Accident industriel ou catastrophe capitaliste ?

Lubrizol. Quand Macron, "champion de la terre", part en fumée

Corinne Rozenn

Lubrizol. Quand Macron, "champion de la terre", part en fumée

Corinne Rozenn

Le discours écolo de Macron a commencé très tôt à fondre comme neige au soleil. Avec Lubrizol, le peu qui en restait est désormais recouvert d’une épaisse couche de suie polluante.

La « catastrophe » du 26 septembre, qui est avant tout un crime capitaliste contre la population, met en lumière, si cela était encore nécessaire, l’urgence de la réponse anticapitaliste aux questions environnementales et écologiques.

Macron avait fait de la patine écolo un marqueur programmatique fort censé repeindre en vert et avec quelques touches progressistes son projet ouvertement pro-néolibéral. C’est le discours qu’il a tenu avant son élection à l’Élysée, pour siphonner les voix écolos, et qu’il a réitéré pendant la campagne des européennes. Fort de son titre de « champion de la terre » décerné par l’ONU et de de sa stature de défenseur auto-proclamé de la forêt amazonienne, le discours a commencé à faire eau de toute part sur le plan intérieur dès la rentrée 2018, avec la démission fracassante de son numéro 2 et Monsieur écologie au gouvernement, Nicolas Hulot. François de Rugy, qui confondait dégustation des langoustes et défense de la barrière coralienne, n’a jamais pu remonter la pente. Désormais, avec la catastrophe industrielle de Lubrizol, c’est l’ensemble de l’édifice, déjà bien fissuré, qui vacille.

Macron et ses prédécesseurs coupables

Alors certes on pourra dire, une fois n’est pas coutume, que Macron n’est pas totalement coupable. C’est en 2009, sous le gouvernement Hollande, que la législation sur le stockage des produits dangereux a évolué pour permettre aux gros criminels en puissance que sont les patrons de l’industrie chimique, les pétroliers et les grandes entreprises de logistique de faire exploser leurs profits en « s’enregistrant » sans passer par aucun contrôle pour stocker des matières dangereuses. Depuis, toutes les législations censées prévenir les risques, déjà trop peu contraignantes, ne sont que des bouts de papier sans aucun effet. Le maire PS de Rouen, Yvon Robert, l’a d’ailleurs reconnu, avec une honnêteté qui ferait rougir les plus roublards : « Lubrizol a toujours respecté les règles ».

C’est donc l’ensemble du système qui est coupable, avec sa législation complaisante, ses décrets préfectoraux, ses autorisations criminelles. Un système passoire qui est construit pour donner un blanc-seing non seulement pour jouer avec la santé de la population, mais surtout pour nous mettre en danger de mort. Cependant, et à juste titre, dans la mesure où il incarne ce système, c’est bien Macron et son gouvernement qui sont aujourd’hui jugés comme premiers responsables de la catastrophe en cours, puisque l’incendie n’est toujours pas complètement éteint et que l’impact sur l’environnement et sur les populations promet d’être extrêmement lourd, sur le moyen et long terme. C’est également Macron et son gouvernement, par l’ensemble des dysfonctionnements dans la gestion de cette crise et qui dépasse, de loin, de simples « problèmes de communication » reconnus par les ministres eux-mêmes, qui sont responsables de ce qui est en train de se passer.

Conscience et défiance

L’autre élément, absolument central dans cette affaire de catastrophe capitaliste, c’est la réaction immédiate de la population de l’agglomération rouennaise. Si l’on compare ce qu’il est advenu avec la dernière catastrophe industrielle majeure en France, en l’occurrence AZF, en septembre 2001, les parallèles sont multiples, mais la réplique populaire est absolument distincte. En termes d’impact immédiat, AZF avait laissé un bilan humain beaucoup plus lourd : 31 morts, 2 500 blessés, des dommages considérables sur les équipements publics, les bâtiments adjacents et sur l’ensemble du parc immobilier privé environnant. La réponse, en revanche, avait été moindre. Certes la colère était immense, mais la mobilisation n’avait pas été au rendez-vous. Les projecteurs étaient braqués, à l’époque, sur ce qu’il venait d’arriver à New York et sur la préparation de l’invasion de l’Afghanistan (avec participation française et soutien du gouvernement Chirac-Jospin). Seul un long et exténuant (en plus de très décevant) combat judiciaire a été enclenché : à l’issue d’un procès en appel, en 2012, Total et son ex-PDG ont été relaxés, le dernier procès en appel de 2017 n’ayant abouti qu’à la condamnation de Serge Biechlin, l’ancien directeur du site, à quinze mois de prison avec sursis pour homicide involontaire et la société Grande Paroisse à une amende de 225 000 euros. Biechlin, depuis, s’est pourvu en cassation. À Rouen, la réaction populaire ne s’est pas fait attendre, et dans la rue, cette fois-ci. Pas un jour ne se passe sans que des rassemblements soient organisés, en dépit des discours d’autant plus inquiétants que lénifiants du gouvernement, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, ayant ainsi déclaré que « la pollution est réelle » mais que « pour l’instant elle n’entraîne aucun risque pour la santé ».

