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Guerre et négociations

« Neutralité » de l’Ukraine. De quoi parle-t-on ?

Alors que l’on annone la progression des négociations, la « neutralité de l’Ukraine » est dans toutes les bouches. Cependant, personne ne semble parler de la même chose.

Philippe Alcoy

1er avril 2022

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Ces derniers jours, encore une fois, a été fait état d’avancements dans les négociations entre les représentants de la Russie et ceux de l’Ukraine pour mettre fin à la guerre. Parallèlement, les autorités russes ont annoncé un retrait substantiel de leurs forces de la région de Kiev pour se concentrer dans les régions de l’Est du pays et sur la soi-disant « libération du Donbass ». Ces déclarations n’ont pas été suivies d’effets réels sur le terrain selon les dirigeants ukrainiens qui dénoncent qu’aussi bien Kiev que Tchernihiv ont continué à subir de forts bombardements de la part des forces russes. Certains spéculent sur le fait que Poutine serait en train d’annoncer un retrait tactique pour en réalité gagner du temps et repasser à l’offensive. En même temps on peut s’attendre à ce que cette période de négociations soit marquée, comme souvent dans les guerres de ce type, par une certaine intensification des combats et des bombardements afin de faire peser sur la table de négociations les avancées militaires sur le terrain.

Quoi qu’il en soit, il apparaît de plus en plus clair que l’armée russe rencontre de grandes difficultés face à la résistance de l’Ukraine. L’objectif d’un changement de régime à Kiev semble aujourd’hui hors de portée pour le Kremlin, même si maintenant les dirigeants russes déclarent que leur but a toujours été d’assurer la sécurité des républiques auto-proclamées du Donbass. Cependant, certains analystes commencent même à douter que la Russie soit en mesure d’atteindre cet objectif. Comme le dit Robert Kelly, professeur de relations internationales à l’Université Nationale de Pusan en Corée du Sud : « la question la plus difficile est la suivante : si la Russie peut conquérir le Donbas au-delà de Donetsk et de Louhansk, les Ukrainiens accepteront-ils cela dans un accord de paix ? Si l’Ukraine se bat aussi bien qu’elle l’a fait le mois dernier, les Russes pourraient ne pas atteindre cet objectif plus limité et Zelensky pourrait négocier plus durement ».

Dans ce contexte, la question de la « neutralité » de l’Ukraine prend une importance centrale, notamment pour le régime de Poutine. En ce sens, le gouvernement ukrainien s’est montré favorable à mettre sur la table de négociations la question de ladite neutralité ukrainienne. Or, cette question revêt beaucoup d’interprétations et d’objectifs politiques différents selon les acteurs, parfois complètement contradictoires. Comme on peut le lire dans un édito de cette semaine du Financial Times : « pour Poutine, un engagement de Kiev à ne pas adhérer à l’OTAN ni à accueillir de bases ou de missiles étrangers lui permettrait de prétendre qu’il a contrecarré l’expansion de l’alliance vers l’est. Il maintiendrait l’Otan à l’écart d’un pays "frère" slave et ferait de l’Ukraine une zone tampon. Pourtant, le type de garanties de sécurité que Kiev souhaite obtenir en échange de sa neutralité de la part de pays tels que les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et la Turquie - dont certains sont des puissances nucléaires de l’OTAN - ressemblerait beaucoup à l’article 5 de l’engagement de défense mutuelle de l’alliance (...). On ne sait pas non plus si les garants potentiels accepteraient des engagements les obligeant à entrer en guerre si la Russie empiétait à nouveau sur le territoire ukrainien (...) Les Ukrainiens qui se sont battus avec audace pour défendre leur pays pourraient être réticents à accepter la neutralité, et encore moins à permettre à Moscou de conserver des terres qu’elle a prises par la force ».

Autrement dit, face à l’agression et la menace russe, le gouvernement ukrainien est en train de chercher à obtenir une « neutralité » plutôt favorable à l’impérialisme occidental et assez hostile à la Russie, quitte à transformer de fait le pays en une sorte de protectorat de l’OTAN et à renforcer sa soumission à l’impérialisme occidental. Si l’objectif de la Russie est clairement d’imposer une forme de soumission à l’Ukraine et ainsi nier ses droits nationaux, ce que proposent les dirigeants ukrainiens n’a rien à voir avec la lutte pour « l’auto-détermination » tant mise en avant par le gouvernement ukrainien et ses partenaires de l’OTAN. C’est cela aussi que propose l’ancien président ukrainien Petro Porochenko, battu par Zelensky aux dernières élections présidentielles de 2019, dans une tribune parue dans le Financial Times : « nos partenaires occidentaux doivent signaler qu’ils planifient déjà pour l’après - qu’ils seront là pour nous aider à reconstruire notre pays sans délai. Nous suggérons un plan trilatéral Biden-Michel-Johnson sur l’Ukraine, soutenu par les États-Unis, l’UE et le Royaume-Uni, mais également ouvert à d’autres pays, en premier lieu les membres du G7. Les trois premiers piliers d’un tel plan pourraient être des crédits accordés à l’Ukraine par les institutions financières internationales et de manière bilatérale, le gel des réserves de la Banque centrale de Russie, et une sorte de programme d’assistance "énergie contre reconstruction" (les ventes de gaz et de pétrole russes aboutiraient dans un fonds spécial pour reconstruire les infrastructures de l’Ukraine) ».

