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Affaire Duhamel

MeTooInceste touche en plein cœur les fondements de la société patriarcale

L'affaire Duhamel a mis le doigt sur l'un des piliers du patriarcat : l'inceste. Comment lutter contre l’inceste et l’ensemble des abus sexuels sur mineurs ? Nous proposons dans cet article un début de réponse.

Cécile Manchette


et Inès Rossi


et Camille Lupo

13 février 2021

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Crédits photo : AFP

#MeTooInceste : pourquoi maintenant ?

Retour sur l’affaire Duhamel

Début janvier, Camille Kouchner, belle-fille d’Olivier Duhamel, révèle dans son livre « La Familia grande » que le politologue a abusé de son frère jumeau pendant leur adolescence. L’habitué des hautes sphères ne dément pas, et démissionne de ses fonctions. À la suite de son témoignage, des milliers de personnes réagissent et témoignent à leur tour, faisant apparaître le hashtag #MeTooInceste, en écho au mouvement MeToo qui dénonce les violences de genre. Plusieurs semaines plus tard, on apprend que le frère de Camille Kouchner porte plainte contre son ex beau-père pour agression sexuelle.

Depuis la publication du livre, les révélations s’enchaînent. L’acteur Richard Berry est accusé d’inceste par sa fille. Le producteur de télévision Gérard Louvin et son mari, l’auteur-compositeur Daniel Moyne, sont mis en cause par leur neveu. Des milliers d’anonymes mettent en cause leur incesteur sur les réseaux sociaux.

Cette vague de témoignages fait réagir jusqu’au sommet de l’État, avec Emmanuel Macron, qui annonce : « Il nous faut adapter notre droit pour mieux protéger les enfants victimes d’inceste et de violences sexuelles. ». Du côté des associations féministes, des associations de protection des enfants, et des responsables politiques, de nombreuses voix s’élèvent pour demander des changements dans la loi pour lutter contre les abus sexuels sur mineurs et l’inceste. Parmi les mesures défendues, on retrouve notamment l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs, ou encore l’alourdissement des peines pour ces crimes.

Mis sous pression par l’opinion publique, Dupont-Moretti finit par annoncer des mesures à l’étude pour lutter contre les violences sexuelles sur mineurs. Sur France 2, le ministre de la Justice évoque une « prescription glissante », c’est-à-dire un délai de prescription calculé à partir de la date du dernier crime, en cas de multiples victimes. Reprenant une revendication d’un grand nombre d’associations, l’ancien avocat qui a par le passé défendu l’un de ses clients en plaidant l’inceste « consenti », annonce également que « tout acte de pénétration sexuelle accompli par un adulte sur un mineur de moins de 15 ans sera un viol ».

L’inceste, un problème endémique sous le patriarcat

« Le silence construit par les criminels et les lâchetés successives, enfin, explose  » nous dit le président de la République. «  Enfin  » ? Mais les victimes d’inceste parlent depuis des années. Les chiffres de l’inceste sont d’ailleurs bien connus, et c’est un crime qui concernerait un enfant sur 10. L’inceste touche tous les milieux sociaux ; ni les « élites », ni les « miséreux » ne sont plus touchés par ce phénomène. Selon un sondage Ipsos effectué à la demande de l’association « Face à l’inceste », 10 % des Français disent avoir été victimes de viols ou d’agressions sexuelles dans l’enfance, en moyenne à partir de 9 ans, et perpétrés dans la sphère familiale. L’immense majorité des victimes sont des filles, et l’immense majorité des incesteurs sont des hommes.

