille de police au cocktail Molotov à Viry-Châtillon, en octobre 2016, a été révélatrice de la confusion qui existe toujours au sein d’une partie de l’extrême gauche au sujet de la police.

Dans un article publié en octobre 2016, Lutte ouvrière entretenait la même confusion que celle décrite plus haut et qui consiste à établir une équivalence entre policiers et fonctionnaires. Les policiers, ces « petits fonctionnaires », seraient « laissés à l’abandon » par l’État et exerceraient leur métier dans de « mauvaises conditions ». Ainsi, ils n’auraient qu’à se tourner vers la classe ouvrière pour trouver une solution commune face à la délinquance, produit de la misère sociale. De la même façon, le communiqué du NPA paru au moment des faits, quoique plus correct sur le fond, entretenait lui aussi une ambiguïté quant à la possibilité que la police se range du côté des manifestants : les policiers devraient être moins aveuglés par les syndicats d’extrême droite et devraient aussi avoir des revendications « plus constructives ».

Deux ans plus tard, en janvier 2018, lors d’un mouvement de gardiens de prisons, porté par trois « syndicats » (Ufap, FO et CGT Pénitentiaire) dont la principale revendication est une augmentation des salaires, Lutte ouvrière persiste et signe. Voilà les matons présentés comme de simples « fonctionnaires de catégorie C », qui travaillent dans des conditions « indignes » et avec des salaires et effectifs « insuffisants ». De « détachement spéciaux d’hommes armés », instrument de domination d’une classe sur une autre, on passe une fois de plus aux « travailleurs en uniforme ».

Et pourtant, on sait combien les gardiens de prison sont à l’origine de violences sur les détenu.e.s, d’humiliations, en passant par les agressions sexuelles et les viols. On sait aussi très bien que la plupart des détenu.e.s n’ont rien à faire dans les prisons, une grande partie d’entre eux étant condamné.e.s pour des petits délits sans violence. Ainsi, au 1er janvier 2022, autour de 21 300 des quelques 85 000 détenu.e.s se trouvaient incarcérés en attendant leur procès. Ce qui n’a pas empêché Lutte ouvrière de soutenir un mouvement qui revendiquait plus d’armement pour les gardiens de prison (dont des tasers) et des primes, pour mieux exercer leur métier de contrôle et de répression de la population carcérale.

La police n’a rien à faire dans nos manifestations, ni dans nos organisations

Alors que commence la mobilisation contre la réforme des retraites, la question de la place de la police dans les mouvements sociaux se pose une fois de plus. Plusieurs syndicats de policiers ont appelé à la journée de mobilisation du 19 janvier 2023, alors que la réforme des retraites prévoit la suppression de la plupart des régimes spéciaux, dont ceux des policiers, gardiens de prison et militaires. Le syndicat d’extrême-droite Alliance défend que le métier de policier est « dangereux » et réclame que la réforme ne soit pas appliquée aux policiers. Pourtant, avec cette réforme, les policiers pourront malgré tout partir à la retraite à 54 ans.

Pour rappel, la police a été particulièrement bien traitée pendant les années Macron, dans la mesure où son budget a explosé, que la première réforme des retraites ne l’a pas concerné, qu’elle a échappé à la vaccination obligatoire et bénéficié d’une série d’avantages sociaux comme des billets de train gratuits. Il faut ajouter à ceci l’impunité du corps des policiers face aux accusations de violences policières contre des grévistes, gilets jaunes ou dans les quartiers populaires.

La question se pose donc : va-t-on continuer d’accepter que les forces de répression manifestent à nos côtés pour mieux nous réprimer ensuite ? Va-t-on continuer à entretenir l’illusion que les policiers sont des fonctionnaires comme les autres, et à entretenir l’illusion de la « fraternisation » ? Enfin, va-t-on continuer d’accepter les policiers dans nos syndicats ?

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Tocqueville, 1964, Souvenirs, Gallimard, rapporté dans Eric Hazan, 2015, La dynamique de la révolte, La Fabrique, p. 41.
MOTS-CLÉS

[Violences policières]   /   [Répression policière]   /   [Police]   /   [impunité policière]