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L'espoir de toute une génération

Myanmar : où va le mouvement contre les militaires ? 

Un mois après le coup d’Etat militaire au Myanmar, l’armée continue son virage dans la répression sanglante des manifestations, n’hésitant pas à tuer les manifestants. Si les condamnations internationales se multiplient, tous les yeux sont rivés sur le développement des grèves et des organisations ouvrières.

Arthur Nicola

12 mars 2021

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De nouvelles manifestations partout dans le pays, tandis que les ouvriers continuent de s’organiser

 
 
Cela fait dix jours que le sang coule à flots au Myanmar (ancienne Birmanie). Après le coup d’Etat des militaires contre le gouvernement de la LND (Ligue Nationale pour la Démocratie) dont la principale figure est Aung San Suun Kyi le 1er février, les militaires semblaient préférer une approche plutôt modérée face aux manifestations et protestations. Mais depuis le 28 février, la situation s’est renversée. Les militaires, voyant que le mouvement contre le coup d’État s’étendait, notamment dans la jeune classe ouvrière du pays, et que ses partenaires économiques historiques s’inquiétaient de plus en plus d’une déstabilisation à long terme du Myanmar, ont décidé d’un tournant répressif sanglant. Alors qu’une seule manifestante avait été tuée durant les manifestations lors des trois premières semaines, le 28 février, 49 victimes de la répression ont été dénombrées. Depuis lors, le bain de sang continue à Rangoun, la capitale économique du pays, et ailleurs. Par ailleurs, les militaires, face au flot d’informations montrant la violence de sa politique réactionnaire, a arrêté cinq journalistes, qui risquent maintenant 3 ans de prison. 
 
Mais ce tournant répressif n’a pas empêché les manifestations de continuer : jeudi 11 mars, de nombreuses manifestations ont été organisées dans tout le pays, suivies ce vendredi dans la nuit de marches nocturnes, notamment pour rendre hommages à toutes les victimes de la répression. Ces manifestations, qui ont rassemblé de très nombreux Birmans, ont elles aussi été brutalement réprimées. 
 

 
 
De surcroît, les militaires qui ont repris le pouvoir tentent à tout prix de discréditer la LND et Aung San Suu Kyi, sa figure principale, prix Nobel de la paix, qui influencent encore très largement le mouvement. Arrêtée officiellement lors du coup d’Etat pour importation de talkie-walkie et des appels au trouble, les militaires semblent vouloir trouver un moyen plus efficace de la discréditer. C’est pourquoi ceux-ci ont accusé la conseillère d’État d’avoir reçu des pots-de-vin d’une valeur de 680 000 dollars américains, ainsi que 11 lingots d’or d’une valeur un peu inférieure. Des accusations démenties par son avocat qui a considéré l’accusation comme « la blague la plus hilarante de toutes ». 
 
Si la libération de tous les prisonniers politiques dont la prix Nobel de la paix figurent parmi les principales revendications du mouvement, les manifestants sont loin d’en rester là. Face à une nouvelle junte militaire qui signifierait la fin des quelques acquis sociaux qu’ils ont réussi à gagner durant la dernière décennie, dans plusieurs grandes concentrations ouvrières, les appels à la grève se multiplient. Ainsi, on peut voir des vidéos sur les réseaux sociaux, comme celle ci-dessous, une vidéo d’ouvriers faisant le tour des usines pour appeler à la grève, ici dans la banlieue ouest de Rangoun. 
 

