Guérilla poubelle

Quand les éboueurs ne ramassent plus

Suzanne Icarie

Quand les éboueurs ne ramassent plus

Suzanne Icarie

En mars, éboueurs, égoutiers et grévistes du nettoyage ont rappelé, à Paris et ailleurs, la centralité de leur travail mais aussi ce que lutter veut dire. Leur combat s’inscrit, plus largement, dans une longue histoire des conflits dans le nettoyage.

Devenus étendards et héros du mouvement social en cours, les éboueurs de 2023 sont fréquemment comparés à leurs homologues des années 1967-1977. Pour que cette comparaison historique reste instructive, il est important de tenir compte du fait que le domaine du nettoyage a largement été privatisé depuis cinquante ans et que les grèves des éboueurs en cours ne sont aucunement des luttes sectorielles

Des grèves qui se voient

Les plus célèbres grèves des éboueurs ont été menées à une époque où l’évacuation et le traitement des déchets étaient entièrement pris en charge par les municipalités. Sur la côte Est des États-Unis, en février 1968, c’est pour obtenir du maire John Lindsay des augmentations salariales et un meilleur système de retraites que les éboueurs de New York se mettent en grève pendant neuf jours. À Paris, les « grèves dures » d’avril 1970, de décembre 1972, de novembre 1974 et de novembre 1976 visent à établir un rapport de force avec le préfet de Paris, faisant alors fonction de maire de la capitale. Une revendication structure ces grèves récurrentes : l’accès au statut de fonctionnaire municipal et à ses avantages pour les travailleurs immigrés.

Alors qu’ils représentent environ 80 % de la main-d’œuvre nettoyant Paris au début des années 1970, les travailleurs immigrés sont considérés comme des travailleurs saisonniers, ce qui les prive d’une véritable protection sociale. En 1972, la grève leur permet d’obtenir la garantie de l’emploi en cas de maladie et la possibilité de cumuler leurs congés sur plusieurs années afin d’envisager des vacances épisodiques dans leur pays d’origine. Un nouveau mouvement social, en mai 1977, contraint Jacques Chirac, maire de Paris récemment élu, à assimiler les travailleurs immigrés nettoyant Paris à des fonctionnaires de la Ville.

En 2023, les éboueurs français sont loin de tous bénéficier du statut de fonctionnaire ou d’agent territorial. Si les déchets ne se sont pas accumulés au même rythme selon le quartier de Paris depuis le début du mois de mars, c’est aussi parce que certains arrondissements ont fait le choix d’externaliser le traitement de leurs déchets. En plus de dégrader les conditions d’exercice des travailleurs du nettoyage, ce recours à la sous-traitance est l’une des nombreuses politiques urbaines parisiennes qui contribuent à dissimuler le travail ouvrier effectué dans les quartiers bourgeois ou gentrifiés [1]. La grève redonne au contraire une soudaine et éclatante visibilité à l’action quotidienne des travailleurs des déchets.

Contrairement aux années 1970, la grève des poubelles dans la capitale n’a donc pas mis aux prises les éboueurs avec un employeur unique. Face à la grève reconductible de ses agents débutée le 6 mars et suspendue le 29 mars, la mairie de Paris a cherché dans un premier temps à organiser des « collectes d’urgence » en recourant à des prestataires privés comme Derichebourg. En réaction à cette atteinte au droit de grève, les agents municipaux mais aussi des travailleurs du nettoyage grévistes au sein d’autres entreprises privées, comme Pizzorno, ont envisagé le blocage du dépôt Derichebourg de Charenton. Cette éventualité a conduit la mairie de Paris à changer de stratégie de contournement de la grève et à participer à l’entreprise de réquisitions menée par Gérald Darmanin, malgré les dénégations d’Anne Hidalgo.

À l’échelle de l’agglomération parisienne, la diversité des statuts des grévistes et de leurs revendications a donc été instrumentalisée et exploitée par l’État et les employeurs pour mettre fin à un mouvement exemplaire et soutenu par la population. Les salariés de Pizzorno Environnement, prestataire en charge du ramassage des ordures dans le XVe arrondissement, ont repris le travail le vendredi 24 mars, après 18 jours d’une grève marquée par le recours à des intérimaires venus de Toulon et par un déblocage violent du dépôt de Vitry. Le communiqué de l’Union locale de la CGT de Vitry-sur-Seine fait état d’une augmentation des salaires de 5 % et d’une prime journalière, tout en affirmant continuer d’appeler à une amplification du mouvement contre la réforme des retraites.

Malgré un préavis déposé le dimanche 26 mars pour exiger une revalorisation salariale de 15 % et la prise en compte de la pénibilité, les employés de Derichebourg ne sont pas nombreux à s’être mis en grève le lendemain matin. Le même lundi 27 mars, c’est au tour de la CGT FTDNEEA (Filière traitement déchets nettoiement eau égouts assainissement) d’annoncer la suspension de la grève reconductible des éboueurs agents de la Ville de Paris, tout en promettant de bientôt « resurgir ». Le communiqué insiste notamment sur les « interventions musclées » des forces de l’ordre et sur les réquisitions qui ont contribué à faire diminuer drastiquement le nombre de grévistes.

