Manif du 24 novembre

« Nous Toutes » et la recomposition du mouvement féministe en France

RP Dimanche

interview
Photos : O Phil des Contrastes

« Nous Toutes » et la recomposition du mouvement féministe en France

RP Dimanche

Aurore est militante du NPA. Elle milite dans le mouvement féministe français depuis plusieurs années et a participé aux débuts de « Nous Toutes ». Elle revient ici sur les enjeux de la manifestation du 24 novembre, organisée par « Nous Toutes »

RP Dimanche : Pourquoi ce 24 novembre est-il différent de celui des années précédentes ?

Il faut voir que ce 24 novembre est moins en rupture avec les années précédentes que dans leur continuité. D’une part, on a un mouvement féministe à l’échelle internationale qui se développe un peu partout depuis le début des années 2010 : en Argentine, en Amérique latine, en Inde, en Italie, en Pologne, aux Etats-Unis, etc… De l’autre, la question des violences est centrale. L’année dernière cela s’est exprimé autour du mouvement « Me Too » suite à l’affaire Weinstein. Il a été en grande partie matérialisé et limité aux réseaux sociaux, mais pas uniquement. Cela a eu des effets très concrets dans les différents pays touchés : une incroyable libération de la parole, des affaires juridiques médiatisées. Même si ça ne s’est malheureusement pas traduit dans la rue, cela crée un rapport de force qui est plus favorable pour le féminisme et le développement de ses idées. En France, l’année dernière « Me Too » a permis l’émergence d’une nouvelle génération de féministes qui ont fait leur première expérience politique. La France est forcément impactée par ce double contexte. C’est pourquoi cette année il y a eu la volonté par certaines personnalités féministes, comme Caroline de Haas, et certains groupes féministes, d’essayer de s’appuyer sur la journée internationale contre les violences faites aux femmes, le 25 novembre, pour impulser ce qui a été appelé « une déferlante féministe » le 24. C’est de là qu’est né le cadre « Nous toutes », qui a été rejoint par des collectifs et cadres féministes et politiques traditionnels (Collectif National pour le Droit des Femmes-CNDF, FSU, CFDT, CGT, Le Planning Familial, Solidaires, UNEF, …). Il est parti d’un premier appel, puis s’est rapidement matérialisé en AGs et en comités locaux à l’échelle nationale.

RPD : Pourquoi certaines militantes ont-elles préféré s’organiser autour de l’appel « Nous aussi » ?

« Nous aussi » part du même constat que « Nous Toutes » : la nécessité de créer une mobilisation massive féministe, axée contre les violences sexistes. Mais si « Nous Aussi » s’est créé, c’était dans la perspective de mettre en avant certaines thématiques et positionnements politiques que « Nous Toutes » n’avait pas tranchés. En effet, « Nous Toutes » a été pensé comme un cadre large destiné à organiser la manifestation du 24 (et ne devant d’ailleurs pas avoir d’existence au-delà de cette date, du moins c’est ce que Caroline de Haas a toujours mis en avant), afin de mobiliser au maximum. Mais c’est un cadre qui a refusé de trancher sur un ensemble de positionnements à la fois politiques (par exemple, entre un profil réformiste ou révolutionnaire), et féministes (notamment et centralement sur la question du travail du sexe, qui est un grand enjeu de clivage au sein du féminisme français). Par contre, c’est un cadre qui a mis en avant l’inclusivité, refusant d’exclure certaines personnes de la mobilisation et de la manifestation (comme les travailleuses du sexe ou les femmes portant le voile). Néanmoins, c’est un cadre qui comme je l’ai dit, n’a pas pris explicitement position dans les débats notamment autour de l’abolitionnisme. C’est pourquoi « Nous Aussi » s’est créé, de façon plus délimitée, en mettant en avant un profil plus directement politique, et afin de visibiliser les questions notamment LGBTI+ et antiracistes.

RPD : Est-ce que l’opposition entre « Nous Toutes » et « Nous aussi » recoupe donc l’ancienne opposition entre « 8 Mars pour toutes » et le « CNDF » ? Pour rappel, cette opposition était structurée autour de la question de la prostitution et du voile…

La situation est tout de même assez différente. Déjà, il faut noter que l’opposition entre le 8 Mars pour toutes et le CNDF s’était traduite par deux manifestations séparées. Aujourd’hui, « Nous Aussi » va manifester avec « Nous Toutes », mais en tête de cortège. De l’autre côté, « Nous Toutes » est aussi un autre cadre que le CNDF : il se positionne explicitement pour l’inclusivité dans son cortège. Tout cela marque des recompositions. Elles demeurent limitées mais elles sont bien présentes. Il me semble que la pression des événements internationaux joue dans un sens positif sur le milieu féministe : tout le monde a conscience que la division du mouvement féministe français joue à l’heure actuelle contre une mobilisation à l’échelle de ce qui se passe à l’international (même si ce n’est évidemment pas le seul facteur).

RPD : Et les syndicats dans tout ça ? Est-ce qu’ils jouent un vrai rôle, ou sont aux abonnés absents ?

