Covid, reconfinement et attentats

Macronisme, bonapartisme et escalade sanitaire et sécuritaire

Corinne Rozenn

Paul Morao

Macronisme, bonapartisme et escalade sanitaire et sécuritaire

Corinne Rozenn

Paul Morao

Discuter de la situation en France pour comprendre la politique du gouvernement et du patronat et analyser le rapport de force existant, c’est démêler l’écheveau complexe d’événements distincts. Certains sont d’une gravité extrême, à commencer par la pandémie actuelle et les deux attentats ignobles de Conflans et de Nice. Entre les mains du gouvernement, ils servent, tour-à-tour, de pare-feu, d’écran de fumée et de justification pour un pouvoir qui a failli mais tente par tous les moyens de maquiller ses fautes et de faire oublier ses responsabilités. Face à lui, la fatigue suscitée par l’épidémie dans l’ensemble de la société - et notamment chez celles et ceux qui sont en première ligne sur les lieux de travail - et la sidération et l’horreur face aux attentats. Mais derrière ces sentiments mêlés, demeure bel et bien une colère sourde que l’exécutif sait qu’il aura, tôt ou tard, à affronter sur plusieurs terrains.

Par-delà l’impréparation évidente qui caractérise l’attitude de l’exécutif face à la seconde vague et le caractère imprévisible des attaques terroristes des dernières semaines, il existe un fil conducteur dans la politique gouvernementale. A défaut de créer du consensus et de l’adhésion pour faire face à une crise sanitaire devenue incontrôlée, l’exécutif poursuit sur la voie du raidissement, de l’amputation méthodique des droits fondamentaux et des appels réitérés à « l’unité nationale » face aux attentats pour justifier son tour de vis sécuritaire, point commun de l’ensemble des mesures qui sont aujourd’hui déployées. Les deux attentats changent bien entendu les coordonnées de la situation à court terme, l’exécutif essayant de geler, à son profit, le climat politique actuel. Cela veut-il dire, en dépit de ce que nous avancions il y a quinze jours après les premières annonces de Macron face à la « seconde vague », qu’au-delà de la peur de perdre complétement le contrôle sur l’expansion de l’épidémie, la peur de perdre le contrôle social aurait disparu ?

L’ensauvagement et le séparatisme pour mieux faire oublier les conséquences du choc de l’épidémie à la rentrée

Depuis le 16 mars dernier « nous sommes en guerre » contre une épidémie. Et si les généraux n’ont pas brillé face à la première vague de coronavirus, qui a fait près de 30.000 morts en France et révélé les conséquences dramatiques des politiques d’austérité à l’hôpital ainsi que de l’impréparation générale de l’État, ils n’en ont pas moins eu l’audace de chercher à ouvrir un second front pour mieux faire oublier le premier. Avant même les attentats de ces quinze derniers jours l’ennemi était déjà tout trouvé : l’Islam dans sa dimension soi-disant politique et militante. Une manière de stigmatiser par glissements sémantiques et raccourcis idéologiques successifs toute une communauté et, fondamentalement, une fraction du monde du travail et des classes populaires. Depuis le début de l’été et l’arrivée au Ministère de l’Intérieur du sarkozyste Gérald Darmanin, secondé par Marlène Schiappa déléguée à la « citoyenneté », le gouvernement n’a eu de cesse de montrer ses muscles sur le terrain sécuritaire.

