Entretien

« Le rôle de la police est de protéger le pouvoir ». Entretien avec la juriste Karine Parrot

Louisa Eshgham

« Le rôle de la police est de protéger le pouvoir ». Entretien avec la juriste Karine Parrot

Louisa Eshgham

Alors que la loi Sécurité globale a été définitivement adoptée il y a quelques jours, nous avons interviewé Karine Parrot, Professeure de droit à l’Université de Cergy-Pontoise, qui a co-réalisé le documentaire "Sécurité globale, de quel droit ?" sur cette loi avec Stéphane Elmadjian. Karine revient sur le contexte dans lequel s’inscrit cette loi liberticide, ses significations politiques et le tournant qu’elle opère d’un point de vue juridique.

Alors que la loi Sécurité globale a été définitivement adoptée il y a quelques jours, nous avons interviewé Karine Parrot, Professeure de droit à l’Université de Cergy-Pontoise, qui a co-réalisé le documentaire "Sécurité globale, de quel droit ?" sur cette loi avec Stéphane Elmadjian.

Karine revient sur le contexte dans lequel s’inscrit cette loi liberticide, ses significations politiques et le tournant qu’elle opère d’un point de vue juridique.

RP : Vous soulignez dans votre documentaire que ce texte s’inscrit dans un processus plus global qui vise à attenter gravement aux libertés fondamentales, au travers de lois sécuritaires et répressives - le terme de la loi est d’ailleurs assez éloquent – pouvez-vous revenir sur cette dynamique qui marque le paysage politique depuis 2016 ?

KP : En réalité cette loi s’inscrit dans un processus plus ancien que 2016, même probablement plus ancien que les attentats du 11 septembre 2001 qui ont eu des répercussions en France en poussant à l’adoption de nouvelles lois anti-terroristes.

Ce qui est certain, c’est que la législation anti-terroriste sert de toile de fond à cette dérive liberticide, elle est le laboratoire d’une mutation du droit pénal qui a commencé après les attentats de 1986, avec l’incrimination de « l’association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste. » Cette infraction a ouvert la boite de pandore, en permettant de pénaliser et de réprimer des gens qui n’ont pas commis d’actes matériels mais auxquels l’État prête l’intention de réaliser un acte terroriste, sans que les juges aient nécessairement à prouver de quel projet il s’agit. C’est d’ailleurs de loin l’infraction la plus utilisée en matière terroriste. Il faut aussi souligner le fait que la définition du terrorisme est très large, par exemple une volonté de porter atteinte aux biens peut être une infraction terroriste, ce ne sont pas que des atteintes graves aux personnes. C’est intéressant de noter aussi que la qualification juridique de « terroriste » est utilisée pour la première fois par le régime de Vichy contre les résistants.
Donc au nom de la lutte contre le terrorisme, qui serait un mal « hors catégorie », les gouvernements ont élaboré une multitude de textes qui sacrifient les libertés individuelles et les principes classiques du droit pénal, comme par exemple celui qui veut qu’on ne puisse pas condamner quelqu’un tant qu’il n’a pas au moins tentée de commettre une infraction.

Il y a des tournants dans cette escalade liberticide, cette loi en constitue un, mais le plus inquiétant c’est la succession de ces lois votées depuis 1986. Progressivement, chaque texte fait disparaître les garanties initialement attachées aux dispositifs antérieurs et crée lui-même de nouveaux dispositifs de contrôle et de répression. Par exemple, la loi sécurité globale autorise de nouveaux dispositifs en les attachant de certaines garanties – le recours aux drones par exemple – mais on sait d’ores et déjà que les prochaines lois supprimeront ces quelques garanties.

RP : Cette loi accède à des revendications historiques des syndicats de police, le gouvernement ne s’en cache pas, est-ce une façon de se préparer à un mouvement Gilet jaune XXL ?

