Boycott et perspectives

Mondial 1978 : pas de foot à côté d’un centre de torture

Julien Anchaing

François Gèze

Mondial 1978 : pas de foot à côté d’un centre de torture

Julien Anchaing

François Gèze

En 1977, un certain nombre de personnes décident qu’il n’est pas possible que le Mondial soit organisé au pays de la torture et des généraux : en Argentine, les militaires ont pris le pouvoir en mars 1976 et les matchs sont censés se jouer dans des stades situés à côté de centres de torture.

En 1977, un certain nombre de personnes décident qu’il n’est pas possible que le Mondial soit organisé au pays de la torture et des généraux : en Argentine, les militaires ont pris le pouvoir en mars 1976 et les matchs sont censés se jouer dans des stades situés à côté de centres de torture. En France, cela se traduit par la mise en place du COBA, le Comité pour le boycott de l’organisation par l’Argentine de la Coupe du monde de football (COBA). François Gèze, aujourd’hui éditeur à La Découverte, revient sur cette expérience dont il a été l’un des animateurs.

RP : Tout d’abord, quelques éléments de contexte : pourquoi la Coupe du monde 1978 se tient-elle et est-elle maintenue par la FIFA en Argentine, et ce alors que le pays se trouve sous la botte de militaires brutaux et sanguinaires qui ont pris le pouvoir par un coup d’Etat deux ans auparavant ?

François Gèze : Je pense essentiellement que c’est parce que le lieu d’une coupe du monde est décidé plusieurs années avant l’évènement. L’Argentine avant le coup d’Etat de mars 1976 était un régime démocratique, du moins en principe. Certes, il y avait beaucoup de dérives autoritaires déjà, mais il y a eu un intervalle, au début des années 1970, jusqu’au coup d’État où c’était un pays à peu près démocratique [1]. Il est certain que la FIFA a dû juger qu’il était hors de question de revenir en arrière parce que c’était déjà lancé. Ils ne prenaient pas en compte le changement de régime politique dans le pays d’accueil.

RP : Vous étiez au courant de toute la situation interne, dès 1977 ? On savait, en France, ce qu’il se passait en Argentine ?

FG : Évidemment, parce que nous avions lancé avec d’autres camarades le COBA, le Collectif pour le Boycott de la coupe du Monde en Argentine. Au départ c’était un petit noyau d’une douzaine de militants internationalistes. Nous avions tous vécu en Argentine – moi j’y avais vécu de 1973 à 1975. Et les autres camarades étaient tous des « Français d’Argentine » on peut dire. On connaissait très bien la situation. On avait créé dès 1975 un Comité de soutien aux luttes du peuple argentin (CSPLA) pour soutenir, justement, à la fois les mouvements syndicaux qui étaient très forts à l’époque, et dénoncer les violations des droits de l’homme qui avaient commencé avant la dictature. Il y avait de la répression, il y avait les escadrons de la mort, bref une situation devenue extrêmement violente et la perspective d’un coup d’État était bien réelle. C’est pourquoi on s’était mobilisés pour l’Argentine, pour informer sur ces réalités en France.

RP : Pourquoi la décision de boycotter, non pas tant dans une perspective individuelle – à l’époque, twitter n’existe pas, de toute façon – mais de façon collective, à travers un processus d’agrégation de plusieurs sujets qui vont donner lieu, en France, au COBA ?

FG : On a eu cette idée dès l’été 1977. On s’est rendu compte que l’année suivante la Coupe du monde aurait lieu sous la dictature et on savait déjà énormément de choses sur la nature de la répression. Ça nous avait tous choqué de savoir que l’Ecole de mécanique de la Marine (ESMA), dépendant de la Marine argentine, était devenue un des centres de détention, torture et disparitions forcées contre les militantes et militants de gauche en Argentine : ce centre se trouvait à 800 mètres de River Plate, l’un des principaux stades de football de la capitale. Et on savait que s’y dérouleraient beaucoup des matchs du Mundial. On a donc très vite eu cette idée du boycott. C’était l’occasion pour nous de faire mieux connaître ces violations des droits humains que l’on dénonçait déjà depuis deux ans. Ce petit noyau de militants français qui avaient vécu en Argentine (le CSPLA) n’était pas du tout connaisseur du football – je n’y connaissais moi-même rien. Mais nous connaissions des camarades au sein de l’extrême gauche qui publiaient depuis quelques années déjà la revue Quel Corps ? et qui menaient tout un travail de réflexion et de dénonciation sur le sport business, sur l’aliénation sportive en général et celle du football en particulier. On s’est donc associé à ces camarades pour lancer le COBA à l’automne 1977. Et tout de suite ça a pris ! Très vite.