 
 

Malgré la répression, c’est une génération entière qui se soulève pour son avenir

 
 
Comme Philippe Alcoy l’expliquait récemment dans nos colonnes, la tournure sanglante des évènements s’explique avant tout par la mobilisation extraordinaire actuellement en cours : « Alors que peu s’attendaient à ce que la résistance au coup d’Etat soit aussi massive, la population myanmaraise est en train d’exprimer largement son refus de la dictature. Parmi elle, une partie importante de la nouvelle et jeune classe ouvrière myanmaraise et de la jeunesse étudiante ». Une jeunesse qui, dans les quelques témoignages qui arrivent à passer les frontières, ne cesse d’envoyer des messages d’espoir. Un exemple de cet état d’esprit est le témoignage de Ak à la chaîne britannique SkyNews, un jeune émigré en Thaïlande qui a décidé de revenir au Myanmar pour participer au mouvement : « Même s’il y a un risque d’être touché par balle, tué par la police ou d’être arrêté, je dois malgré tout faire partie du mouvement. J’ai toujours été quelqu’un qui disait à quel point mon pays était merdique, et maintenant c’est en train de changer. Cela sera soit pire qu’avant soit beaucoup mieux qu’avant et je dois faire partie de cette lutte. » Les craintes du jeune homme sont bien réelles : le 11 mars, douze nouveaux manifestants ont été tués par la police. Si la police a tiré à de nombreuses reprises sur la foule, certains manifestants ont été exécutés sommairement d’une balle dans la tête, d’après des témoignages sur Twitter, preuves qu’il y a bien une volonté du gouvernement de mater le mouvement par la terreur. 
 

 
 

 
 

 
 
Malgré cette violence, c’est cette nouvelle génération, qui n’a connu qu’enfant la junte militaire, que les militaires craignent, dans un pays où la moitié de la population a moins de 30 ans (contre 41, à titre d’exemple, pour la France). Jeune, composée par de nombreuses jeunes travailleuses du secteur textile qui se sont organisées ces dernières années et ont pu acquérir une certaine expérience politique dans des grèves pour le salaire minimum et les conditions de travail, cette génération est aujourd’hui la colonne vertébrale du mouvement, dans la rue et dans les grèves. On peut ainsi voir, dans des usines composées à 90 % de jeunes filles, des appels à la grève générale pour leur futur. 
 

 
 
Et c’est bien de cela qu’a peur le nouveau gouvernement, qui réprime particulièrement la jeunesse. Ainsi, le 3 mars, 400 étudiants ont été arrêtés et emprisonnés dans la ville de Tamwe, près de Rangoun. Depuis, aucune nouvelle de ceux-ci et les familles et leurs avocats n’ont pas pu les voir. Envoyés à la prison d’Isein, tristement connue pour avoir été un des centres de tortures les plus violents après la répression du mouvement de 1988 contre les militaires, de nombreuses familles attendent tous les jours près de la prison avec de la nourriture, espérant revoir leurs proches. Le gouvernement les a accusés d’agir sous l’influence de la drogue, provoquant des émeutes. En réalité, beaucoup d’entre eux sont des étudiants engagés politiquement depuis plusieurs années. Zaw, un étudiant de 22 ans décrit ainsi à Al Jazeera l’un de ses amis emprisonnés comme « un petit gars avec le plus grand cœur que j’ai jamais connu. Il disait toujours : si je dois risquer ma vie pour les personnes derrière moi, je le ferai en un battement de cœur. Vous avez trop à perdre, regardez moi, je n’ai rien. » 
 

Entre l’appel à l’aide internationale et la cause d’Aung San Suu Kyi, un mouvement qui se cherche encore

 
 
Si l’espoir des jeunes générations ouvrières est bien réel, il semble aujourd’hui que la direction du mouvement est incertaine. On a ainsi vu fleurir dans les manifestations des appels à l’intention de l’Union Européenne, des Etats-Unis ou de l’ONU. Et alors que la répression a explosé, les réactions internationales commencent à être plus dures face à un coup d’État où de nombreuses puissances préféraient rester prudentes, désireuses pour certaines de garder leurs pions dans un pays où le salaire minimum est le plus bas, à 3$ par jour. Ainsi, la Corée du Sud a annoncé ce vendredi qu’elle suspendait ses échanges commerciaux et militaires avec Rangoun. Dans le même temps, Thomas Andrew, enquêteur pour les Nations Unies a dénoncé à Genève qu’il se déroulait en ce moment au Myanmar des crimes contre l’humanité perpétrés par l’armée. Des accusations corroborées par l’ONG Amnesty International, qui a déclaré après une analyse de divers documents que l’usage de la force létale était selon elle coordonnée et préméditée. Mais si les réactions internationales dénonçant les crimes des militaires s’accumulent, il y a peu de chances que cela ait d’impact sur la caste des militaires, très isolée internationalement et dont l’immense majorité des intérêts économiques réside au Myanmar même. 
 