Cependant, la diversité des revendications actuellement portées par les travailleurs du nettoyage – pénibilité, lutte contre la réforme des retraites, hausse des salaires face à l’inflation, protestation contre la dérive autoritaire du gouvernement – peut laisser croire que d’autres entreprises et d’autres territoires sont susceptibles de lancer leurs propres mouvements de grève reconductible. Ainsi, le recours à l’article 49.3 a conduit les agents du nettoyage des métropoles de Marseille et d’Orléans à entrer dans la bataille alors que les éboueurs marseillais avaient auparavant souligné qu’ils n’étaient pas désireux de s’engager, une nouvelle fois, dans une grève par procuration.

L’horizon de la grève générale

La possibilité d’une généralisation de la grève ajoute à la mobilisation actuelle des travailleurs du nettoyage une originalité historique. Lorsque les « grèves des poubelles » ont lieu de manière ponctuelle, elles peuvent faire l’objet d’une stigmatisation sévère et les grévistes sont rapidement accusés de vouloir répandre la maladie et les rats dans les rues où s’empilent les déchets. Devant des mouvements sectoriels, les observateurs les plus compatissants et les plus solidaires sont parfois bien en peine de dépasser le constat de l’invisibilité habituelle des travailleurs du nettoyage.

Dans un essai qu’elle consacre à l’ancienne décharge new-yorkaise de Freshkills, l’autrice Lucie Taïeb met en scène, avec humour, sa réaction au retour d’un séjour de recherche, quand elle découvre une grève estivale des éboueurs de Paris : « Je photographie les poubelles qui s’accumulent sur le trottoir et me prends à rêver d’une grève illimitée. J’imagine les poubelles qui s’entassent sans fin, la puanteur, la solidarité inattendue des citoyens, qui décident qu’eux non plus ne veulent plus travailler. Et dans ce climat d’euphorie douce et de chaos, quelque chose se profile, comme une révolution par l’ordure, la fin du règne insupportable de cette propreté prétendument vertueuse où l’on étouffe [2] ».

La grève des éboueurs remet en cause l’idée que la « propreté » urbaine serait à mettre au crédit de classes bourgeoises qui s’astreindraient consciencieusement au tri sélectif et raffoleraient du « zéro déchet ». Les travaux de Jeanne Guien, spécialiste des déchets et du consumérisme [3], montrent comment les travailleurs du nettoyage sont à la fois méprisés et considérés comme seuls responsables en cas de stagnation ou de débordements des déchets urbains. À l’automne 2021, alors que les éboueurs de la métropole d’Aix-Marseille étaient en grève, des inondations ont précipité des tonnes de poubelles non ramassées dans la mer. Sur son blog, Jeanne Guien critiquait à l’époque la véhémence des médias à l’égard des grévistes, alors que les travailleurs du nettoyage sont en réalité détenteurs de vrais savoir et savoir-faire écologiques. Faire des éboueurs les responsables de ce débordement permet à la (bonne) société de prolonger le déni de la véritable cause de cette pollution et du dérèglement climatique qui l’a amplifiée : la surconsommation induite et encouragée par le mode de (sur)production capitaliste.

L’inscription de la grève des éboueurs dans le cadre plus large et plus radical d’une « grève illimitée » neutralise cependant une partie de ces discours mis en œuvre pour stigmatiser les grèves sectorielles des éboueurs. En mars 2023, les travailleurs du nettoyage ont fait grève pour leurs salaires mais aussi pour les retraites de toutes et tous. Le vieil adage prévertien selon lequel « quand les éboueurs sont en grève, les orduriers sont indignés » n’a du même coup plus lieu d’être, puisque les orduriers d’aujourd’hui s’indignent contre le mouvement dans son ensemble, qui prendrait le pays en otage. Pourquoi se fatiguer à prophétiser le retour des rats et du choléra quand on peut, à longueur d’ondes, accuser tout ce qui se trouve à gauche d’Emmanuel Macron de répandre la violence dans le pays et agiter le spectre du danger de l’ultra-gauche ? Tout comme la promotion d’une réforme des retraites qui conduirait un nombre croissant de travailleurs à mourir à la tâche, le niveau de répression à l’œuvre dans les rues de Paris comme dans les champs autour de Sainte-Soline a de toute façon largement convaincu que le souci premier du gouvernement actuel n’est pas la conservation de la santé et de la vie de la population.

La généralisation de la grève conduit aussi à ne pas focaliser le regard médiatique sur les déchets : malgré des accumulations de cageots très impressionnantes autour des Halles liées aux grèves menées par les agents de la Ville de Paris et la CGT services publics au mois de mai 1968, ce sont bien plutôt les barricades de la rive gauche qui sont passées à la postérité de l’histoire sociale française.