RP : Le COBA organisait des comités de militants et d’enseignants dans toute la France, regroupant à la fois des Français.es et des Latinoaméricain.es, et a tiré plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires du journal L’Épique. Pourriez-vous revenir sur cette expérience ?

FG : Comme je le disais, la « mayonnaise » a pris très rapidement. Le mot d’ordre a percuté. D’abord parce que cela résonnait beaucoup auprès des comités qui, dans toute la France, s’étaient mobilisés à la suite du coup d’État au Chili en 1973, quatre ans plus tôt. Plusieurs d’entre nous avaient d’ailleurs été à l’origine de la création du Comité de soutien à la lutte révolutionnaire du peuple chilien, avant même le coup d’État du général Pinochet. À l’époque, ce comité réunissait beaucoup de forces de gauche et d’extrême gauche. Il avait eu aussi un impact considérable. Des tonnes de comités s’étaient créés dans toutes les villes de France. Il y avait une mobilisation formidable, qui a contribué à l’accueil de très nombreux réfugiés chiliens en France. Pour toute une génération, celle des jeunes post-soixante-huitards, l’expérience des comités Chili a été politiquement très structurante. Si bien que quand on a lancé le COBA avec des motivations très claires, « On ne joue pas au football à côté des centres de torture » et « Il ne faut pas que l’équipe de France aille en Argentine », l’écho a été immédiat et considérable, notamment chez les anciens des comités Chili dont beaucoup continuaient à dénoncer les violations des droits humains sous la dictature de Pinochet.

Dans toute la France il y avait donc une caisse de résonnance assez favorable aux réseaux militants et ça s’est très vite élargi. En début 1978 on comptait près de deux cents comités du COBA dans tout le pays. À Paris, le comité s’est beaucoup étoffé avec les camarades de Quel Corps ? et d’autres camarades de l’extrême gauche qui nous ont soutenu même si nous avons veillé à ne surtout pas devenir un cartel d’organisations. On parvenait à fournir en matériel et en organisation tous les comités de province. C’est là que les camarades de Quel Corps ? ont eu l’idée de contacter des journalistes dissidents de L’Équipe parce que dans le milieu sportif l’idée du boycott était unanimement rejetée. Mais il existait des journalistes révoltés par la perspective de ce Mondial sous la dictature et qui nous ont aidé à concevoir secrètement un journal qu’on a appelé L’Épique et dont on a distribué 150 000 exemplaires en deux numéros. On y dénonçait la dictature argentine, les violations des droits de l’homme contre le peuple argentin, la Fédération français de football (FFF), ainsi que des responsables politiques qui couvraient et qui faisaient abstraction des violations des droits humains.

RP : Quels ont été les principaux débats et discussions qui ont pu traverser la gauche syndicale et politique par rapport à cette question du boycott ? Est-ce que cela vous a placé en porte-à-faux avec une frange des classes populaires ?

FG : Porte-à-faux je ne sais pas. Certes, la majorité des Français amateurs de football ne se sont pas forcément posé la question car tout le monde n’était pas tenu de se tenir au courant des horreurs dans tous les pays. Ça, on peut évidemment le comprendre. En revanche, les organisations syndicales et politiques dont vous parlez, dont le PS et le PCF qui à l’époque étaient des organisations importantes, savaient très bien la réalité de l’Argentine. Le PCF comme le PS étaient très fortement mobilisés pour dénoncer la dictature chilienne, mais ils avaient été beaucoup plus discrets et absents s’agissant de la dictature Argentine. On pourrait l’expliquer parce que la dictature chilienne avait renversé l’Unité populaire de Salvador Allende, dont l’expérience électorale résonnait beaucoup en France avec celle de l’Union de la gauche : c’était un schéma politique très familier. En Argentine, les choses étaient différentes : le mouvement populaire était largement représenté par le parti péroniste, qui allait de la gauche péroniste à la droite péroniste et qui était plus difficile à comprendre. Avec pour argument la difficulté à comprendre la réalité des mouvements syndicaux et politiques argentins et l’engouement présumé de la population française pour la Coupe du monde, le PCF et le PS mais aussi les syndicats étaient contre le mot d’ordre de boycott. Nous les avons rencontrés mais il n’y avait rien à faire.

