×

Tribune libre

Mexique. Par le tunnel du Chapo circule notre jouissance

Dans le Mexique du président Peña Nieto, les choses ne tournent pas rond. On assassine impunément au nom d'une prétendue « guerre contre le trafic de drogue », et d’un « Saving Mexico » économique à tout prix, qui meurtrit tous les jours le peuple mexicain : impositionsanglante d'une fausse « stabilité sociale » contre la liberté d'expression, les droits de l'homme et toute forme d’opposition du monde du travail. Leprésident a lui-même orchestré la victoire de son camp lors des élections de mi-mandat et, dernièrement, l’homme le plus puissant du pays, Joaquín Guzmán, dit « El Chapo », chef du cartel de Sinaloa, s’est échappé par un tunnel long de plus d’un kilomètre de la prison de haute sécurité où il était incarcéré depuis son arrestation en février 2014. Depuis, il est l’homme le plus recherché du pays et déclaré ennemi public numéro un aux Etats-Unis, alors que Peña Nieto est la risée des Mexicains. Mariana Alba de Luna, psychanalyste mexicaine résidant à Paris et membre dumouvement de solidarité avec les familles des 43 étudiants disparus d’Ayotzinapa,présente sa lecture de cette séquence tout à fait particulière.

Facebook Twitter

Mariana Alba de Luna

Au Mexique, on a fêté avec joie et stupeur l’échappée belle du narco le plus puissant des derniers temps. On rigole et on se laisse fasciner par le personnage. Á travers des chansons, des blagues emplies d’une extrême dévotion, on rend hommage à son évasion de la prison de « haute sécurité », réputée « la plus sûre du pays ». Le personnage nous laisse pantois devant ses constructions souterraines, ses tunnels, ses labyrinthes obscurs par où circule notre jouissance enfuie. On l’adopte et on rit car lui aurait réussi ce que nous empêche notre impuissance:nous affranchir d’une loi hors-sens imposée par un gouvernement qui nous trahit.

El Chapo, avec sa spectaculaire sortie de terre,met à ciel ouvert et une fois de plus ce que le pouvoir en place voudrait continuer à cacher : la corruption qui règne dans le narco-pouvoir. Il démasque et tourne en ridicule cet homme de paille qui nous sert de président. Devant tant de désespoir nous nous réjouissons comme si enfin un justicier arrivait pour nous venger tous du déshonneur que ce gouvernement nous inflige, surtout depuis le trou laissé par la disparition forcée de nos 43 étudiants d’Ayotzinapa. C’est comme si dans notre culture nous étions condamnés à vivre éternellement dans une bande-dessinée en continu. Une terrifiante et très mauvaise bande de Möbius. Nous persistons à nous consoler de notre impuissance en vivant nos tragédies comme un feuilleton de plus.

Un bandit qui s’attaque à un autre bandit. Voilà tout. C’est à cela que l’on assiste et à quoi on nous invite à participer ; à prendre notre part de jouissance, notre part du gâteau. Si en France,selon Jacques-Alain Miller, on aime les flics, nous, au Mexique, on aime les bandits. C’est incontestable. C’est dans notre sang. Ce sont les personnages à la une de nos chansons et de nos journaux qui finissent toujours par nous faire oublier les vrais penseurs de l’histoire, les écrivains, les intellectuels, les artistes... les nombreux militants et les parents qui continuent encore à pleurer leurs enfants, eux aussi jetés dans les fosses et le tunnel de l’oubli derrière le « carpetazo », ce simulacre de « justice » que nos législateurs veulent donner à l’affaire des 43 disparus ; une douleur ravivée par le tout récent quintuple homicide de la Narvarte, dans la province de Veracruz, dont serait l’un des instigateurs le gouverneur de l’Etat, Javier Duarte.