C’est là le résultat d’une situation double : à la fois d’une prise de conscience aiguë des enjeux environnementaux et écologiques et de leur impact sur la santé de toutes et tous – et l’actuel mouvement climat n’y est pas pour rien – mais aussi et surtout d’une défiance à l’égard de la parole officielle, des discours gouvernementaux et des autorités plus en général. Le mouvement des Gilets Jaunes, dans ce cadre, a joué un rôle de déconstruction qui a élargi un peu plus les brèches existantes et caractérisant la situation de crise organique que connaît le pays en termes de césure de plus en plus flagrante entre gouvernants et gouvernés. Si a cela on rajoute quelques facteurs adjuvants, à commencer par le procès Mediator qui dévoile la façon dont les plus hautes autorités de l’État ont pu, comme lors du scandale du sang contaminé, dans les années 1980, préserver davantage les intérêts des grands laboratoires que ceux de la santé de la population, alors tous les facteurs sont là pour que le cocktail explosif se retourne contre le gouvernement.

Une situation bien trop dangereuse pour qu’on la laisse aux mains des capitalistes

Le bilan de la catastrophe va aller en s’alourdissant dans les prochains jours et les prochaines semaines. Selon des révélations de Mediapart, ce ne sont pas plus de 5 000 tonnes de matières toxiques qui sont parties en fumée sur la seule usine Lubrizol, mais plusieurs milliers d’autres, qui ont également pris feu dans les entrepôts de Normandie Logistique, situés à proximité et qui stockaient des produits de Lubrizol. Des produits mortels par ingestion et inhalation, des toxiques chroniques aigus pour le milieu aquatique, des substances nuisibles à la fertilité, des corrosifs et des irritants : ce n’est pas un gigantesque mauvais paquet de cigarettes que les habitants de l’agglomération rouennaise ont été invités à fumer, mais un combo de poisons industriels qu’ils ont eu à respirer et avec lesquels ils sont en contact depuis le 26 septembre. La cartographie très partielle de la pollution révèle par ailleurs que 209 communes de Seine Maritime, de l’Oise, de l’Aisne, de la Somme et du Nord ont été impactés, sans qu’aucune étude ne soit réalisée, pour l’heure, au niveau des zones les plus densément peuplées pour ce qui est de la capitale et de sa petite et grande couronne.

Non, décidément, rien de ce qui peut être décidé « par en haut » ou ce qui est mis en œuvre, avec bonne volonté et conscience écologiste, « par en bas », ne tient face à un tel désastre. De la responsabilisation individuelle aux énergies et aux transports « verts » en passant par le tri sélectif, rien ne résiste en termes de pratiques écolo-compatibles face à ce que produit une telle catastrophe capitaliste, en l’espace d’un incendie qui était, pourtant, officiellement jugé « hautement improbable ». Tant que les moyens de production, notamment les plus dangereux, seront aux mains des capitalistes, alors on ne saura être tranquilles ni même envisager le moindre début de « transition écologique ».

On nous promet une enquête administrative et des résultats concrets, à la suite de l’explosion et des incendies du 26 septembre. Mais ce ne sont pas ceux qui ont donné le permis de polluer et de mettre la santé de la population en danger qui devraient enquêter, mais l’ensemble de la population impactée, à travers des délégués élus dans les rassemblements et les mobilisations, en lien avec les organisations du mouvement ouvrier, au premier rang desquels les syndicats de la zone industrielle. Ce sont eux qui devraient pouvoir disposer de toute latitude pour mener cette enquête.

Il en va de même en termes de transparence. Lubrizol appartient, en dernière instance, à Warren Buffet, l’une des premières fortunes mondiales. C’est tous les comptes du conglomérat, de même que l’ensemble des documents relatifs au site, qui doivent être rendus public, pour que toute la lumière soit faite sur cette catastrophe, et que les responsables paient pour la dépollution et le suivi médical, à moyen et long terme, des populations impactés, des sapeurs-pompiers qui sont intervenus, et des travailleurs du bassin industriel rouennais.

Il y a, en France, 1 912 sites Seveso, dont 705 classés « seuil haut », c’est-à-dire autant de Lubrizol en puissance. Tous sont possédés par de très grands groupes capitalistes, hexagonaux et étrangers. C’est l’ensemble de ces sites qui devraient être expropriés et nationalisés. Mais comme il n’y a aucune confiance à avoir dans le gouvernement, ils devraient être expropriés sous le contrôle des salariés et des communautés de population environnantes, de façon à mettre définitivement les patrons hors d’état de nuire, de polluer, et de jouer avec notre santé.

C’est cela, aussi, la leçon de Lubrizol que le gouvernement et ses amis essaient d’occulter. Mais cette fois-ci, on peut l’espérer, à la différence des catastrophes passées, ils ne s’en sortiront pas à si bon compte. Il en va de l’environnement et de nos vies.

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