Préface

Qu’est-ce qu’un féminisme décolonial ?

Francoise Vergès

Qu’est-ce qu’un féminisme décolonial ?

Francoise Vergès

Qu’est-ce qu’un féminisme décolonial ? La question suscite bien des débats, plus ou moins biaisés. Dans une tribune de Marcela Iacub publié récemment sur "Libération", on l’accuse même de vouloir "abolir le féminisme comme catégorie politique émancipatrice pour le transformer en une idéologie oppressante et à combattre, à l’instar des pesticides ou du tabac". Mais que veut et que fait en vérité un féminisme décolonial ? Nous publions, avec l’aimable autorisation de l’auteure et de La Fabrique l’ouverture du dernier ouvrage de François Vergès, "Un féminisme décolonial".

Invisibles, elles « ouvrent la ville »

Ayons les femmes, le reste suivra.
Frantz Fanon [1]

Mais extérioriser la colère, la transformer en action au service de notre vision et de notre futur, est un acte de clarification qui nous libère et nous donne de la force, car c’est par ce processus douloureux de mise en pratique que nous identifions qui sont les allié.e.s avec lesquel-le-s nous avons de sérieuses divergences et qui sont nos véritables ennemi.e.s.
Audre Lorde [2]

En janvier 2018, après quarante-cinq jours de grève, des femmes racisées, travaillant à la gare du Nord, remportent victoire contre leur employeur, la compagnie de nettoyage Onet qui sous-traite pour la SNCF [3]. Ces ouvrières qui font partie d’une force de travail racisée et en grande majorité féminine, exerçant des métiers sous-qualifiés et donc sous-payés, travaillent au péril de leur santé, le plus souvent à temps partiel, à l’aube ou le soir, quand les bureaux, hôpitaux, universités, centres commerciaux, aéroports et gares se sont vidés et, dans les chambres d’hôtels, quand les client.e.s sont parti.e.s. Nettoyer le monde, des milliards de femmes s’en chargent chaque jour, inlassablement. Sans leur travail, des millions d’employés et agents du capital, de l’Etat, de l’armée, des institutions culturelles, artistiques, scientifiques, ne pourraient pas occuper leurs bureaux, manger dans leurs cantines, tenir leurs réunions, prendre leurs décisions dans des espaces propres où corbeilles à papier, tables, chaises, fauteuils, sols, toilettes, restaurants ont été nettoyés et mis à leur disposition. Ce travail indispensable au fonctionnement de toute société doit rester invisible. Il ne faut pas que nous soyons conscient.e.s que le monde où nous circulons est nettoyé par des femmes racisées et surexploitées. D’une part, ce travail est considéré comme relevant de ce que les femmes doivent accomplir (sans se plaindre) depuis des siècles – le travail féminin de soin et de nettoyage constitue un travail gratuit. D’autre part, le capitalisme fabrique inévitablement du travail invisible et des vies jetables. L’industrie du nettoyage est une industrie dangereuse pour la santé, partout et pour toutes celles et ceux qui y travaillent. Sur ces vies précarisées, usantes pour leurs corps, ces vies mises en danger, repose celle, confortable, des classes moyennes et le monde des puissantes.

La victoire des ouvrières de la gare du Nord est significative parce qu’elle met en lumière l’existence d’une industrie où se combinent racialisation, féminisation, exploitation, mise en danger de la santé, invisibilité, sous-qualification, bas salaires, violence et harcèlement sexuels et sexistes. Pourtant, en janvier 2018, ce qui fait la première page des médias en France et ailleurs, provoque débats et controverses, pétitions et contre-pétitions, est la tribune signée par un collectif de cent femmes, dont Catherine Millet, Ingrid Caven et Catherine Deneuve, dénonçant la « haine des hommes » au sein du féminisme [4]. Les signataires fustigent les campagnes #Balancetonporc et #Metoo – à l’occasion desquelles des femmes dénoncent des hommes qui les ont sexuellement harcelées -, les accusant de constituer une « campagne de délations », de « justice expéditive » puisque des hommes auraient été « sanctionnés dans l’exercice de leur métier, contraints à la démission, etc., alors qu’ils n’ont eu pour seul tort que d’avoir touché un genou, tenté de voler un baiser, parlé de choses "intimes" lors d’un dîner professionnel ou d’avoir envoyé des messages à connotation sexuelle à une femme chez qui l’attirance n’était pas réciproque ». Elles évoquent une « vague purificatoire » [5]. Que cette tribune ait retenu l’attention n’est pas surprenant. La vie confortable des femmes de la bourgeoisie dans le monde est possible parce que des millions de femmes racisées et exploitées entretiennent ce confort en fabriquant leurs vêtements, en nettoyant leurs maisons et leurs bureaux où elles travaillent, en s’occupant de leurs enfants, en prenant soin des besoins sexuels de leurs maris, frères, compagnons. Elles ont dès lors tout le loisir de discuter du bien-fondé ou pas d’être « importunées » dans le métro ou d’aspirer à devenir dirigeante d’une grande entreprise. Certes, des hommes profitent aussi de la division Nord/Sud et d’autres hommes sont mis dans la situation de les entretenir, mais si j’insiste sur le rôle des femmes du Sud global dans cette organisation du monde, c’est pour souligner d’autant plus son caractère révolutionnaire dans la critique du capitalisme racial et de l’hétéropatriarcat.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Frantz Fanon, in L’AN V de la Révolution algérienne, I, Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, p.275

[2« De l’usage de la colère. La réponse des femmes au racisme », juillet 2006

[3« Onet, numéro 1 de l’exploitation dans le nettoyage », 4 décembre 2017, révolutionpermanente.fr ; Daniela Cobet, « Grève des agents de nettoyage des gares franciliennes. Premier bilan d’une lutte exemplaire », 16 décembre 2017, révolutionpermanente.fr ; Flora Carpentier, « Emotion et fierté de classe à la fête de la victoire des grévistes d’H Reinier-Onet », 18 décembre 2017, révolutionpermanente.fr ; Françoise Vergès, « Grève de femmes, luttes féministes : le combat d’Onet », 9 mars 2018, révolutionpermanente.fr

[4Collectif, « Nous défendons une liberté d’importuner indispensable à la liberté sexuelle », 9 janvier 2018, lemonde.fr

[5Ibid.
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