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La résistance se poursuit

Myanmar. La classe ouvrière à la tête de la résistance contre le coup d’Etat

Alors que les militaires comptaient s’emparer du pouvoir sans trop d’encombre, une forte résistance ouvrière et populaire aux conséquences internes et externes imprévisibles se développe au Myanmar.

Philippe Alcoy

10 février 2021

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Depuis samedi dernier une forte opposition populaire se développe au Myanmar contre le coup d’Etat du premier février dernier. Des milliers de manifestants ont envahi les rues de Rangoun et d’autres villes du pays. A la tête de plusieurs cortèges de ces manifestations on a pu voir des ouvriers et des ouvrières, notamment de l’industrie textile, des jeunes, des employés de différents ministères, des enseignants et des fonctionnaires.

Alors que la répression s’est abattue sur le mouvement, une femme a été blessée par balle à Naypyidaw, la capitale du pays. Son état était critique et selon les dernières informations elle aurait été déclarée en état de mort cérébrale. En parallèle, on a reporté plusieurs cas de défection parmi les forces de répression.

Cette situation vire au cauchemar pour les militaires myanmarais qui espéraient pouvoir s’emparer du pouvoir sans trop d’encombres. Maintenant, ils craignent que la déstabilisation de la situation sociale et politique provoque le départ de certains investissements, le retard de projets, voire le départ de capitaux et sanctions économiques imposées par les puissances internationales. D’ailleurs, certaines entreprises internationales ont déjà annoncé soit la suspension de leurs activités dans le pays soit leur départ. La Nouvelle Zélande a été le premier pays à avoir cessé ses échanges diplomatiques avec le pouvoir militaire.

Comme l’explique Phillip Orchard, « les militaires peuvent croire que le flot d’investissements étrangers qui a fait du Myanmar l’une des économies à la croissance la plus rapide du monde au cours de la dernière décennie ne s’arrêtera pas brusquement simplement à cause d’un putsch sans effusion de sang. Les entreprises étrangères accordent généralement plus d’importance à la stabilité et à la sécurité qu’à la démocratie, et le déménagement des usines est d’ailleurs coûteux. Les entreprises étrangères apprécient également un environnement dans lequel elles ne risquent pas d’être confrontées aux sanctions occidentales ». Or le pari des militaires pourrait tomber à l’eau s’ils se lancent dans une forte répression face à une contestation qui risquerait d’échapper à leur contrôle.

Les puissances suivent de près les événements

Cette situation au Myanmar est d’autant plus délicate et remplie de dangers que la crise pourrait avoir des conséquences aussi bien sur le plan interne qu’extérieur. Car le pays est au centre des intérêts stratégiques de plusieurs puissances dans la région, à commencer par la Chine, l’Inde et bien évidemment les Etats-Unis qui aspirent à bloquer les plans internationaux de Pékin. Cela veut dire que personne n’a intérêt, pour le moment, à une dégradation de la situation ; cependant aucune de ces puissances n’hésitera à agir si leurs intérêts sont mis en danger ou si un rival s’apprête à tirer profit des événements.

Pour la Chine le Myanmar est devenu un pays central pour ses intérêts stratégiques. En effet, la Chine dépend encore trop fortement de ses exportations vers les marchés européens et les Etats-Unis mais aussi de l’importation de matières premières nécessaires pour son industrie. Cela implique l’accès sans entraves aux routes maritimes, notamment à l’Océan Indien. En ce sens, les ports de la côte Est chinoise obligent ses bateaux à emprunter des routes contrôlées par des puissances hostiles, spécialement les Etats-Unis. C’est pour cela que depuis quelques années Pékin s’est associé au Myanmar l’intégrant à son initiative de la « Nouvelle Route de la Soie » afin de créer des corridors commerciaux connectant le territoire chinois directement à l’Océan Indien.

C’est pour cela que « la Chine a réussi à maintenir de bonnes relations avec la LND [Ligue Nationale pour la Démocratie, parti de Aung San Suu Kyi] et l’armée, ainsi qu’avec les principaux partis des minorités ethniques et les groupes militants ethniques, ce qui lui permet d’avancer, quelle que soit l’issue de la crise actuelle. Pékin interviendra discrètement là où c’est nécessaire pour éviter le chaos. Mais sa principale préoccupation sera la continuité de ses projets d’infrastructure, de ses intérêts commerciaux et de la sécurité des frontières », lit-on dans Stratfor.

