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Entre représentations individuelles et stratégies collectives bien rodées : la science, la presse et les institutions au diapason de l’oppression des femmes.

Le Prix Nobel Tim Hunt s’érige en porte parole de l’idéologie patriarcale sexiste

Cornélie Maunard et Dom Thomas Le 8 juin dernier, Tim Hunt, prix Nobel de médecine en 2001, provoquait l’indignation dans le monde scientifique en tenant des propos sexistes lors d’une conférence à Séoul. Si ces propos ont choqué parce qu’ils proviennent d’un scientifique renommé, ils témoignent en réalité de la norme dans un milieu où les femmes doivent faire face aux discriminations quotidiennes dues à leur sexe.

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Un « dérapage » qui rappelle le lot quotidien des femmes dans le milieu des sciences

Le 8 juin dernier, lors d’une conférence scientifique à Séoul, Tim Hunt, prix Nobel de médecine 2001, invité à un dîner organisé par les scientifiques sud-coréennes, profite de l’occasion pour partager ses représentations sexistes : après avoir remercié ses hôtes pour la préparation du repas, il prône la séparation homme/femme dans les laboratoires, les femmes étant selon lui trop distrayantes et trop sensibles. « Trois choses se produisent quand des femmes sont dans un laboratoire : elles tombent amoureuses de vous, vous tombez amoureux d’elles, quand vous les critiquez elles se mettent à pleurer », pense-t-il alors opportun d’affirmer. Cette image des femmes, réduites à leur statut d’objet de désir masculin et présentées comme des mijaurées pleurnichardes, s’inscrit d’ailleurs plus largement dans la négation de leurs aptitudes scientifiques. En effet, Tim Hunt, s’il affirme que ses propos étaient ironiques, laissait déjà clairement entendre lors d’une interview pour LabTime de l’année dernière, que selon lui les femmes perçaient plus difficilement dans le milieu scientifique non parce qu’elles étaient victimes de discriminations, mais parce qu’elles avaient des capacités inférieures à celles des hommes. Il ajoutait qu’en outre la faible représentation des femmes dans les professions scientifiques n’était un problème pour personne.

Ces propos, choquants parce qu’assumés par une figure de renommée mondiale, plus que d’être l’œuvre isolée d’un hurluberlu réactionnaire, ne sont que l’expression d’un sexisme latent bien ancré dans le milieu scientifique, et qui freine l’accès des femmes aux études et aux carrières scientifiques. Selon l’OCDE, dans la plupart des pays du monde, les femmes représentent en moyenne 27% de l’ensemble des diplômé.e.s dans les domaines de l’ingénierie, de la production et de la construction (30% en France) et seulement 42% en moyenne de l’ensemble des diplômé.e.s dans les domaines des sciences (38% en France). Par ailleurs, d’après l’UNESCO,seulement 27% des chercheur.e.s en sciences dans le monde sont des femmes.

Par ailleurs, les femmes, en plus d’avoir à subir au quotidien des discriminations et la remise en cause de leurs compétences, voient leur image dégradée par les institutions. Ainsi, sous couvert d’une volonté d’ouverture du domaine scientifique aux femmes, en juin 2012, la Commission européenne, dans unevidéo de promotion de la science d’un sexisme éhonté, présente les sciences comme « un truc de fille », mettant en scène des femmes scientifiques en talon aiguilles et minijupes, prenant des poses suggestives, s’attelant à la création du maquillage parfait, le tout sous le regard d’un scientifique mâle subjugué, on l’aura compris, moins par leurs travaux que par leurs déhanchés. Dans cette vidéo, aucune allusion, en revanche, à Marie Curie, Lise Meitner, Rosalind Franklin et à bien d’autres, puisqu’il aurait sans doute été mal-à-propos de rappeler que ni les découvertes sur l’ADN, le nucléaire, la radioactivité ni l’obtention d’un prix Nobel ne sont l’apanage des hommes.

Quand la presse se fait le chien de garde du patriarcat sexiste

Et lorsque, malgré les discriminations dont elles font l’objet, les femmes scientifiques arrivent à obtenir une notoriété égale à celle de leurs confrères, c’est la presse qui, dans un style certes plus consensuel que celui de Tim Hunt, perpétue les représentations de la place des femmes dans la société, mettant l’accent sur le caractère secondaire de la réussite professionnelle des femmes, avant tout mères, épouses et ménagères.

En 2013, lorsque Yvonne Brill, pionnière de l’aérospatiale, récompensée en 2011 par la National Medal of Technology and Innovation,décède, Douglas Martin, auteur de la nécrologie parue dans le New York Times, ayant à cœur de lui rendre hommage comme il se doit, préfère ouvrir l’article sur les dires de son fils ventant ses talents d’épouse, de mère et de cuisinière plutôt que sur sa carrière : « Elle faisait un excellent bœuf stroganoff, a suivi son mari d’emploi en emploi et a interrompu sa carrière pendant huit ans pour élever ses enfants. La meilleure mère au monde ».

