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Guerre en Ukraine

Missile tombé en Pologne, un tournant dans la guerre ?

Si le soir du 15 novembre semblait être le début de la Troisième Guerre Mondiale, le matin du 16 avait plutôt l’air d’être la première crise du couple Zelensky-OTAN. Les Occidentaux vont-ils profiter de l’incident polonais pour pousser en faveur de négociations de paix entre la Russie et l’Ukraine ?

Philippe Alcoy

17 novembre 2022

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Les forces ukrainiennes ont repris Kherson après un retrait forcé mais ordonné de l’armée russe sur la rive droite du fleuve Dniepr. Aveu de faiblesse de la Russie : son armée n’est pas en mesure d’avancer vers le sud-ouest en direction d’Odessa et ainsi priver l’Ukraine de l’accès à la Mer Noire. Mais l’armée ukrainienne peut-elle aller plus loin ? En tout cas, ses alliés occidentaux ne le pensent pas : le chef de l’état-major nord-américain, Mark Milley, a déclaré mercredi dernier que les probabilités que l’Ukraine expulse totalement la Russie de son territoire étaient très faibles. Il a aussi estimé que la Russie était elle aussi incapable d’imposer une défaite militairement à l’Ukraine. Autrement dit, pour lui il est temps d’ouvrir des négociations. Le missile tombé en Pologne, tuant deux civils mercredi soir semble en ce sens être en train d’accentuer la pression pour que Kiev s’engage dans des négociations. En effet, le missile a été vraisemblablement lancé par la défense anti-aérienne ukrainienne dans la tentative d’intercepter un missile russe.

La guerre en Ukraine a déjà beaucoup affaibli la Russie d’un point de vue économique, militaire et géopolitique. Ce résultat est un développement très positif pour les intérêts de l’impérialisme nord-américain qui a fait de la Russie et de la Chine les principales menaces à l’ordre mondial. En effet, Washington est en train d’utiliser la guerre en Ukraine comme une sorte de « guerre par procuration » contre Moscou et par extension contre Pékin. Cependant, aucun dirigeant sérieux des puissances impérialistes veut risquer un affrontement direct avec la Russie, ce qui menacerait en outre de déclencher une guerre nucléaire. Il faut ajouter à ces considérations que la guerre est en train d’aggraver la situation économique internationale, à commencer par celle de l’Union Européenne (UE).

C’est donc dans ce contexte que des responsables de différentes puissances impérialistes et spécialement des Etats-Unis ont commencé à, d’une part, suggérer publiquement à l’Ukraine d’envisager sérieusement des négociations de paix avec la Russie et, d’autre part, à rencontrer les dirigeants russes eux-mêmes. Ainsi, le 14 novembre dernier le directeur de la CIA, William Burns, a rencontré son homologue russe, Sergei Naryshkin, à Istanbul. Ce n’est pas un hasard que cette rencontre ait eu lieu en Turquie : Recep Tayyip Erdogan, le président turc, a été au centre de l’accord permettant l’exportation des graines ukrainiennes à travers un corridor humanitaire dans la Mer Noire, et plus généralement se propose pour jouer un rôle de médiateur entre les deux pays (ce qui illustre l’importance géopolitique que la Turquie est en train de prendre).

L’incident du missile de fabrication russe tombé en Pologne, pays membre de l’OTAN, semble être en train de marquer la situation. Mercredi soir en effet le monde paraissait au bord d’un possible affrontement direct entre l’OTAN et la Russie car à l’incertitude de savoir si Moscou était responsable direct du tir s’ajoutaient les appels irresponsables des plus belliqueux des commentateurs et des dirigeants pro-occidentaux à une intervention contre la Russie. Et cela avant même que la situation soit clarifiée. Plus tard tout indiquait que le missile aurait été lancé par le système de défense anti-aérien ukrainien. Cependant, malgré le fait que plusieurs dirigeants occidentaux, et même les responsables polonais, aient fait des déclarations en ce sens, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a décidé de maintenir sa position dénonçant une attaque délibérée de la Russie.