Pour les Etats-Unis et les puissances impérialistes européennes, Aung San Suu Kyi, aujourd’hui renversée et emprisonnée par les militaires, a toujours représenté une alliée et une figure mise en avant comme symbole de la « lutte pour la démocratie ». Ce discours hypocrite des puissances occidentales cachait des objectifs géopolitiques dans la région bien évidemment. Cependant, ces dernières années Suu Kyi a perdu beaucoup de son aura internationale, notamment après avoir défendu l’armée responsable de mener un génocide contre la minorité à majorité musulmane Rohingya. Or, après le coup d’Etat les puissances impérialistes pourraient tenter d’utiliser la défense de Suu Kyi et de la « démocratie » myanmaraise comme une façon de faire pression sur les militaires contre la Chine. Cependant, certains analystes estiment que la pression occidentale sur les militaires pourrait aussi avoir l’effet inverse et qu’à force de pression ils pourraient pousser ces mêmes militaires dans les bras de la Chine. En effet les Etats-Unis espèrent que la répression restera limitée, que les militaires poseront un calendrier pour une transition rapide du pouvoir aux civils, qu’ils libéreront les prisonniers politiques et qu’ainsi Washington ne sera pas obligé d’imposer des sanctions plus dures au pays.

Enfin, l’autre puissance qui suit de près l’évolution de la situation c’est l’Inde. New Delhi, dans son ambition de concurrencer Pékin en tant que « manufacture du monde », est complètement alignée derrière Washington dans sa politique d’encerclement de la Chine. En ce sens, l’Inde ne peut que suivre les Etats-Unis au Myanmar.

La classe ouvrière à la tête de la résistance contre le coup d’Etat

L’un des acteurs « inespérés » de cette crise a été la jeune classe ouvrière myanmaraise. Des centaines de milliers d’ouvriers et d’ouvrières dans tout le pays se sont mis à la tête de la lutte contre le coup d’Etat et pour la défense des libertés démocratiques, qui sont déjà assez maigres au Myanmar. La jeune classe ouvrière myanmaraise en effet s’est développée au cours de la dernière décennie avec un accès plus large à internet, avec certaines libertés que d’autres générations ouvrières et populaires n’ont pas connu dans le pays.

Cependant, le Myanmar est un des pays qui offre les conditions d’exploitations les plus avantageuses pour le capital avec des salaires ne dépassant pas les 3 dollars par jour. Mais la classe ouvrière du pays, notamment celle du secteur du textile, connaît depuis quelques années un processus d’organisation syndicale et de lutte contre la répression patronale et contre les suppressions de postes. La pandémie de Covid-19, et la baisse de commandes, n’a fait qu’empirer la situation des ouvriers. Ainsi, comme c’est dit dans un article du China Labour Bulletin, « au moins 42 usines de confection ont fermé définitivement cette année, entraînant la perte de 40 000 emplois (...) Les difficultés rencontrées par l’industrie auraient été utilisées par de nombreux patrons d’usine comme excuse pour cibler les militants ouvriers et les syndicalistes ». Cela a déclenché une série de luttes ouvrières contre les licenciements, refusant les indemnités de départ.

Autrement dit, ce n’est pas vraiment si « surprenant » que la classe ouvrière se soit mis à la tête de la lutte si l’on prend en compte justement ce processus d’organisation syndical et de luttes pour les conditions de travail, pour la préservation de l’emploi et pour les droits syndicaux des travailleurs et travailleuses, très nombreuses dans certains secteurs.

Qui dirige le mouvement ?

Pour le moment le mouvement semble être relativement canalisé par la défense d’Aung San Suu Kyi et de son parti. Cependant, il n’est pas clair que cette force politique soit en capacité de diriger et de contrôler ces masses ouvrières et populaires. Le Asia Times, cite en ce sens une manifestante qui affirme que « beaucoup sont descendus dans la rue de leur propre gré sans être dirigés par aucun dirigeant, contrairement à ce qui s’est passé en 1988 et 2007 ». Et comme affirme The Guardian : « les revendications des manifestants vont maintenant au-delà de la contestation du coup d’État. Ils demandent également l’abolition de la constitution de 2008 élaborée sous supervision militaire qui donnait aux généraux un droit de veto au parlement et le contrôle de plusieurs ministères, ainsi que l’instauration d’un système fédéral dans un Myanmar ethniquement diversifié ».

En d’autres mots, la puissance sociale énorme de la classe ouvrière a été réveillée par le coup d’Etat ; la mobilisation a été en quelque sorte préparée par les luttes que les travailleurs et les travailleuses ont menées ces derniers mois et années ; pour le moment Suu Kyi reste assez populaire mais rien ne peut garantir que la classe ouvrière et la jeunesse se limitera aux revendications de Suu Kyi et de son parti, profondément liés aux puissances impérialistes. Cette perspective fait plus peur à l’ensemble des classes dominantes du pays que n’importe quel coup d’Etat ou gouvernement.

En ce sens, les travailleurs et les classes populaires ont la force non seulement de mettre un point d’arrêt aux militaires mais même mettre en avant leur propres revendications, créant leurs propres organes d’auto-organisation pour mener la lutte et ainsi éviter de tomber dans des pièges que les forces réactionnaires leur tendront, que ce soient les militaires, les partisans de Suu Kyi ou les représentants des puissances impérialistes.


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