Malgré l’indulgence de certains qui qualifient les choix rédactionnels de Douglas Martin de « sexisme inconscient », la presse se fait bien souvent le média de diffusion de l’idéologie patriarcale. Ainsi, en janvier 2014, Le Figaro choisit de donner tribune libreaux propos d’Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, en l’interrogeant sur les raisons du déclassement des métiers de l’enseignement. Prédisant le même processus pour les métiers de la magistrature, celui-ci accuse alors« la féminisationmassive » de rendre ce déclassement « inéluctable », puisque d’après lui, les femmes, occupant majoritairement des « emplois d’appoint dans un couple », choisissent l’enseignement « en raison de la souplesse de l’emploi du temps et des nombreuses vacances qui leur permettent de bien s’occuper de leurs enfants ».

Ainsi, Mr Compagnon, en sa qualité de formateur des futures élites du pays, verbalise ce que Tim Hunt laissait entendre dans son interview pour LabTime : outre l’image de femmes mères pondeuses et travailleuses occasionnelles, ce qui transparaît clairement ici, c’est l’idée du caractère contre-nature et dangereux des femmes, qui en accédant aux métiers autrefois réservés aux hommes, provoquent le déclin des domaines professionnels nobles et – en extrapolant à peine – de la société tout entière.

Des théories fumeuses au service de l’oppression

Si ce sexisme primitif ne concerne donc pas uniquement le milieu scientifique, le fait que ce domaine en soit particulièrement empreint pourrait s’expliquer en partie par le fait que les sciences, en même temps qu’elles ont prétendu émanciper l’humanité du joug de l’obscurantisme religieux, se sont de tout temps fait l’instrument de toutes les oppressions.

En l’occurrence, quand il n’a plus été question de justifier l’infériorité des femmes par des arguments divins, il a bien fallu trouver des raisons pseudo-scientifiques et rationnelles au maintien des sociétés patriarcales. Et Darwin d’affirmer, par la seule observation du comportement animal, la supériorité physique et intellectuelle de l’homme en raison d’une sélection naturelle plus contraignante. Lorsqu’on l’éclaire par les vues de Darwin sur le mariage et l’importance d’avoir « une compagne constante qui sera intéressée à vous, un objet à chérir et avec qui jouer, mieux qu’un chien (sic !), un foyer et quelqu’un pour prendre soin de la maison », cette observation soit-disant scientifique prend une toute autre tournure. Et Broca et la phrénologie d’en arriver aux mêmes conclusions par la seule observation de la forme de leur crâne. Et Le Bon d’y mêler les sciences sociales en décrétant la femme plus proche du singe que de l’ « homme ».

En France notamment, la puissance de l’argument scientifique dans la diffusion des représentations sexistes et le maintien du statut inférieur des femmes dans la société a d’ailleurs bien été retenue par les élites patriarcales et l’État, qui continuent encore de s’en servir, notamment par le biais des institutions.Ainsi l’Académie Française, créée sous la monarchie absolue, est chargée du maintien de l’ordre linguistique et, par là, de la domination de la classe qui s’exprime par le langage. Cette institution érige la grammaire normative en science séculaire afin de contester le processus de féminisation des noms de métiers, grades, titres et fonctions,qualifiées dans certains cas de « violation de la grammaire française ». Par de telles déclarations, cette dite « science » occulte que de nombreux titres et noms de métiers féminins comme “autrice”, “médecine”, “philosophesse” “maîresse” (pas la femme du maire !)… lui ont pré-existé, avant de disparaître au terme d’une longueaction volontaristeà laquellel’Académie Française, mandatée par l’Etat, a grandement participé ; processus historique auquel aucun.e des Académicien.ne.s ne fait référence. Mais que pourrait-on attendre de progressiste des membres d’une institution composée à 90% d’hommes issus des élites bourgeoises ?

Il s’agit donc bien là d’une instrumentalisation de l’ensemble des sciences par les institutions dirigeantes, à des fins de diffusion d’une image dégradante des femmes et du maintien du patriarcat par les élites, instrumentalisation qu’il serait illusoire de croire limitée à quelques cas isolés. Rien d’étonnant alors au fait que les femmes continuent à subir de toutes parts des discriminations dues à leur sexe, et pas d’étonnement non plus devant les propos de Tim Hunt, malgrél’émoi temporaire qu’ils ont provoqué, puisque les schémas patriarcaux ont toujours servi au maintien de la classe dirigeante.


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