×

Chroniques d’outre-espace

Le Quatrième Pouvoir : une démiurge à la recherche de son identité

A l’occasion de la parution cette année de l’intégrale de la série Le Quatrième Pouvoir, dessinée et scénarisée par Juan Giménez, retour sur ce petit chef d’œuvre de science-fiction.

Facebook Twitter

Le Quatrième Pouvoir, c’est l’histoire hallucinante de quatre femmes krommiuns dont les esprits sont assemblés dans le corps d’une cinquième femme pour former un « être supramental », une arme suprême destinée à diriger une gigantesque armée robotisée dans la guerre des krommiuns contre les humains. Si tel est le projet des sinistres généraux sur Nebulae Alpha, l’opération va s’avérer plus difficile que cela car les quatre super-cerveaux assemblés vont finalement se rebeller contre l’autorité militaire qui les avaient unis dans cet être suprême, le projet QB4. Capable de remodeler totalement son esprit et de le projeter au cœur des structures matérielles et temporelles, cet être supra-mental va d’abord s’échapper et se cacher de ses créateurs, avant d’entamer tout un processus d’émancipation au cours duquel elle va essayer de recouvrer une identité propre, de se réapproprier son –ses– histoire personnelle.

Malgré son relatif anonymat, les qualités de Juan Giménez ne sont plus à démontrer : si ses premières œuvres, dans les années 1970-1980, furent relativement ignorées du grand public, sa collaboration d’une décennie avec Alejandro Jodorowsky, l’a rendu célèbre chez les bédéphiles. En effet, après la fin du premier cycle de L’Incal, dessinée par Moebius, Jodorowsky se tourne vers Juan Giménez pour illustrer une série centrée sur l’histoire du Méta-baron, un guerrier surpuissant ; c’est La Caste des Méta-barons. Le dessin puissant de Giménez ayant servi à la perfection le propos de la série, c’est donc avec une grande notoriété qu’il finit sa collaboration avec Jodorowsky en 2004. Le Quatrième Pouvoir, pourtant entamée avant sa collaboration avec Jodorowsky, est fortement imprégnée des grandes questions démiurgiques que l’artiste chilien développe à chacune de ces œuvres. Ici, la principale question soulevée par la série est finalement une question d’échelle, entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, avec un être capable de contrôler toute la matière composant l’univers qui, tout simplement, cherche à trouver une identité, cherche à se définir comme un et non comme tout.

Une héroïne à la recherche de son identité

A l’origine du projet QB4, quatre jeunes femmes krommiuns, enlevées par le gouvernement du système du même nom pour leurs capacités mentales et unies dans le corps d’une cinquième, Gal. Ce changement subjectif, qui a entraîné comme on l’a dit une perte de repères du personnage, la pousse tout simplement à fuir de ses oppresseurs, de ceux qui l’ont transformé ainsi et lui ont volé son identité. Réfugiée sur une planète artificielle où casinos et distractions interdites font la richesse des gangs, elle est tout d’abord réduite à jouer dans salles de spectacles telle une simple danseuse de cabaret, au point où tout le monde ne l’appelle plus que par son nom de scène. Ce n’est que la rencontre du mari de celle qui a donné son corps au projet qui va pousser le personnage à chercher son identité, ou ses identités, chacune des jeunes femmes qui composent son esprit étant en discussion entres elles et même avec son enveloppe charnelle. Et si la question se posent pour se super-esprit de quitter cette enveloppe pour se fondre dans l’univers, c’est finalement la recherche d’une identité propre qui va l’emporter et pousser Gal à garder sa matérialité. Dans ce genre de récit spatial où priment d’habitude les héros masculins force est de constater que la place faite aux personnages féminins –au-delà de l’héroïne– donne au récit une tonalité particulière, d’émancipation de la soldate de ses généraux (évidemment masculins), comme être soumis au devoir d’obéissance ; d’émancipation de la danseuse de cabaret de son environnement, dépassement d’une femme-objet vers un sujet conscient. Ainsi, les divers antagonistes, qu’ils soient des généraux sans scrupules ou des multimilliardaires à la tête de complexes militaro-industriels qui dépassent l’entendement sont systématiquement des figures masculines qui évoquent sans ambages le système patriarcale actuel. Au passage, chaque épisode semble dénoncer un peu les folies de notre monde, entre les ravages de la guerre, l’asservissement de la société de consommation ou encore le cynisme des batailles commerciales et de la corruption politique, autant de maux qui sévissent toujours dans le futur lointain qu’imagine Juan Giménez.

Un dessin au service de l’imagination technologique

Chacun des quatre albums semblent avoir une identité visuelle propre qui permet de renforcer l’impression que veut donner l’auteur sur ces environnements : dans le premier album, Supramental, le trait est comme jeté parmi les ballets des engins aéro-spatiaux et des ondes énergétiques, ce qui renforcent la puissance évocatrice de ces trajectoires et l’immensité du vide sidéral et des déserts de Nebulae Alpha. Dans le second opus, Meurtres sur Antiplona, les traits plus léchés et les couleurs plus vives viennent renforcer un album plus centré sur l’histoire des personnages et les sentiments qu’ils développent entre eux dans une cité plus urbanisé et vivante que les déserts du précédent.

Finalement, dans Enfer vert, les couleurs et les formes sont plus floues, moins délimitées, accentuant l’aspect grouillant d’une planète tueuse qui n’épargne presque aucun de ceux qui posent le pied sur la planète. Le pari est donc très réussi picturalement, et les croquis laissés à la fin de l’ouvrage montrent à quel point Juan Giménez pense son monde jusqu’au bout, dans les moindres coutures de ses costumes et dans les moindres pièces mécaniques de ses machines. La seule ombre à ce tableau résiderait peut-être dans le peu de diversité des engins que l’auteur imagine ; la complexité et le foisonnement de ceux-ci dans les diverses batailles galactiques de La Caste des Méta-barons nous avaient habitué à mieux.

Le Quatrième Pouvoir – Intégrale petit format, Juan Giménez, Les Humanoïdes Associés

Illustrations © Juan Giménez // Les Humanoïdes Associés


Facebook Twitter

Arthur Nicola

Journaliste pour Révolution Permanente.
Suivi des grèves, des luttes contre les licenciements et les plans sociaux et des occupations d’usine.
Twitter : @ArthurNicola_

Diplôme d'Etat imposé pour les « danses populaires » : les professionnels du secteur se mobilisent

Diplôme d’Etat imposé pour les « danses populaires » : les professionnels du secteur se mobilisent

Servir la révolution par les moyens de l'art. Il était une fois la FIARI

Servir la révolution par les moyens de l’art. Il était une fois la FIARI

Flic, schmitt ou condé ? Ne pas se tromper

Flic, schmitt ou condé ? Ne pas se tromper

« Le monde réel est Harkonnen » : Dune 2, blockbuster anticolonial ?

« Le monde réel est Harkonnen » : Dune 2, blockbuster anticolonial ?


« Pauvres créatures » : un conte philosophique ambigu sur l'émancipation féministe

« Pauvres créatures » : un conte philosophique ambigu sur l’émancipation féministe

La poupée et la bête : tragédie et amour dans le dernier film de Bertrand Bonello

La poupée et la bête : tragédie et amour dans le dernier film de Bertrand Bonello

CCCP : rock alternatif et « fin des idéologies » en Italie

CCCP : rock alternatif et « fin des idéologies » en Italie

A la Berlinale, le soutien de cinéastes à la Palestine s'exprime malgré la répression d'État

A la Berlinale, le soutien de cinéastes à la Palestine s’exprime malgré la répression d’État