KP : Oui, c’est certain. Au ministère de l’intérieur, ils reçoivent tous les mois des propositions de réforme émanant des syndicats de police, auxquelles ils n’accèdent pas forcément. Mais avec le mouvement des Gilets jaunes, le rapport de force a été tel qu’ils n’ont pas été en mesure de refuser les demandes des syndicats de police. C’est avant tout parce qu’ils ont absolument besoin de leur police pour les protéger et leur permettre de continuer d’exercer un pouvoir qui est de moins en moins légitime, face à la colère sociale qui s’est exprimée.
Le rôle de la police a toujours été de protéger le pouvoir en place, mais il y a eu des moments où l’État social était un peu plus présent, et où la légitimité de l’État était moins remise en cause car plus de gens y trouvaient leur compte. Mais quand la classe moyenne à qui on a promis des écrans plats ne peut même plus se faire soigner correctement, ça ne passe plus, et alors l’État est obligé de gouverner ouvertement par la force.

RP : Les critiques et mobilisations de cette loi se sont cristallisées autour de l’article 24 de la loi - pouvez-vous nous parler des dangers de cet article, de sa réécriture récente, et notamment du phénomène que vous dénoncez qui tend à incriminer de simples intentions sans que celles-ci ne soient corroborées par des faits matériels palpables ? Vous faites notamment le parallèle avec le délit d’intrusion dans les établissements d’enseignement supérieurs.

KP : L’article 24 a beaucoup focalisé l’attention, mais il y a d’autres dispositions particulièrement graves qui sont passées un peu hors radar, comme le droit pour les policiers de porter leur arme hors service même dans les lieux accueillant du public. L’article 24 est dangereux, il prévoit la répression de la diffusion d’image – ou dans la nouvelle formulation, d’informations permettant l’identification – des policiers, s’il y a une intention de nuire. Cette nouvelle formulation ne change pas fondamentalement les choses : le texte est encore plus incompréhensible et il est toujours question de punir une intention….

En fait, cet article permettra à la police d’intercepter les individus de manière préventive. Il n’a pas tant vocation à permettre des condamnations (parce qu’il est très difficile de prouver l’intention de nuire de quelqu’un), mais plutôt à faciliter les placements en garde à vue et à dissuader les personnes de filmer, et ainsi à couvrir les violences policières. En réalité, avec ou sans l’article 24, les policiers ne manquent pas de violenter et d’intimider les manifestants. L’expérience montre que le pouvoir exécutif ne se sent pas vraiment lié par les textes. Sur le terrain, ce qui est décisif, c’est le rapport de force entre la police et les manifestant·es. Quel que soit le contenu des textes, il faudrait continuer à filmer, c’est une liberté qu’ils ne peuvent pas nous ôter, celle de s’informer, de communiquer via les images.

Se baser sur une « intention de nuire » c’est très dangereux parce que par nature, on ne peut pas connaître l’intention des gens, et puis, au fond, c’est notre droit le plus stricte d’avoir des intentions malveillantes ! Si la société veut contrôler nos intentions, on voit rapidement où cela peut mener….

Cette répression fondée sur une « intention de nuire » qu’on a aussi retrouvé avec le délit d’intrusion dans un établissement d’enseignement supérieur, nous rappelle là encore la législation anti-terroriste, terrain expérimental de cette incrimination de l’intention. Encore une fois, à partir du moment où on accepte l’idée qu’il faille punir de manière préventive, on sort de la démocratie libérale et on passe, petit à petit, à un État totalitaire.

Classiquement, le droit administratif intervient pour prévenir les troubles à l’ordre public et le droit pénal intervient en aval pour punir l’auteur d’un délit ou d’un crime mais aujourd’hui, le schéma est brouillé : le droit pénal intervient de manière précoce, en incriminant les intentions, et le droit administratif quant à lui intervient en prononçant par exemple des mesures d’assignation à résidence, soi-disant au nom de la prévention mais qui en réalité sont des mesures pour punir certains individus, mesures qui se rapprochent de la peine. Il faut bien comprendre que ces mesures qui en substance sont équivalentes à des peines, sont prises par le ministère de l’intérieur, c’est très grave.