A coups de surenchère sur l’« ensauvagement » d’une partie de la jeunesse, de montée en épingle de faits divers, de mesures répressives concernant la consommation et les trafics de stupéfiants, Gérald Darmanin a endossé l’habit usé du sarkozysme pour approfondir l’ancrage à droite du macronisme. Une façon de jouer la carte de la quasi-« guerre intérieure » pour faire oublier l’approfondissement des fractures sociales laissées par la première vague, mais aussi de chasser sur le terrain idéologique de la droite et de l’extrême droite pour tenter de neutraliser Les Républicains en vue des élections du printemps et de 2022 et conquérir une partie de l’électorat de Marine Le Pen. Ce surinvestissement du terrain « régalien » ne pouvait pas ne pas s’accompagner de la désignation d’un ennemi intérieur : fidèle à son histoire coloniale et à son actualité néo-coloniale, le gouvernement a donc ressorti le vieil arsenal de la lutte contre l’« islamisme ». Cette première étape a donc été coiffée de l’annonce d’une loi « contre le séparatisme » visant autant à détourner l’attention en stigmatisant une communauté assigné au statut, réel ou fantasmé, de « musulman », qu’à diviser notre camp social et faire oublier la lame de fond sociale inédite qui charrie avec elle licenciements, restructurations et fermetures d’entreprises. La rentrée a ainsi été marquée par l’imposition systématique de thématiques sécuritaires et islamophobes créant un climat propice aux campagnes visant des musulmans. Imane Boun, Maryam Pougetoux ou Anasse Kazib en ont notamment fait les frais sur les réseaux sociaux, dans les médias et dans les discours des partis dominants. Un climat raciste irrespirable que l’attaque au couteau du 25 septembre devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, rapidement instrumentalisée par le gouvernement, n’a fait qu’intensifier. Le double attentat, de Conflans d’abord, puis de Nice ce jeudi, ont complété ce panorama.

Les attentats : l’assassinat de Samuel Paty, avant le triple homicide de Nice

Dans ce contexte l’assassinat de Samuel Paty quelques jours après l’annonce de la mise en place d’un couvre-feu dans huit métropoles françaises a constitué un tournant. Par sa violence, parce qu’il a visé un enseignant, parce qu’il a réactivé en partie la mémoire des attentats de 2015, l’émotion suscitée par cette attaque a été massive et avec elle l’instrumentalisation à nouveau opérée par le gouvernement. Quelques jours après le meurtre Emmanuel Macron annonçait ainsi sa volonté de « renforcer ce qui était lancé » tandis que Darmanin, en homme de main du macronisme, lançait une offensive généralisée contre des organisations musulmanes (le CCIF, BarakaCity, Ummah Charity), sur un terrain légal, tout en multipliant les descentes des forces de répression visant à « faire passer un message » dans une logique de répression préventive, en dehors de tout véritable cadre juridique, typique de la gestion coloniale de l’ordre public. Ce que l’on peut qualifier, par conséquent, d’offensive islamophobe, dans la mesure où elle implique un vaste éventail d’instruments de contrôle et de répression ciblant une fraction de la population que l’on assigne à cette identité, est allée de pair avec la mise au pas des voix possiblement discordantes. Dans une logique excluante, typique de la rhétorique guerrière - « celui qui n’est pas avec moi est contre moi » -, le gouvernement a donc enjoint l’ensemble de la société à faire bloc au nom de l’ « unité nationale ». Un appel auquel ont répondu favorablement les syndicats et la gauche institutionnelle, sans jamais envisager qu’il soit possible d’exprimer deuil et colère en toute indépendance d’un gouvernement qui cultive par sa politique la misère et la guerre à l’extérieur de ses frontières. Dans un second temps, le gouvernement et ses représentants se sont lancés dans les anathèmes et les procès en « complicité » de terrorisme, visant y compris ceux qui avaient rejoint d’entrée de jeu le chœur unanime de « l’unité nationale », à l’instar de la direction de la France Insoumise ou d’Europe Écologie- Les Verts.

C’est ainsi que l’assassinat de Samuel Paty a permis au gouvernement d’investir d’un autre contenu politique l’annonce du couvre-feu qui le précédait de quelques jours et qui avait été reçue comme un nouveau signal de l’échec de la gestion sanitaire du gouvernement. De fait, alors que le gouvernement montrait les muscles contre les musulmans, l’épidémie continuait de s’étendre jusqu’à devenir hors de contrôle. L’assassinat de Samuel Paty a ainsi inauguré l’entrée dans une nouvelle séquence marquée par l’imbrication d’une gestion sanitaire répressive et d’une réponse ultra-sécuritaire et islamophobe aux attentats sanglants. Une tentative pour le gouvernement de saturer le panorama politique et médiatique et de reprendre ainsi la main.