Cette attitude de Zelensky a provoqué l’irritation de plusieurs dirigeants occidentaux. Un diplomate de l’OTAN déclarait au Financial Times son insatisfaction avec l’attitude ukrainienne : « cela devient ridicule. Les Ukrainiens sont en train de détruire [notre] confiance en eux. Personne ne blâme l’Ukraine et ils mentent ouvertement. C’est plus destructeur que le missile ». Le Wall Street Journal rapporte également le fait que personne n’est en train d’accuser l’Ukraine et donc qu’elle n’a aucun besoin de mentir. Ainsi, on lit : « "l’Ukraine s’est défendue, ce qui est évident et compréhensible, en tirant des missiles dont la tâche était d’abattre les missiles russes", a déclaré mercredi le président polonais Andrzej Duda. (...) M. Duda s’est entretenu mardi en fin de journée avec le président Biden et le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, au sujet de l’incident. Le Groupe des sept économies avancées a publié une déclaration offrant son soutien à la Pologne et condamnant les attaques de la Russie contre des cibles civiles en Ukraine ».

Ici il ne s’agit pas simplement d’une erreur de la part de Zelensky qui aurait trop forcé la main de ses alliés afin de faire monter la pression sur la Russie. On peut déduire que l’objectif de Zelensky est de mettre l’accent sur la menace russe sur les Etats membres de l’OTAN pour obtenir plus d’armements et de soutiens afin de poursuivre l’actuelle offensive de son armée et repousser le moment de la négociation. Car même si Zelensky tient un discours « dur » il se montre ouvert à entamer des négociations de paix avec la Russie, mais le moment venu. Le résultat néanmoins pourrait être le contraire : irrités par l’attitude de Zelensky les Occidentaux pourraient faire pression sur lui pour qu’il entame une forme de dialogue avec Moscou.

Cependant, dans le « camp occidental » il existe toujours différentes positions quant à une solution diplomatique. Ainsi, dans un article assez « guerrier », The Economist, qui n’écarte pas la perspective des négociations, explique que « la porte d’un futur règlement diplomatique, lorsque l’Ukraine et la Russie y seront prêtes, doit rester ouverte. Mais un cessez-le-feu maintenant serait profondément désavantageux pour l’Ukraine, en stoppant son élan et en donnant à la Russie un répit pour réapprovisionner son arsenal et préparer une nouvelle armée. Ce n’est pas le moment de se relâcher ». Un article du site de ligne éditoriale démocrate Project Syndicate pointe également les divisions des « Occidentaux » sur cette question d’un accord de paix. On y lit : « à plus long terme, les débats sur la manière de définir une victoire ukrainienne pourraient créer de nouvelles tensions. Alors que l’administration Biden, la France et l’Allemagne notent que des négociations de paix seront nécessaires à un moment donné, la Pologne et les États baltes ont clairement indiqué qu’ils souhaitaient voir la Russie humiliée. Entre-temps, Trump s’est nommé lui-même pour négocier un accord entre la Russie et l’Ukraine ».

Même si pour beaucoup de ces « faucons » un accord diplomatique en ce moment signifierait donner un répit pour la Russie, qu’elle utiliserait pour se préparer pour une nouvelle offensive, l’Ukraine a aussi intérêt à une pause dans le conflit, entre autres pour se réorganiser militairement et économiquement. En effet, la situation économique du pays est plus que délicate. L’analyste Uwe Parpart écrit à ce propos dans Asia Times que « l’Ukraine affirme que sa production économique a baissé de 35 % d’une année sur l’autre. C’est loin d’être la vérité. Le pays n’a ni la main d’œuvre ni le capital pour se maintenir à un quelconque niveau. Il est entièrement dépendant des dons étrangers pour pouvoir mener la guerre actuelle et nourrir et habiller sa population décroissante. L’Europe occidentale, quant à elle, a atteint les limites de sa capacité à faire face à l’afflux de réfugiés ukrainiens ».