A croire qu’avec notre complicité burlesque, on finit par célébrer le plus folklorique, mais on ne sait pas vraiment qui de El Chapo ou de Peña Nieto nous fascine le plus. Soit le vilain narco issu du peuple, avec ses quatre femmes et plusieurs enfants, dont un tué sauvagement par ses ennemis, ainsi que son amante Zulema, rencontrée en prison. Un homme très sanguinaire, tueur, calculateur, assoiffé de pouvoir pour abolir sa petitesse. Petitesse qui lui valut le surnom de « El Chapo », « petit », « nain », ce surnom que son père, selon la légende, lui jetait si souvent à la figure. Ou alors, on se fascine pour l’autre, la marionnette qui joue la vedette internationale en compagnie de sa starlette « Mme Televisa », ainsi que pour ses dernières querelles de couple largement plébiscitées par les réseaux sociaux. Il ne nous manque plus qu’à crier, « action ! » pour y participer. Ils se croient tous deux vivre dans un film hollywoodien sans pouvoir assumer réellement le fait d’être les représentants d’un pays de plus en plus à la dérive. Le chef d’Etat vit dans l’imaginaire, il se voit davantage comme une star, une image brillante et non pas comme un président. Les médias l’ont bien compris, il ne sait pas jouer d’autre rôle. Il est, selon Jorge Ramos, journaliste mexicain à Univisión, « un président paralysé ».Ce qui est juste. L’effet paradoxal est qu’il réussit à nous paralyser de concert, quand nous nous laissons détourner par l’empire voulu de sa fiction. Nous restons plantés-là, devant tant d’images d’un reality show plus qu’honteux et qui nous endort tous. Au fond, nous autres, les Mexicains, nous avons tendance à rester ancrés dans un monde où règne la fiction. On ne finit jamais vraiment par se réveiller, par s’indigner. On revient toujours au même opium, au même point. C’est cela, la révolution, « l’éternel retour » selon Lacan.

A choisir, tout laisse croire que le peuple mexicain optera toujours pour l’identification au peuple, -et tant mieux – à ceux qui sortent de la masse de la pauvreté. On idolâtre celui qui se moque bien des autorités et de notre gouvernement actuel. Il devient notre héros. Mais on se trompe quand on choisit de s’identifier à ceux qui le font à n’importe quel prix, même le plus sanglant. Avons-nous besoin à ce point de héros ? On nous les a servis dans nos récits depuis si longtemps, depuis notre tendre enfance et dans les multiples récits de l’histoire « officielle » ou fantasmatique de notre téléviseur. Il semblerait en effet que finalement, nous n’avons d’autre croyance collective que celle des miracles et des bandits.

Les récentes déclarations de Pitbull, chanteur latino, sont la preuve de cette contagion dangereuse dans nos discours, de la fascination comme ultime recours pour récupérer un peu de dignité, même fausse. Cette dignité blessée habillée par les maigres restes de notre « algarabía » ou algarabie,- dirait Jorge Semprún-qui veut continuer à se moquer de tout, de la mort et de nous. On le voit bien lorsque Pitbull a menacé publiquement à Donald Trump,grotesque et ultra-réactionnaire candidat à la présidence des Etats-Unis qui, dans le cadre de la course aux primaires républicaines, fait dans la surenchère xénophobe insultant le peuple mexicain, nous traitant de « violeurs » et de « dealers de drogue ».Pitbull, enragé et festif, lui a lancé publiquement, le 17 juillet dernier, « Hey, Trump, ten cuidado con El Chapo, Papo ! », « Eh Trump ! Fais gaffe au Chapo, mon gars ! ».

Le monde narco nous a envahis jusqu’à la moelle de nos possibles identifications. Oui, malheureusement, nous devenons vendeurs de la drogue discursive de nos médias, quand nous laissons ainsi violer la liberté de pensée et les droits d’une nation aussi belle que la nôtre, le Mexique. Peut-être quand toutes nos identifications finiront par être assassinées, alors enfin, nous finirons par sortir tous dans la rue pour crier justice.


Facebook Twitter
Frappes iraniennes : le soutien des pays arabes à Israël marque un nouveau rapprochement

Frappes iraniennes : le soutien des pays arabes à Israël marque un nouveau rapprochement

Génocide à Gaza : des armes, des affaires et des complices

Génocide à Gaza : des armes, des affaires et des complices

Etats-Unis. A l'université de Columbia, la répression du soutien à la Palestine s'intensifie

Etats-Unis. A l’université de Columbia, la répression du soutien à la Palestine s’intensifie

Invasion de Rafah : comment la bourgeoisie égyptienne tire profit des menaces d'Israël

Invasion de Rafah : comment la bourgeoisie égyptienne tire profit des menaces d’Israël


Attaque contre l'Iran : Israël limite sa riposte mais les tensions persistent

Attaque contre l’Iran : Israël limite sa riposte mais les tensions persistent

Difficultés sur le front ukrainien : vers une percée russe ?

Difficultés sur le front ukrainien : vers une percée russe ?

« Un état de guerre » en Cisjordanie : les colons multiplient les expéditions punitives

« Un état de guerre » en Cisjordanie : les colons multiplient les expéditions punitives

Corée du Sud. La droite perd les législatives mais le bipartisme se renforce

Corée du Sud. La droite perd les législatives mais le bipartisme se renforce