RP : Vous soulignez dans votre documentaire le processus d’élaboration de la loi, les pouvoirs exorbitants détenus par le pouvoir exécutif. Il y a aussi le fait que le conseil d’État ait interdit l’utilisation de drones mais que cette décision n’ait pas été respectée. Ça revient à poser la question de la stratégie pour vaincre, notamment dans le contexte où une partie de la coordination LSG semblait placer beaucoup d’espoir dans la censure du Conseil constitutionnel. Qu’en pensez-vous ?

KP : Le Conseil d’État a interdit à deux reprises l’utilisation des drones car il n’y avait pas de garanties suffisantes, au vu des données particulièrement sensibles qui peuvent être collectées par ce moyen durant les manifestations. Mais malgré ça, la préfecture de Paris continue à utiliser les drones, elle ne respecte pas le droit.

En réalité, le législateur court après les pratiques illégales de l’administration et de la police, c’est-à-dire qu’elles commettent sciemment des violations de la loi en attendant que ces violations soient entérinées par un nouveau texte. C’est une façon comme une autre de faire « avancer la loi » !

Certaines formalités et certains textes fondamentaux protègent nos libertés, mais les institutions censées opérer les contrôles adhèrent souvent à l’idéologie sécuritaire des gouvernements successifs. Par exemple, le Conseil constitutionnel qui vérifie que les lois respectent la Constitution, considère que la lutte contre l’immigration illégale fait partie intégrante de l’objectif de protection de l’ordre public, c’est très politique. Donc le Conseil censure quelques dispositions techniques qui vont trop loin mais il ne contrecarre pas la philosophie des lois sécuritaires.

S’agissant du Conseil d’État, il conseille l’État et on a bien vu que pendant l’état d’urgence sanitaire, il n’a pas opéré un contrôle ultra-léger sur l’action du pouvoir exécutif, en acceptant de s’en remettre systématiquement aux éléments de faits présentés par le gouvernement.

Le juge judiciaire quant à lui est présenté comme le gardien de la liberté individuelle. Mais, en pratique, la Cour de cassation, qui est la plus haute juridiction judiciaire, a elle aussi adhéré aux dogmes sécuritaires de la lutte anti-terroriste et de la « gestion des flux des migratoires », pour citer les deux plus importants. Dès lors, la Cour n’agit pas vraiment comme un contre-pouvoir. Elle est un rempart contre l’arbitraire total de l’exécutif – et sert en cela de caution à la rhétorique de l’État de droit – mais elle œuvre au maintien des politiques néo-libérales sécuritaires.

La loi est de plus en plus élaborée par le pouvoir exécutif qui gouverne à coups d’ordonnances ou de texte voté suivant la procédure accélérée qui court-circuite largement le débat parlementaire. Comme le dit Olivier Cahn dans le documentaire, la loi qui gouverne la police est faite au bon vouloir de la police, le parlement devient une simple chambre d’enregistrement.

Dans ce contexte, on peut dire qu’un des seuls moyens de faire reculer le gouvernement dans ses projets réactionnaires, c’est la mobilisation par la rue.

RP : L’accélération du tournant sécuritaire, répressif et raciste aujourd’hui avec la loi séparatisme, ou encore avec la volonté d’interdire les réunions en non-mixité, se produit dans un contexte de crise économique, sociale et politique très fort, comment analysez-vous cette corrélation ?

KP : Le gouvernement a ciblé Le Pen comme étant son ennemie pour les présidentielles de 2022, alors il mise à fond sur le thème sécuritaire pour se faire réélire. Une nouvelle fois, cela se cristallise autour de la non-mixité et du port du voile. Au nom de la lutte contre le séparatisme, ils créent du séparatisme. Ils stigmatisent les personnes de confession musulmane au nom de la laïcité et des principes de la république, principes qu’ils sont les premiers à piétiner allégrement. C’est très grave de faire naître du ressentiment entre les gens juste pour se faire réélire et conserver ainsi des privilèges de classe. Ceux qui s’engagent dans cette voie ont une lourde responsabilité….

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