Les éboueurs en lutte : une histoire de débordements

Pour comprendre comment une grève se généralise, l’exemple new-yorkais de 1968 sempiternellement cité n’est pas le plus éclairant, surtout si l’on s’en tient à la version aseptisée qu’en a popularisée le journaliste social-démocrate néerlandais Rutger Bregman dans son best-seller Utopies réalistes. Comparant la grève des éboueurs new-yorkais, qui fut victorieuse au bout de neuf jours, à une grève menée en vain pendant six mois par les employés de banque irlandais en 1970 pour obtenir l’indexation de leurs salaires sur l’inflation, Bregman conclut sans transition que le sort des éboueurs new-yorkais d’aujourd’hui est enviable. Il cite leur salaire relativement élevé de 70 000 $ annuels et la considération sociale dont jouiraient ces « héros de la ville ». Il ne souffle en revanche pas un mot de la pénibilité de leur métier, de leur espérance de vie réduite ou du sort des travailleurs et des travailleuses de l’industrie du nettoyage qui ne bénéficient pas du même statut de fonctionnaire. Cette légèreté étonne quand on se souvient qu’en France au XXIe siècle, le nombre d’accidents du travail est plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale dans le domaine du traitement des déchets ménagers et que les accidents les plus graves surviennent au moment de la collecte.

Débutée peu de temps après le conflit des poubelles new-yorkais, la grève des éboueurs et des égoutiers de Memphis, menée entre février et avril 1968, affronte plus directement la question de la mort au travail et s’inscrit dans une dynamique plus large de convergence des luttes. Dans un Sud structurellement raciste, les revendications des travailleurs visent avant tout à assurer la survie de travailleurs afro-américains pour qui le nouveau maire de Memphis, Henry Loeb, n’entend pas consentir aux dépenses de sécurité les plus élémentaires. Il ne reconnait pas non plus leur droit à l’organisation syndicale. L’élément déclencheur de la grève advient le 1er février 1968 : deux éboueurs, Echol Cole et Robert Walker, trouvent la mort après s’être réfugiés près d’un compacteur de déchets défectueux pour échapper à la pluie. Les manifestations quotidiennes de leurs collègues prennent rapidement une dimension fortement antiraciste et sont violemment réprimées par la police pendant neuf semaines

Soucieux d’organiser un front politique plus large que le mouvement des droits civiques et de trouver un point de départ concret à la « Poor People’s Campaign » multiraciale qu’il souhaite mener, Martin Luther King s’investit dans cette grève à partir du 18 mars [4]. Il préconise alors un blocage total de la ville en solidarité avec les éboueurs. Plus largement, il inscrit le mouvement dans un horizon de protestation globale : dénonciation de la guerre au Viet-Nâm, appel à déposer ses économies dans une banque à l’orientation anti-impérialiste, etc. De retour à Memphis le 4 avril 1968, MLK y est assassiné : l’ensemble des États-Unis s’embrase dans un soulèvement généralisé de tous les ghettos afro-américains et la grève de Memphis se radicalise encore. Elle est finalement suspendue le 16 avril, après que les éboueurs et les égoutiers ont obtenu la reconnaissance de leur syndicat et des augmentations salariales.

Comme les pavés arrachés pendant les émeutes des années 1968, les montagnes de poubelles accumulées en temps de grève ont le mérite de rappeler que la lutte politique se mène à chaque coin de rue. Elles ont redonné à Paris et aux autres villes françaises un aspect propice au débordement politique. Les déchets non traités par les grévistes ont ainsi servi de combustibles aux nuits d’émeutes parisiennes qui ont suivi l’utilisation du 49.3. À Guingamp, des poubelles ont été jetées sur les forces de l’ordre lors de la manifestation du 28 mars.

Malgré leur essoufflement à Paris, les grèves dans le domaine des déchets perdurent ou s’enclenchent en d’autres points du territoire. Les éboueurs du SIVOM de la Vallée d’Yerres et des Sénart sont en grève reconductible depuis le 30 mars afin d’obtenir des revalorisations salariales, aussi bien pour les fonctionnaires et pour les travailleurs contractuels. Leurs homologues de Saint-Étienne ont également voté la grève reconductible à partir du 31. Alors que le mot-dièse #MacronOrdure caracole sur les réseaux sociaux, il est donc probable que de nouvelles « barricades des éboueurs » fleurissent en France au mois d’avril.

Illustration : « N.Y.C. Garbage collector’s strike, 1911 : horse-drawn garbage cart dumped on street ; 72nd St. & 1st Ave. », Collection George Grantham Bain (Bibliothèque du Congrès).

VOIR TOUS LES ARTICLES DE CETTE ÉDITION
NOTES DE BAS DE PAGE

[1Anne Clerval, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris, La Découverte, 2013

[2Lucie Taïeb, Freshkills : recycler la Terre, Varia, 2019, p. 92

[3Jeanne Guien, Le consumérisme à travers ses objets, Paris, Éditions Divergences, 2021

[4Thomas C. Holt, Le Mouvement : La lutte des Africains-Américains pour les droits civiques, Paris, La Découverte, 2021, p. 143 - 160
MOTS-CLÉS

[Droit de grève]   /   [Secteur du nettoyage]   /   [Éboueurs]   /   [Grève]   /   [Grève générale]   /   [Fonction publique]