Renforcement des mécanismes bonapartistes de l’exécutif au service d’une gestion répressive de la situation

Répression, droit d’exception, attaque contre les droits démocratiques : Emmanuel Macron gère la crise sanitaire comme il prétend gérer le « terrorisme islamiste ». Symbole de cette période marquée par un renforcement bonapartiste : les « conseils de défense ». Ces réunions en petit comité, articulées autour du Président de la République qui donne le ton et choisit les invités, sont devenus une habitude élyséenne et une réponse à tous les sursauts de la situation. Interviewé par Jean-Dominique Merchet, l’historien Nicolas Roussellier décrit ainsi ce fonctionnement de l’exécutif : « On observe un fonctionnement "parfait" de la Ve République, parfait dans le sens de sa propre logique. (…) On observe (…) la mise au point d’une technologie de la décision qui s’éloigne des vieux principes républicains de la responsabilité et du contrôle. L’organisation des conseils de défense à l’Elysée a réglé la question de bicéphalie de l’exécutif entre le Président et le Premier ministre. Le Conseil des ministres devient un mécanisme sans ressort, sans grande importance. Au Conseil de défense, le Président convoque qui il veut et il ne doit pas s’expliquer devant le Parlement. On tend vers ce que l’on pourrait appeler un décisionnisme parfait, en éliminant le débat parlementaire contradictoire, libre et approfondi. La communication sur les conseils de défense, qui rythme désormais l’agenda, vise à donner l’impression que l’on agit au lieu de délibérer. Elle permet de faire savoir à l’opinion qu’il y a un pilote dans l’avion. Les métaphores constantes empruntées à la guerre, y compris désormais sur le plan sanitaire, visent à convaincre qu’il faut un généralissime. »

Un exercice « bonapartiste » du pouvoir où les décisions sont concentrées entre les mains du Président, poussant jusqu’au bout la logique de la Vème République. Un mode de gouvernement facilité sur le terrain sanitaire par un régime d’exception quasi-permanent dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, récemment prolongé jusqu’à février 2021, permettant au gouvernement de prendre par décrets des mesures de limitation des libertés démocratiques, à commencer par le fameux « reconfinement » annoncé ce mercredi. Cette gestion sanitaire n’est pas sans générer des critiques du côté des parlementaires qui voient bien ce qui guette l’opposition au terme de cette logique de marginalisation systématique et de saut par-dessus les mécanismes institutionnels habituels. Au Sénat le rapporteur LR du projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire Philippe Bas a ainsi déclaré : « Plus les droits des Français sont mis en cause, plus le Parlement doit être là pour contrôler les pouvoirs qui sont mis en œuvre par le gouvernement » tandis que les sénateurs LR ont tenté de réduire de moitié la possibilité pour le gouvernement de passer des ordonnances. A l’Assemblée nationale Jean-Luc Mélenchon a également dénoncé les méthodes du gouvernement : « D’où sort le plan qu’il a présenté hier soir ? (…) Qui est l’auteur de ce plan ? Pas l’Assemblée nationale, pas sa commission, pas le gouvernement non plus. Il ne s’est pas réuni pour en délibérer. De qui alors Monsieur Castex êtes-vous le facteur ? ». Des critiques qui ne vont évidemment pas au-delà de la stricte défense de leurs prérogatives déjà fortement entamées par l’exercice du pouvoir présidentiel, non seulement sous Macron mais déjà sous Hollande.