RP : Le PCF avait tout de même une politique ambivalente vis à vis de la dictature.

FG : D’autant plus ambivalente que le PC argentin avait soutenu, de fait, le coup d’État. Il était tellement hostile au péronisme de droite comme de gauche qu’il est arrivé dans les faits à soutenir une dictature qui se disait anticommuniste. De même que l’Union soviétique n’était pas du tout défavorable à la dictature militaire même si elle ne la soutenait pas ouvertement. D’où le silence complice du PCF, qui restait alors très influencé par le régime soviétique.

RP : Quel a été l’impact de ce boycott, et quelles leçons pensez-vous que cela pourrait nous donner pour l’avenir, pour d’autres événements sportifs qui se tiendraient peut-être dans des contextes très différents, mais également dominés par le fric et par la corruption politique ?

FG : Il y a eu un impact, d’abord, à court terme. La campagne s’est fait connaître à niveau mondial. Même si elle était surtout française et un peu néerlandaise, elle a eu une audience internationale très forte. Pour la dictature, cela s’est retourné contre elle d’une certaine façon. Elle voulait utiliser le Mondial pour se refaire une virginité dans son image internationale, et ça a été un échec. Même si le Mundial n’a pas été boycotté. Certes, l’Argentine a gagné mais les violations des droits humains – dont les 30 000 disparus et les dizaines de milliers de personnes emprisonnées et la torture généralisée – ont dû être reconnues par l’ensemble de la communauté internationale. Ça a été une chambre d’écho extraordinaire. Pour répondre à votre question, il y a eu par la suite le « COBOM », le Comité pour le boycott des jeux Olympiques de Moscou en 1980, mais avec beaucoup moins d’écho.

Depuis lors il y a toujours eu des mouvements de contestation du sport business, mais ultra minoritaires. Aujourd’hui ça ressurgit avec le scandale du Mondial de football au Qatar, avec l’élément nouveau qui était moins connu l’époque, qu’est la corruption, laquelle a permis au Qatar d’obtenir le Mondial – des hommes politiques du monde entier, français compris, sont impliqués dans ce scandale. Marc Perelman, qui avait participé au COBA Il vient de sortir un petit livre, explique qu’en 1978 des intellectuels avaient répondu à notre appel et avaient signé notre pétition. Aujourd’hui, il n’y a rien de tel. Les intellectuels sont aux abonnés absents. Le niveau de corruption du sport business n’a jamais été aussi élevé mais on ne les entend pas. Tout de même le caractère très choquant de ce Mondial a touché beaucoup de monde. Même s’il n’a pas le caractère militant de l’époque, cela montre que la critique du sport business et du mondial a fait son chemin.

Ce qu’il faut aussi retenir de « notre » boycott, du COBA, c’est qu’il s’agissait vraiment d’un engagement collectif incroyable, on était vraiment ensemble. Il y a eu des initiatives dans tous les sens, avec des artistes, des cinéastes, des musiciens, de toutes sortes. Et à chaque fois c’était une mobilisation collective. Ce travail collectif n’a pas duré, mais ce mode de mobilisation, inauguré en France avec les comités Chili d’après 1973 et avec les comités Larzac, a préparé la multiplication, surtout après les années 1990, de bien d’autres mobilisations collectives ponctuelles, sur un objet précis, qui jouent aujourd’hui à gauche un rôle plus important que celui des organisations politiques traditionnelles.

[Propos recueillis par JA et DV].

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Pour ce qui est de l’Argentine des « années 1968 », de ses turbulences et de ses espoirs, on pourra, notamment, se référer à l’ouvrage écrit par François Gèze et Alain Labrousse, Argentine : révolution et contre-révolutions, Paris, Seuil, 1975.
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