A côté de cet appel à l’aide, le mouvement semble aujourd’hui très largement influencé par la LND, le parti d’Aung San Suu Kyi, chef de facto du gouvernement depuis 2016. Et si la prix Nobel de la paix avait incarné dans les années 2000-2010 un espoir d’une vie meilleure pour la majorité des travailleurs du pays, son bilan est loin d’avoir été celui-ci. Défendant avant tout les intérêts des grandes puissances économiques, l’implantation de grandes usines textiles pour les multinationales de l’habillement, et soutenant passivement le massacre de Rohingyas, son bilan est avant tout celui d’une ouverture du pays aux vautours capitalistes de l’étranger plus qu’une libéralisation des droits et une avancée en matière de conditions de vies. Après cinq ans au gouvernement, la LND a aujourd’hui encore beaucoup d’influence dans le mouvement contre le coup d’Etat. Cependant, pour le mouvement en cours, un retour au statu quo d’avant le coup d’État ne semble guère possible, comme en témoigne la revendication portée par une large partie du mouvement de modification de la constitution de 2008, qui laisse une très large place à l’armée, qui contrôle de droit 25 % du Parlement ainsi que le ministère de la Défense et de l’Intérieur, et qui a laissé intactes les structures économiques qui dirigent la grande majorité des profits de l’économie du pays dans les poches des hauts-gradés. Ce statu quo, qu’avait accepté la LND, laissant une grande place aux militaires, qui sont maintenant leurs geôliers, semble impossible. 
 
Dans cette situation, le mouvement en cours fait face à un dilemme entre la défense de l’ancien gouvernement qui avait porté un semblant de mieux dans leur vie et promettait il y a peu une augmentation du salaire minimum, et la volonté d’en finir définitivement avec les privilèges de l’armée et la misère à laquelle ils font face à l’usine, tous les jours. Si pour l’instant, la LND se garde bien d’aller à l’encontre de la tendance à la grève générale dans le pays, et fait mine d’être plongée corps et âme dans le mouvement, les intérêts de ses dirigeants sont à l’exact inverse. Car pour Aung San Suu Kyi, qui avait réussi à faire venir des investisseurs en leur promettant des salaires bas et une faible résistance ouvrière, le renversement du coup d’État par la rue et une grève générale ruineraient ces espoirs et elle serait alors obligée, comme elle l’a fait durant tout son mandat, de réprimer cette même génération ouvrière. Pour ne pas courir à une fausse victoire qui consisterait en un retour de la LND au pouvoir et s’accompagnerait au mieux de faibles acquis sociaux et au pire d’une seconde répression beaucoup plus pernicieuse, le mouvement actuel doit continuer d’aller au bout de ses revendications d’un autre régime, en détruisant la constitution de 2008 et toute l’organisation sociale qui va avec, et notamment le contrôle des militaires sur l’économie. Car pour mettre fin à l’oppression des militaires sur le pays, avec tout ce qui va avec, de l’exploitation forcenée des travailleurs aux massacres des Rohingyas, les travailleurs devront s’attaquer à ce qui fait leur pouvoir aujourd’hui : le contrôle sur l’économie du pays. Eux seuls, sous leur propre direction, pourront le faire, sans quoi les usines resteront aux mains des militaires qui garderont le pouvoir, ou laisseront la main à des capitalistes plus « démocratiques » mais tout aussi exploiteurs. 


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Arthur Nicola

Journaliste pour Révolution Permanente.
Suivi des grèves, des luttes contre les licenciements et les plans sociaux et des occupations d’usine.
Twitter : @ArthurNicola_

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