Sur le terrain de ce régime d’exception sanitaire, en place depuis le 23 mars, qui s’ajoute à d’autres régimes d’exception en vigueur sur le territoire, notamment à travers les plans Vigipirate et l’Opération sentinelle, la question sécuritaire est venue surajouter un nouveau débat sur « l’Etat de droit ». Suite à l’attentat de Nice, Christian Estrosi (LR) appelait ainsi ce jeudi à « s’exonérer des lois de la paix » pour « anéantir définitivement l’islamo-fascisme de notre territoire ». Un propos en résonance avec celui de Marine Le Pen qui réclame depuis la semaine dernière une « législation de guerre ». Une surenchère surtout portée par la droite et l’extrême-droite qui, depuis l’opposition, jouent la carte de la dénonciation du « laxisme » du gouvernement. Face à eux le gouvernement campe sur une position « intermédiaire » incarnée par Eric Dupond-Moretti qui se pose en défenseur de la « civilisation » incarnée par l’Etat de droit contre la « barbarie » (dont les islamistes auraient le monopole, on l’aura compris). Une posture politique qui cadre mal avec les pratiques actuelles du Ministère de l’Intérieur (perquisitions arbitraires, dissolution d’associations musulmanes), les dispositions déjà prévues par le gouvernement dans le cadre de la loi « contre le séparatisme », ou encore avec la volonté de remettre sur le tapis la liberticide loi « contre les contenus haineux sur internet ,« dite « loi Avia », censurée par le Conseil Constitutionnel en juin dernier.

Ce positionnement s’explique par le fait que le gouvernement expose plus facilement sa responsabilité en cas d’échec en alimentant la surenchère, et que l’exécutif dispose de toute façon déjà de larges prérogatives puisque c’est Emmanuel Macron qui a fait entrer une grande partie des dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun en 2017. A l’époque, le barreau de Paris dénonçait une loi qui « marque une étape supplémentaire dans l’atteinte aux libertés publiques et individuelles, qui sont au cœur de notre Etat de droit. Car sous couvert de sortie de l’état d’urgence, le gouvernement a en réalité permis l’intégration de toutes ces mesures dans notre droit commun. » Et il semblerait, si l’on suit les annonces de Macron à la suite de l’attentat de Nice, que les mesures sécuritaires vont encore aller en se durcissant à travers, notamment, le renforcement du déploiement militaire sur le territoire national. Autant de « solutions » qui, du point de vue même des experts en sécurité qui ne remettent pas en cause la logique globale répressive qui préside aux politiques anti-terroriste, ne résolvent absolument rien.

L’exception devient ainsi la règle dans cette période où s’imbriquent les crises, et ce avec d’autant plus de facilités qu’en dehors d’une opposition de droite et d’extrême-droite qui n’a à reprocher au gouvernement que de ne pas aller assez loin dans la répression, les critiques sur la gauche apparaissent bien faibles. A gauche et du côté des directions syndicales, ce qui prime c’est soit un mimétisme presque parfait avec le gouvernement de la part du PS et des chevaux de retour à la Valls, soit une atonie complète après avoir emboité le pas du gouvernement sur le terrain du républicanisme. Un gouvernement qui, en échange, n’a pas de mots assez durs et de coups assez bas pour accuser ceux qui ne seraient pas complètement raccord avec son discours de complicité idéologique avec le « terrorisme islamiste ».

La gauche radicale et les syndicats atones, coincés entre l’unité nationale et les procès en « islamo-gauchisme »