Autrement dit, l’Ukraine qui en sortira de la guerre sera un pays totalement dépendant et à la merci des desseins géopolitiques et militaires des puissances occidentales, à commencer par les Etats-Unis. En outre cette Ukraine serait un pays ultra militarisé, armé jusqu’aux dents par les puissances impérialistes occidentales, et cette région deviendrait une zone hautement dangereuse. Mais ce financement serait de plus en plus conditionné à une plus grande soumission politique, économique, militaire et géopolitique. C’est-à-dire la vassalisation totale de l’Ukraine par les impérialistes occidentaux.

Un autre élément qui commence à devenir de plus en plus inquiétant pour les alliés occidentaux de l’Ukraine est celui de l’approvisionnement d’armes. Les spécialistes des questions de défense, Jack Detsch et Amy Mackinnon, écrivent un article dans Foreign Policy cette semaine sur la question et affirment la chose suivante : « dans une guerre d’artillerie totale avec les Russes qui dure presque depuis que le Kremlin a déclaré une offensive dans la région du Donbass en avril, l’Ukraine a pratiquement épuisé son artillerie de norme soviétique, qui représente environ 60 % de son arsenal, obligeant Kiev à s’appuyer davantage sur l’artillerie de norme OTAN qui ne peut être produite assez rapidement pour soutenir le combat. (...) L’Ukraine a également été mise au défi par l’ampleur de l’offensive qui a étiré les lignes de front, ont indiqué des responsables. Bien que le pays déchiré par la guerre dispose de suffisamment de munitions et d’équipements pour soutenir les combats dans la région orientale du Donbass et dans la région méridionale de Mykolaiv, une autre attaque russe au nord pourrait étirer les lignes d’approvisionnement ».

Plus en général, même en cas de victoire de l’Ukraine, voire de chute du régime de Poutine, le « problème russe » ne disparaîtrait pas pour l’impérialisme nord-américain. Car pour Washington il s’agit d’éviter le surgissement d’une puissance eurasiatique capable de concurrencer vraiment la domination de l’impérialisme nord-américain dans l’ordre mondial. C’est-à-dire pour éviter que la Russie exploite toute sa potentialité en alliance avec une puissance impérialiste européenne et/ou avec la Chine, il faudrait s’assurer d’affaiblir durablement la Russie, voire démanteler l’Etat russe tel qu’on le connait. Et cela ne pourrait se faire qu’à travers un affrontement direct, avec tous les énormes risques que cela implique. Les Etats-Unis, et encore moins les Européens, ne semblent pas prêts pour un tel scénario catastrophique.

De là qu’une grande partie de l’establishment impérialiste global, même avec des différences entre eux, et la Russie elle-même semblent commencer à accepter la perspective, tôt ou tard, d’une solution diplomatique au conflit. Cependant, nous ne pouvons aucunement écarter la possibilité d’une escalade supplémentaire, d’un « accident » qui embarque l’humanité dans une situation dramatique. Aujourd’hui plus que jamais les travailleurs, la jeunesse et les secteurs opprimés de la société ne doivent déposer aucune confiance sur les puissances impérialistes occidentales qui disent de façon hypocrite lutter pour le droit à l’auto-détermination de l’Ukraine ; également il est impossible de faire confiance à la Russie de Poutine qui ne défend aucunement un projet progressiste ou « anti-impérialiste ». Tout le contraire. La lutte indépendante de la classe ouvrière pour mettre fin à cette guerre est la seule option réaliste et seule à pouvoir garantir le droit à l’auto-détermination de l’Ukraine qui aujourd’hui, à l’époque impérialiste, ne peut être réalisé qu’à travers le renversement socialiste de la société capitaliste.


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