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Lutte des classes

Lutte à Chronodrive : l’alliance entre le mouvement féministe et une jeune génération ouvrière

A contre-courant du corporatisme syndical et du scepticisme des féministes vis-à-vis du mouvement ouvrier, la lutte de Rozenn et ses collègues face au sexisme régnant à Chronodrive est un exemple d'alliance salutaire entre le mouvement ouvrier et le mouvement féministe.

Anna Ky

6 avril 2021

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Les femmes représentent près de la moitié du prolétariat mondial. Durant cette année de crise économique et sanitaire, elles se sont trouvées en première ligne dans de nombreux secteurs : éducation, santé, ménage, grande distribution... En première ligne face à la précarité et aux conséquences économiques et sociales de la crise, mais aussi en première ligne de nombreux combats, en particulier depuis l’émergence de la nouvelle vague féministe, qui dénonce les violences sexistes et les oppressions de genre dans toutes les couches de la société, au travail, dans les grandes écoles, dans l’espace public et la sphère privée. Les 8 mars de ces dernières années, journées internationales de lutte pour les droits des femmes, ont été marqués par de nombreux appels à la grève, méthode historique de la classe ouvrière, aujourd’hui plus féminisée que jamais.

Pourtant, les organisations traditionnelles de la classe ouvrière – en particulier les syndicats – et les organisations émergeant du mouvement féministe qui connaît un nouvel élan ne luttent presque jamais ensemble, et empruntent des chemins bien distincts depuis des décennies. Exception faite du 8 mars, où les directions syndicales appellent timidement à la grève et défilent dans des cortèges bien différents des organisations féministes, la lutte contre l’exploitation capitaliste et la lutte contre le patriarcat ont tout d’un dialogue impossible.

C’est dans ce contexte que le combat contre le licenciement de Rozenn, étudiante-travailleuse à Chronodrive mobilisée contre les violences sexistes et sexuelles dans l’entreprise, fait office d’exception et d’exemple, dans le sens d’une réconciliation entre le mouvement ouvrier et le mouvement féministe. Étudiante toulousaine de 19 ans, mais aussi militante féministe au collectif Du Pain et des Roses et membre du NPA – Révolution Permanente, Rozenn s’est syndiquée à la CGT Chronodrive dès son arrivée dans l’entreprise, il y a près d’un an. Rapidement, elle s’est organisée avec ses collègues contre le sexisme ambiant sur leur lieu de travail : elle a accompagné des salariées victimes de harcèlement sexuel et moral et d’agressions dans des rendez-vous avec la direction, elle a recueilli des témoignages, elles se sont organisées en commission de femmes pour revendiquer à minima une réorganisation des plannings afin que les victimes ne soient plus obligées de travailler aux côtés de leur agresseur, ont demandé à pouvoir dispenser des formations, et ont cherché à se mobiliser aux côtés de l’ensemble des salariés contre leurs conditions de travail.

Aujourd’hui, le rapport de force se construit face à la direction de Chronodrive qui cherche à licencier Rozenn – au motif d’un tweet où elle dénonce le gaspillage alimentaire de l’enseigne – dans la continuité du combat féministe qu’elle a mené. Le 27 mars, plus d’une vingtaine de ses collègues se sont mis en grève en solidarité avec elle, contre son licenciement et pour dénoncer leurs conditions de travail. A cette occasion, un rassemblement était organisé, réunissant de nombreuses figures locales – Odile Maurin, militante pour les droits des personnes handicapées, Gilet jaune et élue de l’opposition à la mairie, mais aussi Manuel Bompard, eurodéputé LFI, pour ne citer qu’eux – et de nombreuses organisations syndicales, étudiantes, politiques et féministes.

L’arc de force très large qui s’est constitué en soutien à Rozenn s’incarne également dans la pétition contre son licenciement qui a recueilli plus de 20 000 signatures, et notamment celles de plusieurs sections syndicales comme la CGT Université Toulouse 2, SNASUB-FSU Université Toulouse 2, Sud Education UT2J, Sud Education 31-65, CGT Educ’action 31, FO ESR 31, UL CGT Mirail, UL CGT Toulouse centre, CGT Auchan France, CGT Figeac aéro, CGT Mécachrome, CGT AHG, CGT RATP Bus Flandre, CFDT AAA, CNT 31 ; mais aussi de plusieurs organisations féministes, à l’instar de Toutes en Grève, Collages féminicides 31, Du Pain et des Roses, Planning Familial 31, Osez le féminisme 31, Les Sans Culottes 31, Héroïnes95, Les Attentives, Femmes en lutte 93 ou encore Marseille Féministe.