Dans la séquence ouverte par l’assassinat de Samuel Paty l’« unité nationale » prônée par le gouvernement a été très rapidement contestée par la droite et l’extrême-droite qui ne se sont pas gênés pour l’instrumentaliser, à leur façon, et à mettre en cause la responsabilité d’Emmanuel Macron. La gauche institutionnelle et syndicale en revanche s’est engouffrée dans l’appel du gouvernement. Les syndicats enseignants d’abord, ont accepté le rôle de tête de pont de l’unité nationale que le gouvernement leur a dévolu dans le rassemblement Place de la République du 18 octobre qui, à l’appel de la FSU, de SOS Racisme, du SGEN-CFDT, de la CGT Educ’ Action, a réuni plusieurs milliers de personnes en présence de Jean-Michel Blanquer, Jean Castex, Marlène Schiappa ou encore Valérie Pécresse. Dans un communiqué intersyndical publié quelques jours plus tard, ces organisations réaffirmaient largement cette posture d’unité en reprenant à leur compte le phrasé ultra-républicain mis en avant par le gouvernement, appelant à faire « grandir une société unie et fraternelle (…) face à l’obscurantisme. » Paralysées par le « dialogue social » et l’accompagnement à peine critique de la gestion gouvernementale de la crise sanitaire qui sacrifie le monde du travail sur l’autel des profits du patronat, les directions syndicales se sont « naturellement » retrouvées à la traîne de l’opération de récupération du gouvernement.

Du côté de la France Insoumise c’est la même logique qui a dominé. Dans plusieurs interviews données dans le week-end suivant l’assassinat de Conflans Jean-Luc Mélenchon a affiché sa volonté de saisir la main tendue par le gouvernement et de répondre à l’appel à l’union. Le leader des Insoumis a au passage donné quelques gages de bonne volonté en reprenant à son compte le projet de loi « renforcement de la laïcité » - nouveau nom de la loi « séparatisme » - que les Insoumis amenderont, et en allant plus loin, y compris que Darmanin, en fustigeant les Tchétchènes .

Mais cette bonne volonté de la gauche institutionnelle s’est rapidement fracassée sur les anathèmes du gouvernement, de la droite et de l’extrême-droite, bien déterminés à instrumentaliser doublement la situation, allant donc y compris jusqu’à s’attaquer à ceux qui, par-delà leurs discours et les gages donnés, seraient insuffisamment républicains. Une façon, dans le climat pré-électoral qui précède le printemps, d’essayer de décrédibiliser la France Insoumise et les écolos et tenter de briser en amont les possibles tendances unitaires à gauche en forçant le PS à se distinguer du reste de ses potentiels partenaires. Depuis bientôt deux semaines les procès en « islamo-gauchisme » et en « complicité du terrorisme » ne sont ainsi plus l’apanage de polémistes d’extrême-droite mais sont repris au plus haut niveau de l’État par Blanquer ou Darmanin. S’ils visent notamment la France Insoumise pour les raisons que l’on vient de voir, ils frappent plus largement de nombreux militants et intellectuels, de Rokhaya Diallo à Anasse Kazib en passant par le monde universitaire en général. A la défensive, les Insoumis se sont contentés ces derniers jours de retourner contre le gouvernement et la droite les accusations de complicité de terrorisme. En dépit de la dénonciation juste de la stigmatisation des musulmans et des liens entre l’impérialisme français et les pétro-monarchies du Golfe, qui ont contribué à armer Daech, les Insoumis ont choisi de continuer à garder le silence sur les manifestations concrètes de la politique islamophobe du gouvernement. De la dissolution du CCIF, de BarakaCity et de Ummah Charity, au projet de loi de « renforcement de la laïcité » du gouvernement, LFI cautionne par son silence la politique d’exception qu’est en train de mener le gouvernement.