Au delà d’être un crime, l’inceste est un système. C’est justement ce que décrit non seulement Camille Kouchner dans son livre, mais aussi ce que dénoncent de nombreuses victimes d’inceste. Au delà de la violence sexuelle elle-même, c’est le poids de l’omerta au sein même de la famille que doivent porter les victimes. Quand bien même elles peuvent arriver à verbaliser ou dénoncer cette violence, la famille se structure pour préserver son "équilibre", ce qui veut majoritairement dire étouffer la parole de la victime pour permettre à l’agresseur de garder sa place. La victime est face à deux options : être "exilée" de la famille, ce qui veut dire dans notre société capitaliste se retrouver lachée sans aucun soutien et faire face à la précarité voir à la misère ; ou être forcée à taire sa souffrance pour garder son droit à participer au cadre familial.

Et c’est cela qui semble le plus choquer, que de tels actes se produisent au sein de la sacro-sainte famille, cellule qui forme la fondation de nos sociétés capitalistes. Macron parle même de « sanctuaire ». Mais la famille n’a rien d’un sanctuaire, pour les enfants. Le rôle présumé de la famille dans nos sociétés patriarcales et capitalistes, c’est celui du cocon, avec le père dans le rôle du protecteur, et la mère dans le rôle de la nourrice. La réalité, c’est qu’en 2018, le nombre d’enfants qui ont été victimes de violences physiques ou de mauvais traitements au sein de leur famille, sans même parler de violences sexuelles, s’élève à plus de 52 000. Dans 83% des cas de violences conjugales signalés au 3919, les femmes victimes ont des enfants, et dans plus d’un cas sur cinq, ces enfants sont eux-mêmes victimes de maltraitances.

« Ces situations qui sont révélées sont difficilement soutenables. Parfois même dépassent l’entendement. [...] Comment imaginer qu’un père puisse recourir à de tels actes » dit Jean Castex, sur le plateau de C à Vous, en soupirant, en faisant des longues pauses, en insistant sur « un PÈRE ».

Ce qui est dit ici en filigrane, c’est deux choses. Premièrement, que l’idée la plus insoutenable, ce n’est pas les abus sexuels subi par des enfants, mais la « déchéance » du père, qui ne mérite plus ce nom, puisqu’il faillit à un devoir de protection qu’un père doit remplir envers ses enfants dans la société patriarcale. Mais comme nous l’avons dit plus haut, les violences sous toutes leurs formes subies par les enfants sont structurelles, et ce rôle protecteur n’est que fictif. Deuxièmement, c’est que l’inceste est du domaine de l’indicible, du monstrueux. Ce faisant, on écarte bien vite son caractère systémique ; l’incesteur est un monstre, un pervers, un individu qui n’agit qu’en son nom.
Comment expliquer alors qu’il y ait tant de monstres que 10% des enfants soient victimes d’inceste ? Si ce n’est que l’inceste s’inscrit dans la chaîne de violences inhérentes au patriarcat ? Une telle sacralisation de la famille est justement ce qui empêche les victimes de parler, sous peine de « détruire » la cellule familiale.

Si les victimes ont toujours dénoncé les actes d’inceste, le livre de Camille Kouchner a permis à ces paroles de trouver un écho dans la société. Les témoignages MeTooInceste s’inscrivent dans la dynamique de « vagues » de témoignages contre les violences sexistes et sexuelles qu’on a pu connaître depuis le mouvement MeToo de 2017, et qui n’a pas perdu de son actualité depuis. Le livre a permis de médiatiser l’ampleur du problème. Se pose désormais la question suivante : comment lutter contre l’inceste et les abus sexuels sur mineurs ?

Comment lutter contre les abus sexuels sur mineurs ?

Les réponses du gouvernement : relégitimer les institutions bourgeoises

Le gouvernement n’a pas pu rester impassible face à cette déferlante de témoignages. Marlène Schiappa, aujourd’hui ministre déléguée au ministère de l’Intérieur chargée de la citoyenneté, s’occupe encore souvent de la communication du gouvernement sur les questions de genre et de violences sexuelles. Sur LCI, la ministre a apporté son soutien aux victimes qui témoignaient, et les a enjoint à porter plainte « même s’il y a prescription, car celle-ci s’apprécie au moment du procès ». Elle a également défendu le bilan de la loi Schiappa de 2018, qui, entre autres mesures, allongeait le délai de prescription des crimes sexuels sur mineurs à 30 ans à compter de la majorité des victimes. Elle se dit favorable à un durcissement de la répression des violences sexuelles sur mineurs.