Mais même si l’avancement des négociations était réel, la fin de la guerre et des combats ne semble pas être pour tout de suite. Si on a retenu du voyage de Joe Biden en Europe, la semaine dernière, ses déclarations polémiques en faveur d’un changement de régime en Russie – plus tard nuancées -, le président des Etats-Unis a très clairement signifié à ses partenaires européens qu’il fallait se préparer à une politique de pression sur la Russie (et les « autocraties » du monde -Chine) sur le long terme.

Et cela va au-delà de la question de la neutralité de l’Ukraine. Par exemple, des discussions continuent à être menées au sujet des sanctions économiques à l’égard de la Russie. Pour le moment il semble y avoir un consensus parmi les impérialistes occidentaux pour les maintenir, y compris en cas d’accord de paix. Comme on peut le lire dans The National Interest : « Poutine tentera sans doute d’obtenir la levée des sanctions occidentales comme condition supplémentaire à la fin des hostilités. La levée des sanctions sera combattue par les libéraux mondiaux qui soulignent la responsabilité des États-Unis dans le soutien aux "peuples libres". Ils auront du mal à accepter de ne pas punir la Russie pour avoir envahi l’Ukraine, et pour son occupation militaire de la Crimée et du Donbass, même si l’Ukraine finit par accepter ces occupations pour mettre fin aux combats. Les mondialistes voudront que la Russie soit punie, tout comme les vainqueurs de Versailles voulaient que l’Allemagne paie pour ses péchés. Trouver une formule de paix pour l’Ukraine frôlera l’impossible si l’Occident ne veut pas accepter une solution qui ne laisse aucune des parties humiliées. Le processus de négociation risque de s’éterniser et la guerre de rester dans l’impasse. Il est possible que Washington considère ce scénario comme acceptable dans l’espoir que cela puisse saigner l’État russe et l’emprise de Poutine sur le pouvoir ».

Précisément, dans la conjoncture actuelle, alors que la Russie semble coincée et risque l’embourbement en Ukraine, beaucoup d’analystes et observateurs occidentaux craignent une politique trop « revancharde » de la part des puissances impérialistes, notamment des Etats-Unis. On n’hésite plus à faire des parallèles avec le Traité de Versailles où l’humiliation de l’Allemagne avait contribué à la montée du nazisme et au déclenchement de la seconde guerre mondiale. Ainsi, Edward Luce du Financial Times prévient sur les dangers d’une telle politique aujourd’hui à l’égard de la Russie : « contrairement à l’Allemagne de 1919, la Russie dispose d’armes nucléaires et ne peut être forcée à se rendre. La meilleure définition de la défaite russe serait son retrait des territoires d’Ukraine qu’elle a occupés. Mais même cela serait un défi de taille. Il serait difficile pour l’Ukraine d’expulser toute seule la Russie de son territoire. Pourtant, une implication directe de l’Occident est impensable. L’Ukraine pourrait donc être contrainte de subir des mois, voire des années, d’impasse sanglante ».

Ce n’est clairement pas cette poignée de dirigeants réactionnaires qui pourront mettre fin à la guerre. Poutine, comme il l’a démontré depuis le début de son agression, est prêt à saigner le peuple ukrainien tant qu’il n’aura pas obtenu des résultats qu’il jugera « acceptables » afin de préserver son pouvoir et les intérêts du capitalisme russe. La propagande russe sur la « libération du Donbass » n’entend évidemment pas assurer une quelconque auto-détermination nationale des populations de l’est du pays. Elle n’est qu’un axe de propagande pour légitimer la politique oppressive du Kremlin en Ukraine. De leur part, les dirigeants ukrainiens sont tous prêts à transformer l’Ukraine en un protectorat totalement dépendant des intérêts des impérialistes, une politique là aussi aux antipodes de toute réelle auto-détermination nationale. Les impérialistes occidentaux, notamment les Etats-Unis, sont en train d’utiliser la destruction de l’Ukraine et le sang de Ukrainiens comme un moyen d’affaiblir un rival géopolitique et parallèlement se réarmer. C’est pour cela que nous défendons la perspective d’une politique ouvrière indépendante de ces deux camps réactionnaires. L’intervention indépendante de la classe ouvrière et des secteurs populaires en Ukraine et en Russie mais aussi dans les principaux pays impérialistes peut seule assurer un véritable droit à l’auto-détermination pour les peuples d’Ukraine, y compris les populations de l’Est du pays.


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