Sur le terrain sanitaire les critiques se font plus franches du côté des directions syndicales ou de la gauche tant il est difficile d’ignorer la gestion catastrophique et pro-patronale du gouvernement. Pourtant elles ne s’accompagnent d’aucun plan de bataille à la hauteur de la situation, et la gauche radicale autant que les directions syndicales se refusent de contester les deux fronts de l’offensive que mène le gouvernement, au niveau sanitaire et sécuritaire, affaiblissant un peu plus les conditions de riposte qui devrait être celle du monde du travail. A l’heure où l’explosion de l’épidémie menace directement des millions de travailleurs, de jeunes, de précaires, l’opposition se réduit ainsi à quelques critiques en l’air qui n’invalident en rien l’attitude générale de conciliation avec le gouvernement. Ainsi si la CGT dénonce avec justesse l’esprit qui anime la gestion sanitaire du gouvernement « l’économie d’abord quoi qu’il en coûte en vies humaines », que propose-t-elle pour faire obstacle à ce projet ? Lors de la première vague les syndicalistes de terrain ont dû rapidement prendre les choses en main pour imposer des mesures sanitaires à la hauteur et faire fermer les productions non-essentielles qui exposaient inutilement des centaines de travailleurs au virus. Au même moment la direction de la CGT ne donnait aucune directive mais prétendait négocier avec le gouvernement une « liste » des secteurs essentiels. Une attitude qui l’a paralysée dans l’attente d’un texte qui n’est jamais venu, tant il était contradictoire avec la volonté de laisser la marge de manœuvre la plus large possible au MEDEF. Quelles leçons ont été tirées de ce « dialogue social » qui n’a mené à rien mais qui a, en revanche, aplanit le terrain du patronat et du gouvernement pour orchestrer et justifier les restructurations, licenciements et fermetures qui s’annoncent ?

Une colère sourde contre le gouvernement qui joue la montre

Derrière ses postures guerrières, face à l’épidémie ou au terrorisme, le macronisme est sans doute beaucoup plus faible qu’il ne le montre. Mais, paradoxalement, si la conjoncture actuelle conduit à exposer fortement le pouvoir elle donne néanmoins un primat à l’exécutif qui lui permet de s’afficher à la manœuvre et de dicter son agenda. Ainsi que le synthétise Jérôme Fourquet dans Les Echos : « Cette crise n’est pas une bonne nouvelle pour Emmanuel Macron, mais la reprise de l’épidémie a pour effet de geler le débat politique sur ce front. Comme dans un match de rugby : tant que le ballon est dans la mêlée, le chronomètre tourne et l’avantage est pour l’équipe qui mène aux points, même si ce n’est pas du beau jeu... On ne voit pas, dans nos sondages, d’opposants politiques qui aient gagné, dans cette période, en stature et en crédibilité. L’illustration la plus aboutie de ce gel politique serait que les régionales soient reportées après la présidentielle. »

A différents niveaux, donc, sur un plan institutionnel autant que « par en bas », c’est bien l’absence d’une opposition qui permet à Macron, qui est pourtant dans une situation complexe, à continuer de garder la main. La leçon de la dernière séquence politique et sociale, avec les Gilets jaunes puis avec la grande grève de l’hiver 2019-2020, c’est précisément le fait que seule la mobilisation à travers ses propres méthodes et dès lors qu’elle paralyse l’économie, permet, si ce n’est de mettre un coup d’arrêt complet à la politique du pouvoir, au moins de lui faire perdre la maitrise des horloges des contre-réformes et des attaques, dont Macron se prévalait encore jusqu’à l’automne 2018. Malgré les aspects réactionnaires de la conjoncture actuelle, les grèves de travailleurs précaires dans la sous-traitance aéronautique ou automobile, la mobilisation historique des sans-papiers, mais aussi les premiers frémissements de révoltes dans les quartiers populaires, notamment à Champigny-sur-Marne, montrent que le mécontentement est bien là.

Les conditions sociales sont encore plus dégradées qu’auparavant et le macronisme est encore moins capable de générer consensus et adhésion. C’est bien la façon dont l’état d’esprit et la colère précipiteront les choses dans la période à venir qui est en jeu. La gauche révolutionnaire, de ce point de vue, devrait jouer un rôle de catalyseur, afin que ce soit sur notre terrain que ce ras-le-bol explose. Un constat qui rappelle la nécessité de consolider et de transformer sur le plan stratégique les instruments politiques déjà existant en lien avec l’ensemble de celles et ceux qui refusent de payer leur crise et, plus généralement, de sauver la peau du capitalisme au prix de leur vie ou de celle de leurs proches.

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