Même son de cloche chez le président de la République, qui dit vouloir « agir » pour mieux réprimer les auteurs de crimes sexuels sur mineurs, « adapter notre droit » pour ne laisser « aucun répit aux agresseurs ». En un mot, la communication du gouvernement sur l’inceste se concentre sur la répression et l’encouragement à porter plainte.

Ce que l’on constate, c’est qu’en matière de violences sexuelles, la réponse du gouvernement est systématiquement répressive. Vous êtes victimes ? Allez voir la police. Portez plainte. Passez par les tribunaux. Le seul parcours envisagé et accompagné est le parcours institutionnel. L’autre versant de ce discours est la dé-légitimation de la parole des victimes qui n’empruntent pas ce chemin. Le gouvernement prend bien soin de condamner le « tribunal populaire des réseaux sociaux ». Or on sait que ces parcours institutionnels peuvent ne pas convenir aux victimes, voire les (re) traumatiser. On sait également que porter plainte est très difficile, et que les plaintes n’aboutissent que très rarement, surtout quand les faits dénoncés sont anciens, ce qui est le cas d’un bon nombre de plaintes pour inceste.

Voilà les solutions mises en avant par le gouvernement pour les victimes de violences sexistes : une justice et une police qui exigent des victimes un nombre démesuré de preuves, souvent considérées comme insuffisantes. Ces institutions ne peuvent répondre aux violences sexistes et sexuelles que par des mesures répressives, comme les mesures d’éloignement, ou encore par des incarcérations, tout en sachant que les prisons sont des lieux où se développent particulièrement les violences patriarcales.

Il n’est pas question ici de décourager les victimes qui veulent porter plainte, ou de leur dire de ne pas le faire. « Une victime d’agression ou de violence sexuelle doit être accompagnée et conseillée sur le fait de comment, où et quand exprimer sa souffrance et sur la manière d’obtenir justice. On n’exige pas d’une victime qu’elle construise, en partant de sa douleur, la stratégie d’un mouvement social et politique. Cette responsabilité repose sur les courants féministes, et c’est sur ce terrain que l’on peut se permettre de poser les questions embarrassantes » explique Andrea D’atri dans son article L’agresseur, les hommes et le patriarcat.

C’est ce que nous nous proposons de faire dans cet article : poser les questions embarrassantes. La judiciarisation de l’inceste, comme seul parcours proposé par le gouvernement aux victimes, désigne des coupables et les punit, sans pour autant s’attaquer aux racines de l’inceste. Or, comme le disait Adèle Haenel dans son entretien avec Mediapart en 2019, « les monstres ça n’existe pas. C’est notre société, c’est nous, nos amis, nos pères ».

Changer les lois pour lutter contre l’inceste ?

Du côté des associations et militants contre les crimes sexuels sur mineurs, des revendications émergent sur deux plans, celui des moyens et celui des réformes. Le gouvernement, mis sous pression, ne répond que sur le plan des réformes. Eric Dupont-Moretti s’est en effet engagé sur la fixation du seuil de non-consentement à 15 ans pour toute pénétration d’une personne adulte sur un mineur, reprenant une mesure réclamée par de nombreux militants et associations. Cela reviendrait mécaniquement à condamner plus lourdement les abus sexuels sur les mineurs de moins de 15 ans.

L’autre mesure phare en débat est l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs. Pour l’instant, l’imprescriptibilité est réservée aux crimes contre l’humanité, et le gouvernement semble vouloir que cela reste le cas. Parmi les partisans de l’imprescriptibilité les plus médiatisés, on retrouve l’association Mémoire Traumatique et Victimologie. L’argument principal pour défendre cette mesure est le phénomène d’amnésie traumatique, ou amnésie dissociative, qui empêche la victime de se souvenir d’événements traumatisants, qui peuvent resurgir bien après le délai de prescription passé.