En elle-même, la lutte pour la réintégration de Rozenn et contre la direction de Chronodrive incarne la croisée de la lutte contre les violences sexistes, la lutte contre la précarité étudiante et pour de meilleures conditions de travail. Une lutte à la fois sociale et politique, économique et féministe, contre l’oppression patriarcale et l’exploitation capitaliste. Mais pourquoi une telle alliance entre le mouvement des femmes et le mouvement ouvrier est-elle si rare dans le paysage des luttes aujourd’hui ?

Les bureaucraties syndicales et le refus de s’emparer des revendications féministes

La majeure partie du temps, les directions syndicales ne se concentrent que sur les revendications liées aux horaires, aux salaires et aux suppressions d’emploi, quand elles ne sont pas occupées à aller négocier le poids des chaînes avec des représentants du patronat ou du gouvernement. En témoigne par exemple l’appel au « dialogue social » par le patron du Medef, salué par la plupart des organisations syndicales du pays.

Mais les dirigeants des organisations censées représenter le mouvement ouvrier ne se contentent pas de prendre le thé avec les ministres et les patrons, ils refusent également de lutter contre les oppressions qui traversent et divisent le prolétariat. Depuis la naissance du syndicalisme et de l’histoire du mouvement ouvrier, il y a eu une résistance à l’intégration des femmes dans les organisations du prolétariat, qui a conduit dès la fin du XIXe siècle les ouvrières à s’organiser dans des sections syndicales séparées ou dans des organisations à part. En 1913, le syndicat du livre, particulièrement anti-féministe, ira jusqu’à obtenir le licenciement de la typographe lyonnaise Emma Couriau par son patron, après qu’elle se soit battue pour pouvoir se syndiquer. Le mari de cette dernière, qui l’avait appuyée dans son combat, est également exclu du syndicat.

Si la première guerre mondiale et l’intégration toujours plus importante des femmes au marché du travail fait bouger les lignes, permettant aux femmes de s’organiser aux côtés de leurs collègues dans les partis et syndicats ouvriers, la lutte contre les inégalités de genre et les violences patriarcales n’est presque jamais mise à l’ordre du jour par la bureaucratie syndicale. En 2014, il n’y avait que 37% de femmes parmi les syndiqués à la CGT : le résultat d’une absence de politique consciente contre les violences et les inégalités engendrées par le patriarcat, et le refus des directions syndicales de joindre leurs forces à la lutte féministe.

En ce sens, nous écrivions dans un article en dialogue avec le Manifeste pour un féminisme des 99% que l’une des tâches centrales des féministes se revendiquant de la lutte des classes est de se battre pour « récupérer les organisations du monde du travail des mains de la bureaucratie syndicale, pour qu’elles soient de vraies organisations démocratiques de l’ensemble de la classe, qui ne renforcent pas mais, au contraire, combattent les divisions entre travailleurs nationaux et migrants, hommes et femmes, statutaires et précaires, avec des droits syndicaux ou non, cela aussi est une tâche préparatoire. Ces institutions de la longue histoire du mouvement ouvrier, avec cette perspective, permettraient de rendre la grève bien plus efficace et de reconstruire un pont entre la classe salariée et le mouvement féministe qui s’est brisé il y a quasiment un siècle. »

C’est notamment ce qu’expliquait Laura Varlet, cheminote et militante au collectif Du Pain et des Roses, à la veille de la grève de l’hiver 2019-2020 contre la réforme des retraites : « Ce qui serait très fort et qu’on va essayer de porter en défendant l’existence de cortèges féministes dans les manifestations mais aussi, en fonction de l’évolution de la grève, la mise en place de commissions de femmes, ce serait que les revendications féministes soient aussi portées par le mouvement. Cette bataille il faut la mener au sein des assemblées générales, mais aussi au sein même de nos syndicats, car souvent les directions syndicales refusent de prendre en charge jusqu’au bout les revendications des femmes travailleuses. »

L’émergence d’un « mouvement autonome des femmes »

En réaction à cette attitude criminelle de la plupart des directions des organisations du mouvement ouvrier, la vague féministe qu’on connaît aujourd’hui s’est construite dans une grande mesure en totale extériorité des syndicats et des partis du prolétariat, se revendiquant du « mouvement autonome des femmes » depuis les années 1970. Une contradiction énorme, à l’heure où les femmes constituent la moitié de la classe ouvrière mondiale, mais où l’essentiel du combat féministe se joue en dehors des lieux de travail.

