DU RÔLE DU PATRONAT ET DE L’ÉTAT

Le racisme, supplément d’âme de l’exploitation

Christa Wolfe

Le racisme, supplément d’âme de l’exploitation

Christa Wolfe

Macron a désigné son ennemi : l’extrême droite qui sert d’épouvantail, et les « nationalistes » qui sont la source de tous les maux. Pourtant, si l’on s’en réfère à l’extrême droite, le racisme et la façon dont elle agite « le problème de l’immigration » sont loin d’être son apanage.

En effet, le racisme et l’institutionnalisation d’un « problème de l’immigration » sont des réalités sociales qui relèvent de l’exploitation « normale », c’est-à-dire qu’ils sont des produits de la bourgeoisie en son régime ordinaire. Deux questions se posent alors : quels rôles joue le racisme en contexte bourgeois ? Et pourquoi continuer à faire croire à une spécificité en la matière des partis d’extrême droite ?

Lepénisation des esprits ou offensive réactionnaire globale ?

La thèse de Pierre Tévanian et Sylvie Tissot sur la construction, depuis les années 1970, d’un « problème de l’immigration » et des solutions répressives et sécuritaires qui prétendent y répondre, consiste à montrer que les partis de droite ont subi un tropisme lepéniste qui les a conduits à reprendre une partie des discours du FN. La diffusion dans les médias et la circulation d’un certain nombre d’expressions – telles : « français de souche » - venus de l’extrême droite aurait favorisé la fabrication d’un état d’esprit raciste, un « sens commun » social dans lequel les thèses de l’extrême droite se trouveraient légitimées. Ce racisme ambiant serait donc le « résultat de la réappropriation dans [l]es discours [de la classe politique] d’analyse, d’arguments, de schémas de pensée d’extrême droite [1] ».

S’il est évident en France qu’une partie de la droite partage avec l’extrême droite un certain nombre de lieux communs concernant les coordonnées de ce « problème » – jusqu’à forcer les partis de gauche à renouveler leur propre discours, ou à opter pour une forme de flou programmatique – il paraît cependant insuffisant de considérer qu’il a fallu aller chercher à l’extrême droite cette manière d’envisager et de présenter l’immigration. On pourrait dire, plus justement peut-être, que les nécessités internes à l’exploitation en régime capitaliste « normal » peuvent impliquer, en fonction de la conjoncture, l’élaboration d’un discours raciste articulé à une politique de répression.

C’est en effet au milieu des années 1970, au moment où s’achève la période de reconstruction et le développement économique qui l’accompagne, que se situent les prémisses du « problème de l’immigration » qui dure jusqu’aujourd’hui. Dans l’après mai-68, comme le démontre Grégoire Chamayou [2], une offensive largement concertée et volontaire est lancée par la bourgeoisie à l’échelle internationale. Il s’agit de briser définitivement l’élan acquis lors des grèves et par la prise de conscience ouvrière en 68 et, dans le futur, d’empêcher tout nouveau mouvement révolutionnaire. A partir des années 1970, les reconfigurations des conditions de travail, le rôle du chômage comme moyen de contention de masse, enfin les différentes récupérations des velléités d’opposition négociée, vont ainsi servir d’instruments à la classe bourgeoise pour récupérer la main dans la lutte des classes. Le « problème de l’immigration » appartient à cette offensive globale, à la fois moyen de briser la conscience de classe et désignation facile d’un bouc-émissaire dans le retournement de la conjoncture.

Institutionnalisation et codification de la catégorie « d’immigré »

En France, c’est de l’intérieur de l’administration que l’on trouve les moyens de la construction de ce problème. Dans un article publié en 1999, Alexis Spire [3] propose une généalogie de la catégorie sociale « d’immigré » - en lieu et place de « l’étranger » - montrant quelles logiques implicites ont conduit l’ensemble des institutions, puis les médias, à recourir à cette notion pour désigner une partie de la population, quelle que soit sa nationalité actuelle. L’article de Spire cite le Haut Conseil à l’Intégration : « est immigrée toute personne née étrangère à l’étranger qui vit en France, qu’elle ait ou non acquis la nationalité française ». Par ce moyen, une situation sociale est constituée, à part du statut juridique de la nationalité. Cette invention catégorielle vient donc institutionnaliser ce qui, depuis le milieu des années 1970, relevait seulement des politiques patronales concernant l’immigration de travail : la désignation d’un statut différent pour la main d’œuvre étrangère, qui serait donc potentiellement plus « flexible » en fonction des besoins des entreprises, c’est-à-dire jetable ou plus facilement encouragée au « retour » si le marché du travail se resserre.

Les travailleurs étrangers, définis en tant qu’immigrés, ont donc été rapidement désignés comme un excédent de population quand le travail a commencé à manquer. Ils ont en réalité joué le rôle de pièce ajustable dans la lutte des classes qui oppose les entreprises et leurs salariés, et tout l’enjeu a consisté à faire admettre cette fonction à la classe exploitée : il a fallu construire un « problème de l’immigration » à faire partager à l’ensemble de la société afin de diluer les tensions et les conflits possibles dans une ambiance délibérément raciste.