Aucune réponse en revanche sur la question des moyens supplémentaires, réclamés notamment par Nous Toutes. Le collectif dénonce un désinvestissement de l’État en matière d’accompagnement des victimes, et un manque de formation pour les personnels en charge de cet accompagnement. L’objectif des moyens supplémentaires : favoriser la prise de parole des victimes le plus tôt possible, et la détection des violences qu’elles subissent, car c’est ce qui contribue le plus à la reconstruction.

Au delà du tout-répressif, poser les bases matérielles de l’émancipation

Ce qui est sûr, c’est que la répression, contrairement à ce que prétend Emmanuel Macron, n’est pas là pour « mieux protéger les enfants victimes d’inceste et de violences sexuelles ». L’alourdissement des peines, l’allongement des délais de prescription, etc. n’ont pas de rôle « dissuasif » sur les incesteurs. Pire, ces mesures n’aideront pas forcément les victimes dans un parcours judiciaire. En effet, la justice est ainsi faite que plus un crime est lourdement condamné, plus les preuves de ce crime doivent être accablantes. Comme nous l’avons déjà dit, la prise de parole concernant l’inceste prend généralement du temps, et plus le temps passe, moins les preuves restent.

De plus, en ce qui concerne l’inceste, la parole de la victime est souvent réprimée pour ne pas bousculer l’équilibre familial ; les conséquences sociales sont encore plus lourdes pour la victime si elle est perçue comme étant responsable d’une potentielle lourde peine de prison d’un des membres de la famille.

L’inceste touche en plein cœur les fondements du patriarcat car c’est l’expression pure des rapports de dominations au sein de la famille, pilier du patriarcat dont la sacralisation empêche toute remise en question de son caractère essentiel. Dénoncer l’inceste, c’est toucher du doigt les contradictions de cet ordre patriarcal, qui prétend protéger les femmes et les enfants tout en les violentant.

Contre un problème structurel, il faut aller au-delà de l’angle punitiviste et répressif. L’inceste est l’expression d’un pouvoir ; pour lutter contre l’inceste, il faut briser le silence, mais aussi et surtout briser les conditions matérielles qui permettent de tels rapports de domination. Aujourd’hui, la famille est le seul cadre social dans lequel l’enfant est soutenu matériellement. Vouloir échapper à ce cadre social dans lequel il subit des violences veut donc dire se retrouver sans soutien matériel.

Il faut que les enfants victimes d’abus sexuels au sein de leur famille puissent accéder à des cadres alternatifs qui mettent un terme à ces abus. Aujourd’hui, les foyers et les familles d’accueil dans lesquels sont placés les enfants victimes de violences sont eux-mêmes des hauts lieux de violences envers les mineurs. Il est urgent de mettre des moyens massifs dans le suivi des enfants placés suite à des abus sexuels et dans leurs structures d’accueil. Ce suivi et soutien financier ne doivent plus prendre fin à la majorité des enfants placés.

Pour l’ensemble des victimes, enfants et adultes, il est nécessaire de mettre en place une gratuité totale des soins physiques et psychiques, librement choisis par les victimes selon leurs besoins.

Pour que la dénonciation des actes d’inceste ne soit plus synonyme d’ostracisation, de précarisation et d’isolement social, l’État doit mettre à disposition des victimes privées de leur cadre familial des logements et des fonds d’urgence. Ce suivi et ce soutien financier ne doivent pas prendre fin à la majorité, comme c’est le cas aujourd’hui pour les enfants placés.

Ces mesures d’urgence sont un premier pas dans la lutte contre l’inceste et les abus sexuels sur mineurs. Mais ces actes ne sont pas le fait de monstres, mais bien l’expression la plus violente et la plus dégradante envers les victimes de la société patriarcale qu’il nous incombe de renverser dans son ensemble.


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