Si la deuxième vague féministe, née au feu des révoltes des années 68-81, cherche à articuler le combat contre le patriarcat à la lutte contre le capitalisme, « le mouvement des femmes des années 70 se définit comme mouvement autonome, exclusivement par et pour des femmes. Il développe une organisation reposant sur le principe du « petit groupe », opérant de manière plutôt informelle et spontanée. Il se distingue ainsi des partis politiques mais aussi des associations féminines traditionnelles. »

C’est l’émergence de ce « mouvement autonome des femmes » qu’expliquent et justifient Marie-Annick Mathieu et Josette Trat dans un entretien accordé à l’Anticapitaliste, revue du NPA : « Le mouvement ouvrier a plusieurs traditions mais la tradition dominante au début des années 1970 en France était encore celle du communisme stalinien, même s’il avait déjà été ébranlé par différentes crises depuis 1956. Pour le PCF ou les dirigeants de la CGT, le féminisme était un élément de division de la classe ouvrière dans son combat contre le capitalisme tandis que le socialisme sur le modèle de l’URSS était censé apporter une solution à tous les problèmes. Pour nous qui portions un regard ô combien critique sur les expériences révolutionnaires passées, un mouvement « autonome » des femmes était indispensable « avant, pendant et après la révolution ». »

Un héritage qui influence jusqu’à aujourd’hui le féminisme « lutte de classes », comme la commission d’intervention féministe du NPA qui, tout en revendiquant l’ancrage de la lutte des femmes dans la lutte des classes, défend cette autonomie du mouvement féministe, en premier lieu vis-à-vis des organisations du mouvement ouvrier : « Au lieu de participer aux collectifs/assemblées générales, d’y défendre leurs positions et d’y proposer leurs moyens matériels, les organisations, notamment syndicales, préfèrent se réfugier en terrain connu et convoquer des intersyndicales ou des inter-organisations. Ces problèmes se sont posés dans différentes villes, à des niveaux plus ou moins conflictuels en fonction de l’histoire locale, du travail unitaire et de la présence de militantEs attachéEs à la construction d’un mouvement féministe autonome. »

La revendication d’un mouvement féministe autonome devient problématique quand derrière ce terme, il est entendu que l’indépendance du mouvement doit se construire non pas centralement vis-à-vis de l’État, du patronat et de leurs institutions, mais à l’extérieur des organisations du mouvement ouvrier. Cette rhétorique vient entériner la rupture existant de fait entre le mouvement féministe et le mouvement ouvrier, alors même que leurs intérêts n’ont jamais été aussi liés qu’aujourd’hui.

La lutte contre le sexisme à Chronodrive, pour le pain et les roses

C’est dans ce contexte du rupture consommée entre mouvements ouvrier et féministe que la bataille pour la réintégration de Rozenn, à son échelle, intervient comme un contre exemple et incarne la logique avec laquelle il s’agit de combattre les violences sexistes et sexuelles, tant d’un point de vue syndical que depuis le mouvement féministe.

D’une part, la prise en charge de la bataille contre les violences patriarcales au sein de Chronodrive par Rozenn et la jeune section CGT marque une rupture avec les appareils syndicaux bureaucratisés, qui restreignent leur intervention aux revendications économiques. En effet, à l’initiative de la CGT Chronodrive, créée il y a à peine un an, les salariées syndiquées et non-syndiquées de l’entreprise ont pu s’organiser en non-mixité, dans des commissions de femmes totalement indépendantes de la direction, afin d’élaborer un plan de bataille et des revendications qui permettent de mettre fin au harcèlement sexiste et moral sur leur lieu de travail. Une commission non-mixte qui n’attend rien du patronat dans la lutte contre le sexisme, car leur intérêt est avant-tout de préserver leur image de marque et leurs profits.