De nombreux syndicats ont signé l’appel de « Nous Toutes », tout comme ils font partie du CNDF. Cela a un vrai poids auprès du mouvement ouvrier, c’est certain. Néanmoins, on ne peut pas dire qu’il y ait une volonté nationale dans ces syndicats de s’emparer activement des questions féministes : j’y vois plutôt une façon de déléguer cette prise en charge aux féministes. Ce qui ne veut pas dire qu’à des échelles locales, des syndicalistes féministes ne s’emparent pas de ces deux questions ensemble. De la même façon, cela fait plusieurs années que Solidaires appelle, tout comme Ni Una Menos en Argentine, à une grève des femmes pour le 8 mars. Cette grève est non seulement une grève du travail productif, le travail salarié, mais aussi une grève du travail reproductif : tout ce qui est de l’ordre de la prise en charge matérielle et émotionnelle des enfants, de la maison, de la famille et du mari. Il s’agit de se mettre en grève contre cette « double journée de travail ». Donc que les syndicats signent ce genre d’appel est éminemment positif. Mais leur implication demeure trop faible face aux enjeux.

RPD : Autour de quelles revendications la manifestation a-t-elle lieu cette année ?

Elle s’organise autour de la revendication centrale de la fin des violences sexistes. Mais concrètement quelles revendications plus spécifiques mettre en avant est un objet de débat interne au mouvement féministe. Débat d’autant plus fort que les risques de récupération des revendications féministes contre les classes populaires sont bien réels (la pénalisation du harcèlement de rue en est un bon exemple). L’année dernière les AG Me Too qui avaient été organisées en Région Parisienne avaient achoppé en partie autour de cette question. Ce qui est certain pour tout le monde, je pense, aujourd’hui, c’est que toute avancée ne sera possible que dans le cadre d’une mobilisation de masse. Et que pour cela il faudra plus d’une journée de mobilisation le 24.

RPD : La manifestation du 24 novembre a lieu au même moment que celle des Gilets jaunes, comment allez-vous vous organiser dans cette configuration inattendue ?

Je pense que pour beaucoup de féministes, cela a été un véritable choc de voir que la mobilisation des Gilets Jaunes a été placée le 24 il y a une semaine, alors que « Nous Toutes » y appelle depuis l’été, et que c’est l’une des deux dates symboliques du mouvement féministe avec le 8 mars, qui se répète donc tous les ans. Après on sait que la mobilisation des Gilets Jaunes est pour le moins complexe et contradictoire. Il y a fort à parier que la plupart des Gilets Jaunes sont peu politisé.e.s,, probablement non organisé.e.s pour la majorité d’entre elles et eux, et qu’ils et elles (car n’oublions pas qu’il y a des femmes dans cette mobilisation !) n’avaient tout simplement pas connaissance de cette date. Mais s’il n’y a pas d’intention d’invisibiliser la lutte féministe, cela a quand même des effets auprès du mouvement social : on peut regretter que la mobilisation des Gilets Jaunes ait éclipsé la mobilisation féministe ces derniers jours, voire dernières semaines. Cela a à voir avec la façon dont le mouvement social perçoit le mouvement féministe. Je pense que malgré tout le mouvement social est encore très largement influencé par une vision viriliste de la lutte politique : la lutte féministe, c’est mignon, mais ça ne peut pas mettre en péril le gouvernement et l’Etat. Les Gilets Jaunes correspondent mieux à sa vision de la classe ouvrière. C’est donc à mon avis bien plutôt le mouvement social qu’il faut interroger que les Gilets Jaunes. Quelle peut être notre politique à partir de là ? C’est toujours celle de la convergence des luttes. Mais deux choses là-dessus : d’une part, la convergence des luttes ne se fait pas à sens unique. C’est aux Gilets Jaunes de venir aussi soutenir la manifestation contre les violences sexistes. D’autre part, la convergence des luttes ne se proclame pas, elle se construit. Et il faudrait déjà que cette convergence soit plus construite entre le mouvement féministe et le mouvement ouvrier, alors qu’elle n’est encore que balbutiante, pour espérer que lorsque surgit une mobilisation aussi contradictoire et complexe que celle des Gilets Jaunes, on puisse essayer de commencer à la mettre en place.

RPD : Est-ce qu’à partir des manifestations massives dans l’Etat espagnol, en Italie, en Pologne, en Amérique latine, etc., on peut parler de la naissance d’une quatrième vague du féminisme ?

Je suis personnellement très convaincue qu’on assiste effectivement à l’émergence d’une quatrième vague du féminisme. Tout correspond aux précédentes vagues : une mobilisation d’emblée internationale, qui ne s’effectue pas autour d’une date précise, mais d’une séquence temporelle plus diffuse, et qui touche à tous les aspects de l’oppression et de l’exploitation patriarcale, mais en ce centrant dans ses revendications sur un symbole spécifique du patriarcat. Pour la première vague c’était le droit de vote, pour la deuxième vague les droits reproductifs (contraception et avortement), pour la troisième vague c’était l’idée de penser ensemble dominations des femmes et les autres formes de domination, et cette quatrième vague veut mettre fin aux violences. Elle a néanmoins une spécificité par rapport aux autres vagues : c’est qu’elle est d’emblée en lien avec le mouvement ouvrier et ses traditions. En effet, elle place en son centre la question de la grève des femmes. Dans certains pays comme l’Italie elle vient redonner un essor à un mouvement ouvrier en perte de vitesse, ou dans d’autres régions, comme en Amérique latine, elle fait explicitement le lien avec le mouvement ouvrier existant. C’est donc une nouvelle vague à laquelle nous devons tout spécialement nous, révolutionnaires, être attentifs. Je pense qu’en France nous n’en avons pas encore pris la mesure. J’espère que le 24 et cet entretien participeront à une évolution de ce point de vue-là.

NdE : l’interview a été réalisée avant la journée de manifestation qui a été caractérisée, à Paris comme en région, par une participation extrêmement importante, notamment du côté de la jeunesse.

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