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Guerre en Ukraine

Pourquoi la Turquie s’oppose-t-elle à l’intégration de la Finlande et de la Suède à l’OTAN ?

Le rapprochement de la Finlande et de la Suède de l’OTAN constitue un tournant géopolitique majeur et révèle les faiblesses de la Russie. La Turquie cherche à tirer son épingle du jeu en s’opposant à cet accord, sans pour autant menacer d'utiliser son droit de veto.

Julien Anchaing

19 mai 2022

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(Recep Tayyip Erdoğan en conférence de presse au palais présidentiel à Ankara, le 21 septembre 2020. | Adem Altan / AFP}

La guerre en Ukraine a poussé la Turquie au premier plan dans les négociations entre Moscou et Kiev. Une position de choix pour un pays qui traverse une crise politique et économique interne profonde et qui cherche à faire de ce conflit une opportunité pour assurer son agenda international et mieux se positionner aux yeux des Etats-Unis.

L’opposition à l’intégration de la Finlande et la Suède : s’opposer pour mieux négocier

Ce mercredi 18 mai la Finlande et la Suède ont remis officiellement leur candidature afin d’intégrer l’alliance de l’Atlantique Nord. Une décision historique, qui rompt avec la doctrine de neutralité des deux Etats (et plus particulièrement de la Finlande) et qui a été reçue avec enthousiasme par les Occidentaux. Pour les Etats-Unis et les pays européens membres de l’OTAN, cette décision est un pas de plus vers l’isolement de la Russie et l’intégration de deux importantes puissances armées européennes.

Recep Tayyip Erdogan a quant à lui annoncé devant le parlement turc son opposition à l’entrée des deux pays et cherche à profiter de la condition d’approbation par l’ensemble des membres de l’Alliance pour négocier une place de choix dans le traitement du conflit ukrainien.

En effet, à la suite de son isolement après l’achat de missiles S400 à la Russie, le pays a saisi le conflit entre ses deux partenaires de l’Est comme une opportunité pour se redéployer sur le plan international. Officiellement, la Turquie avance notamment la question du soutien des gouvernements finlandais et suédois aux membres du PKK que ces Etats refusent d’extrader en Turquie, dénonçant une prétendue aide à des groupes considérés comme « terroristes ». L’Etat turc entend également négocier la fin de l’embargo suédois sur la vente d’armes depuis 2019.

Pourtant, la raison centrale de cette décision reste la volonté d’Ankara de se positionner au mieux aux yeux de Washington. Après un échange ce jeudi avec Antony Blinken, le chef de la diplomatie turque Mevlut Cavusoglu a notamment annoncé que « Blinken a assuré que les Etats-Unis allaient transmettre les messages nécessaires pour dissiper les préoccupations de la Turquie ». Par « messages nécessaires », il faut entendre la potentielle acquisition par la Turquie d’avions F-16 mais aussi, et surtout, la volonté de faire de la lutte contre le PKK un objectif de l’OTAN ainsi que la reconnaissance d’Ankara comme partenaire privilégié des Etats-Unis dans la région. Pour Dorothée Schmid, spécialiste de la Turquie pour l’IFRI : « la Turquie estime être en passe de prendre des positions très importantes à l’Otan. Elle remet donc sur la table tous les dossiers qui comptent pour elle ».

La guerre en Ukraine : un équilibre difficile à trouver pour la Turquie

Depuis l’embargo de 2019 sur la Turquie, Recep Tayyip Erdogan a cherché à se poser en partenaire central dans la résolution des conflits internationaux tout en cherchant à défendre ses intérêts. Dans le cadre de la guerre en Ukraine, cela l’a amené à se positionner comme le seul État capable de pousser aux négociations entre les deux belligérants. Comme l’indique Orient XXI : « la plupart des analyses accordent trop d’importance au caractère conflictuel et guerrier de l’histoire entre la Turquie et la Russie. […] Malgré tout, ils ont su bâtir des relations que l’on peut qualifier de « coopération rivale » ou de « rivalité coopérative », leurs dirigeants ayant continué à communiquer même dans les moments difficiles. ».

Si la Turquie arrive à se placer au centre de la potentielle résolution du conflit entre Moscou et Kiev, c’est du fait de sa position géostratégique dans la région ainsi que de sa dépendance aux importations agricoles et énergétiques provenant de ses deux partenaires.

Dans un premier temps, la position de la Turquie a été celle de s’opposer et de condamner la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine. Confrontée à une forme d’encerclement depuis la décision d’invasion de la Crimée en 2014 par la Russie et à un dangereux rapprochement des flottes russes et turques dans la Mer Noire, Ankara n’a pas hésité à vendre des drones Bayraktar TB-2 à Kiev qui joue désormais un rôle essentiel dans les capacités de défense Ukrainiennes. De plus, le pays a profité de sa position géographique et de sa possession des détroits de Bosphore et des Dardanelles (reliant la Mer Noire à la Méditerranée) pour appliquer les accords de Montreux datant de 1936 et empêcher la circulation de navires de guerre russes entre les deux mers.

Du côté Russe, Ankara a donné des gages de sa bonne foi en refusant les sanctions entreprises par les Etats Unis et l’Union Européenne ainsi que la fermeture de son espace aérien aux avions russes. Cette position de choix n’est autre que l’application depuis 2002 d’une doctrine dite « zéro problème avec les voisins » et qui avait abouti aux tentatives de négociations organisées par le président les 12 et 29 mars dernier. Cette position permet à la Turquie une place de choix dans l’avancée de son propre agenda et de ses négociations avec l’impérialisme américain.

Un agenda porté par des éléments de crise interne

Cette position d’équilibre difficile pour la Turquie s’explique aussi par sa grande dépendance aux Etats voisins. Alors que la Russie et l’Ukraine fournissent respectivement 70% et 15% des importations de blé, la Russie est aussi à la base de l’importation de 35% de la consommation de gaz naturel dans le pays. De plus, le pays est extrêmement dépendant de son secteur touristique où les russes et les ukrainiens ont une place de choix.

La situation entre les deux pays est donc particulièrement complexe à l’heure d’une crise économique et financière grave pour la Turquie et de sa plus forte inflation depuis 20 ans. Comme l’explique María Costanza Costa pour Pagina 12 « la préoccupation du gouvernement turc se concentre sur l’impact de cette situation sur sa politique interne. ». Selon les chiffres officiels l’inflation aurait atteint 48.7% le mois dernier, ce que le site 19fortyfive caractérise comme une mort lente de l’économie nationale.

Depuis la tentative de coup d’Etat de 2016 le pays connaît un fort tournant bonapartiste, marqué par un musèlement accru de l’opposition. Cette politique s’explique notamment du fait de l’approche des élections législatives et présidentielles en 2023. Si la Turquie se positionne au centre des négociations entre ses voisins et a cherché à faire une démonstration de force en feignant de refuser l’entrée de la Finlande et de la Suède de l’alliance, c’est avant tout parce qu’elle cherche à faire de cette guerre une opportunité pour négocier une meilleure place aux yeux de l’impérialisme et à résoudre, ou du moins freiner, sa profonde crise interne.


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