« Pour vous donner quelques exemples, on a revendiqué que les victimes n’aient plus à travailler au côté de leurs agresseurs, on les a accompagné dans leur démarches, raconte Rozenn. Mais au-delà, on a revendiqué que la direction nous paye des heures de délégation pour s’organiser dans ces cadres, la mise en place de commission de médiation, des formations payées par l’entreprise et dispensées par les personnes que la commission aurait choisies. Mais on a très vite compris que tout cela on ne l’obtiendra que par le rapport de force, parce que la direction n’a aucun intérêt à accepter tout ça, et d’ailleurs elle a tout fait pour briser ces cadres et pour nous monter les uns contre les autres, pour nous diviser. »

Une commission qui cherche une réponse aux violences de genre en mettant au cœur les salariés pour mener les enquêtes nécessaires et pouvoir statuer en indépendance de la direction. La commission, et les autres mesures qui peuvent exister comme la mise en place de formations féministes pour les salariés, doivent s’inscrire dans une réponse d’ensemble face au sexisme qui structure la société et ne se limite pas à un problème individuel.

« On savait que le problème du sexisme n’allait pas se résoudre entre femmes, qu’il s’agissait de construire un rapport de force avec nos collègues hommes, à la fois contre les violences sexistes et sexuelles mais aussi contre les conditions de travail misérables dans lesquelles on doit travailler ; face à des patrons qui n’ont pas hésité à sucrer les primes Covid des salariés par exemple ».

L’organisation des salariées face au sexisme et leur volonté de s’adresser à leurs collègues hommes a notamment abouti à la grève d’une vingtaine de collègues de Rozenn en solidarité avec elle le 27 mars. Une grève inédite dans l’histoire de Chronodrive, qui remet cette méthode historique du mouvement ouvrier au centre de la lutte pour l’émancipation des femmes. « Voir qu’aujourd’hui une vingtaine de salariés, dont beaucoup d’hommes, se mettent en grève en soutien à une collègue qui a lutté contre le sexisme, je trouve ça très puissant », témoigne Rozenn. Une grève articulée autour de revendications liées aux conditions de travail de l’ensemble des travailleurs de Chronodrive, pour la plupart jeunes étudiants précaires, mais également une grève féministe, contre l’oppression patriarcale. Une grève pour le pain et pour les roses.

La rupture entre mouvements féministe et ouvrier n’est pas une fatalité

En bousculant les frontières entre les luttes économiques et sociales, entre syndicalisme et féminisme, la campagne contre le licenciement de Rozenn, à l’échelle d’une bataille défensive, incarne l’alliance entre une jeune génération ouvrière qui n’a pas subi le poids des trahisons et du corporatisme syndical, et un mouvement féministe en plein élan qui lutte avec acharnement contre les violences sexistes et sexuelles.

Dans notre article de dialogue avec le Féminisme des 99%, nous disions que « pour porter un coup décisif au capitalisme, il faut disposer du pouvoir qu’ont entre leurs mains les secteurs qui font tourner les principaux ressorts de la production mais aussi des services qui rendent possibles la création des profits capitalistes. Cela nécessite également que ces secteurs (où aujourd’hui la participation des femmes est infiniment plus élevée qu’elle ne l’était il y a encore quelques décennies) établissent une alliance avec tous les autres secteurs des classes opprimés par le système capitalisme.

C’est pour cela que nous considérons que c’est une tâche du féminisme qui se revendique anticapitaliste de se battre contre les directions syndicales corporatistes du mouvement ouvrier qui maintiennent une séparation arbitraire et fonctionnelle au capitalisme, entre les revendications économiques des travailleuses et travailleurs et les revendications démocratiques qui concernent des secteurs plus larges. Mais il est également nécessaire de batailler contre les directions (tout aussi corporatistes) des mouvements sociaux qui, en niant ce pouvoir des secteurs concentrés de la classe ouvrière contre le capital, tentent de subordonner ces luttes démocratiques à une perspective réformiste limitée, ce qui toujours plus utopiste dans le contexte d’un capitalisme en crise. »

En ce sens, le large soutien obtenu par Rozenn et ses collègues de Chronodrive, depuis Mona Chollet à Caroline de Haas, en passant par la présence d’organisations comme Nous Toutes et Osez le féminisme lors du rassemblement organisé devant le magasin le 27 mars, incarne à l’échelle d’une bataille partielle cette alliance indispensable entre les mouvements sociaux – ici les organisations féministes – et un secteur de la classe ouvrière. Une alliance qui se construit autour de la seule méthode de lutte qui permette d’établir un véritable rapport de forces contre le capitalisme patriarcal : la lutte des classes.


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