Et à cette désignation de « travailleurs étrangers » comme « immigrés » et à l’institutionnalisation qui va avec on a très tôt intégré leurs familles, à savoir la conjointe, la plupart du temps, ainsi que les enfants, voire même les petits-enfants, codifiant et corsetant ainsi dans un lignage généalogique celles et ceux qui sont « immigrés » ou « issus de l’immigration ». Il s’agit, bien entendu, d’une catégorie absolument raciste puisqu’elle ne concerne que les populations elles-mêmes racisées, maghrébines ou afro-descendantes. C’est ici l’une des spécificités de la catégorie « d’immigré » telle qu’elle est codifiée dans les années 1970. Le racisme, sur les lieux de travail, en France, qu’il soit instillé par le patronat ou qu’il ait été repris par les organisations du mouvement ouvrier (au nom de la « défense du travail français ») a toujours existé, notamment pendant les phases de crise : contre les Belges, puis les Polonais, dans le Nord de la France, puis contre les Italiens, dès la fin du XIXe siècle, et contre les Espagnols, puis les Portugais. La seule différence, cependant, tient au fait que le « stigmate » ne se transmet pas d’une génération à l’autre. Bien sûr, jusque dans les années 1950, on peut être traité de « fils de macaroni » ou de « fille de polaque », mais la désignation, d’un point de vue institutionnel et médiatique, ne perdure pas pour désigner des « populations issues de l’immigration », et quand bien même il s’agirait de Français depuis deux voire trois générations.

Par comparaison, dans un article du Monde diplomatique de février 2015, Islamophobie ou prolophobie ?, Benoît Bréville rappelle qu’avant le tournant des années 1977-84, le discours sur les travailleurs étrangers ne donnait pas systématiquement lieu à des connotations racistes. Bréville cite Le Figaro, après la mort d’ouvriers africains dans un foyer d’Aubervilliers : « Qui veille à la santé de ces infortunés transplantés ? […] Voilà le sort de ces déshérités ! ». Les intermittences du racisme bourgeois suivent donc les cycles de l’économie et des besoins patronaux. En cas de crise et de difficultés, l’étranger est une proie facile à désigner : soit pour faire valoir un droit d’expulsion démontrant par là que le travail doit rester assujetti au capital, soit pour briser la conscience de classe dans une situation de potentielle tension.

C’est donc moins par un tropisme vers l’extrême droite que s’explique le sens commun raciste, que par l’effet d’une offensive globale, matérielle et idéologique, rendue nécessaire à la fois par la période de troubles et du haut niveau de conscience de classe de l’après-68 et par le retournement de la conjoncture dans le courant des années 1970. Pour reprendre Marx, en ajoutant une coloration ironique, on pourrait dire que le racisme est « le supplément d’âme de l’exploitation », ce dont elle a besoin pour se continuer et, à terme, exagérer les contraintes sur le travail au nom de l’extraction de la plus-value.

Il reste cependant à considérer quels usages rend possibles, pour ce qui est de la France, la désignation systématique de l’extrême droite comme parti spécifiquement raciste ou explicitement raciste.

Les usages idéologiques de la distinction d’avec l’extrême droite

Un premier usage, évident et récent en France, se situe dans la capacité mobilisatrice, de plus en plus émoussée, néanmoins, celle du « front républicain », y compris pour des électeurs plutôt à gauche, dans le cadre d’une élection qui oppose un candidat à un candidat d’extrême droite. Cette instrumentalisation s’accompagne d’un discours, que Macron a réitéré pendant des mois, sur la légitimité acquise par l’élection et, partant, le consensus qu’elle signifie quant à l’ordre bourgeois. C’est d’ailleurs essentiellement en raison de ses désaccords de fond sur la gestion de l’ordre bourgeois que l’extrême droite voit sa route vers l’élection barrée.

À l’échelle européenne, alors que pour les élections qui arrivent l’immigration sert de point de césure programmatique entre les partis bourgeois et les partis d’extrême droite, on constate que c’est en fonction des discours explicitement tenus sur la question que la distinction peut jouer un rôle, dans la mesure où, dans les faits, la bourgeoisie européenne tolère la mort à ses frontières et recourt déjà à un traitement pénal et répressif de l’immigration.

Ce que l’on peut conclure de cet ensemble de remarques tient en peu de mots : le repoussoir d’extrême droite est l’instrument privilégié de la bourgeoisie pour maintenir, au moins en apparence, un certain niveau de consensus, quand bien même, dans les faits, elle pratique depuis longtemps le racisme et la répression violente. Loin donc d’être une contradiction du régime bourgeois ou son adversaire, l’extrême droite, à tous égards, en est l’alliée la plus sûre : au moment où le consensus idéologique commence à faire défaut, elle reste seule à même de lui offrir un dernier semblant de renouveau.

VOIR TOUS LES ARTICLES DE CETTE ÉDITION
NOTES DE BAS DE PAGE

[1« La lepénisation des esprits, Retour sur une histoire qui ne finit jamais », Pierre Tévanian et Sylvie Tissot, Les mots sont importants, Paris, Libertalia, 2010

[2G. Chamayou, La société ingouvernable, Paris, La Fabrique, 2018.

[3A. Spire, « De l’étranger à l’immigré. La magie sociale d’une catégorie statistique », in Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1999
MOTS-CLÉS

[Racisme]