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#BlackLivesMatter

"Les émeutes raciales de Chicago. Juillet 1919." de Carl Sandburg

Image : 29 mars 1968 Memphis, Tennessee Alors que le mouvement #BlackLivesMatter reprend son cours aux Etats-Unis, à la chaleur du meurtre raciste d’Alton Sterling, assassiné par la police, et que la polémique qui oppose les tenants de l’ordre policier aux manifestants contre une police raciste est monté d’un cran avec la fusillade de Dallas, le livre de Carl Sandburg, « les émeutes raciales de Chicago » publié pour la première fois en juillet 1919 et qui vient de sortir en France aux Editions Anamosa est un guide de lecture essentiel, d’une brûlante actualité, pour quiconque souhaite saisir le phénomène #BlackLivesMatter à l’aune de son histoire. A ce titre nous publions ici la critique réalisée par Didier Epsztajn sur cet ouvrage.

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Un journalisme d’investigation sans voyeurisme

Didier Epsztajn Publié le 4 juillet 2016|Blog Entre les lignes, entre les mots

Dans sa préface, « L’Amérique et le démon de la race », Christophe Granger revient sur ces épisodes oubliés des lendemains de la Première guerre mondiale, les « pogroms » et les « émeutes raciales meurtrières » et indique queCarl Sandburg« s’efforce de les rendre intelligibles, ces émeutes ; de soutirer à la cruauté de ce qui s’y joue quelque chose des contradictions sociales qui les ont fait naître »

Ségrégation tacite et coutumière, frontières invisibles mais bien réelles, « l’instante possibilité du désastre », bandes de jeunes Blancs, mansuétude de la police… « En tout, les émeutes ont duré treize jours. Du 27 juillet au 8 août. Treize jours de terreur. Lorsque le calme revient dans la ville, on dénombre au total 537 blessés et 38 morts – 23 parmi les Noirs et 15 parmi les Blancs ».

« Libérer la possibilité de comprendre ». Raconter ne suffit pas. Il faut replacer leRed Summerdans l’histoire longue des violences raciales dont les lynchages, les migrations de populations afro-américaines du Sud vers les villes du Nord, l’essor de la main-d’oeuvre industrielle, l’« arrachement » des migrant-e-s mêlé à « l’insécurité, l’humiliation et la misère organisée pour eux », la racialisation « manifeste et incessante » des relations sociales, l’attribution de « propriétés naturelles » aux populations, les « routines policières », l’action des gangs de blancs… « Les émeutes, autrement dit, n’ont rien de la simple pulsion raciste assouvie dans l’instant que les lectures paresseuses voudraient voir. Si elles prennent un tour racial, c’est que les conditions dans lesquelles elles se produisent sont tout entières travaillées par les catégories raciales de perception du monde auxquelles elles donnent brusquement l’occasion d’une réalisation tangible dans les bagarres et les meurtres – qui à leur tour légitiment l’existence de préjugés de race ».

Il faut donc contextualiser les rapports sociaux, rendre compte de leur complexité et des contradictions qui les traversent, « rendre les problèmes sociaux à leur contexte »…

Hier et aujourd’hui. Ferguson en août 2014, dément une nouvelle fois « l’histoire, flamboyante et apaisée, que l’Amérique aime à se raconter d’elle-même ». Et si les rapports entre inégalités sociales et domination ne sont pas statiques, le récit étasunien reste construit sur « l’illusion de l’indifférence raciale ».

Chicago 1919, Tulsa 1921, Harlem 1943, ghetto de Watts 1965,Hot Summer1967, émeutes en 1968, Miami 1980, Brooklyn 1991, Los Angeles 1992, Cincinnati 2001, Sanford 2012…

Christophe Granger aborde aussi, les politiques de rénovation urbaine, la ghettoïsation, les guerres de gangs, le chômage et la désertification industrielle, les politiques de pénalisation de la misère, les renvois à la seule responsabilité individuelle, sans oublier le façonnage des « mots pour le dire »…

Le lecteur et la lectrice pourront sauter la courte note introductive d’août 1919 de Walter Lippmann, bien révélatrice de l’intériorisation des processus de racialisation !

Les émeutes raciales de Chicago. Le franchissement d’une ligne de ségrégation imaginaire, la passivité des autorités municipales, les gangs et la loi de la jungle, la surpopulation et les taudis, la ligne Mason-Dixon et les états esclavagistes du sud, les facteurs de tensions (logement, politique et troubles psychologiques liés à la guerre, organisation du travail)…

« De meilleurs emplois, le droit de voter et de voir son vote comptabilisé lors du dépouillement, l’absence de ségrégation sur la voie publique et dans les transports, une moindre discrimination raciale, une attitude plus tolérante de la part des Blancs, l’égalité des droits en termes d’éducation : voilà quelques-unes des raisons qui attirent un flot continu de gens de couleur fuyant le Sud pour le Nord »

Carl Sandburginsiste particulièrement sur la non-prise en considération de ce que les populations afro-américaines « considèrent comme leur incontestable américanité », les migrations depuis le sud et leurs effets, les politiques immobilières et la perception des dévalorisations par des populations blanches, les besoins de « main-d’œuvre noire » et ses évolutions après la fin de la première guerre mondiale, les nouveaux emplois industriels et les nouvelles opportunités d’emploi, les revendications, « C’est sur l’égalité économique que les discours et les écrits des gens de couleur eux-mêmes mettent l’accent », les lynchages, les métiers des « femmes de couleur », les usines de confection, l’industrie de la viande…

L’auteur analyse le marché des logements « soumis à la panique », l’essor des loyers et les théorisations absurdes, l’effet du doublement de la population sur l’immobilier… Il aborde les rapports des organisations syndicales à la ségrégation, revient sur les lynchages, sur le qualificatif « decouleur » (la NAACP prône, entre autres, « L’abolition du qualificatif « de couleur » et sa substitution par « Américain » tout court »), les revendications d’égalité…

J’ai notamment été intéressé par le chapitre « Pour une action fédérale ».

L’ouvrage comporte aussi un cahier documentaire et de nombreuses reproductions photographiques

En complément possible :

Studs Terkel :Race. Histoires orales d’une obsession américaine ,invention-humaine-et-constructions-oppressives-et-mortelles/

Et les différents livres de la collection Radical America aux éditions Syllepse, chroniqués sur le blog

Carl Sandburg :Les émeutes raciales de Chicago. Juillet 1919

Traduit de l’anglais (américain) par Morgane Saysana

Editions Anamosa, Paris 2016, 240 pages, 17,50 euros


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