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Cinéma

Le Joker : entre le désespoir du capitalisme et l’espoir de l’émeute

Toutes les critiques américaines ont détesté le Joker : elles le voient comme un film sans message, ou comme une source d'inspiration pour le terrorisme de droite. Quel film ont-elles vu ? En réalité, son message ne pourrait pas être plus clair : les travailleurs doivent diriger leur rage contre les riches.

Nathaniel Flakin 

9 octobre 2019

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Crédit photo : capture d’écran

Joker, du nom de son principal personnage, est un film sur un malade mental solitaire et sur une société qui l’abandonne et le traite comme un déchet. Arthur Fleck endure des privations et il survit à peine grâce à un travail précaire qui consiste à faire le clown. Il a été enfermé dans une prison psychiatrique et les soins qu’il reçoit ensuite pour sa santé mentale sont supprimés, en raison de coupes budgétaires. Il doit s’occuper de sa mère handicapée et vit dans un appartement insalubre.

La rage qu’il ressent face à sa situation conduit Arthur à devenir un meurtrier et, finalement - comme on le sait depuis Batman - un super-méchant déguisé. Mais Joker ne fait référence à l’histoire du super-héros que par la tangente. L’action du film se déroule en 1981 à New York - et il n’y a que quelques références occasionnelles qui montrent que c’est supposé être le "Gotham".

Le film a été précédé par un scandale : sert-il vraiment à glorifier la violence des incels et plus largement des hommes blancs ? Le cinéma où je suis allé à Brooklyn était surveillé par un officier de police armé, stationné devant l’entrée.

Richard Brody, journaliste du New Yorker, a dit du film qu’il était raciste. C’est sans doute en effet un choix contestable de faire commencer le film avec cette scène où Arthur, qui travaille comme clown de rue, se fait brutalement attaquer par quatre jeunes noirs - rappelant la vieille rengaine raciste des jeunes noirs qui attaquent un blanc innocent. Mais le film ne fait plus référence à cette scène ensuite, qui contraste d’ailleurs avec les messages en direction de la classe ouvrière et d’une solidarité qui dépasse les divisions racistes. En effet la transformation d’Arthur en vengeur de la classe ouvrière commence lorsqu’il est abordé par trois représentants financiers dans le métro. Il identifie à ce moment là avec perspicacité les responsables de sa misère : ce sont des hommes riches en costume-cravates. La travailleuse sociale qui galère elle aussi et s’occupe d’Arthur est une femme noire, mais la couleur de peau bien loin d’impliquer une contradiction entre les deux personnages, apporte au contraire une conscience de classe solide et sans compromis : "Ces gens-là se foutent complètement des gens comme toi. Et ils se foutent aussi complètement des gens comme moi".

Une colère comme celle d’Arthur peut facilement être orientée vers des cibles illusoires et faciles, vers ceux qui sont encore plus marginalisés que lui : les immigrés, les femmes, les personnes LGBT, etc. Mais le film prend bien le temps de montrer qui sont réellement les méchants. Le ploutocrate Thomas Wayne, l’homme le plus riche de la ville, lance sa campagne pour les municipales en affichant son mépris pour les pauvres, les traitant de "clowns" qui ne savent rien faire d’eux-mêmes. Bientôt, des manifestants avec des masques de clowns déclenchent une émeute devant le bâtiment de Wayne où se déroule un gala.

Quel film ont-ils vu ?

De nombreuses critiques aux Etats-Unis ont parlé du film comme d’une oeuvre "insignifiante" ou "creuse", répétant qu’il "n’a rien à en dire". Vice prend un malin plaisir à désigner le Joker comme "horrible". Mais quel film ont vu ces critiques ?

Loin de n’avoir rien à dire, le film cible, au contraire, très clairement les riches. Quand Arthur prend le train pour aller vers Hudson Valley (oups : Gotham Valley) un long plan nous montre que tous les passagers sont en train de lire un journal avec comme gros titre : "Tuons les riches". Une pancarte dit même : "Si tu penses que la CUPIDITE est mauvaise, attends un peu d’entendre parler du CAPITALISME".

Rarement les préjugés de classe des professionnels de la critique ont été aussi évidents. Le Joker est donc en train de jouer parfaitement son rôle en soulignant le clivage entre les élites libérales et les travailleurs exploités et en colère. Ceci peut sans doute aider à comprendre pourquoi - ce que Vice concède à contre-coeur - la réception du film est "jusqu’à présent beaucoup plus positive" que les articles des critiques.

Finalement, Arthur tourne sa violence individuelle contre les gens qui l’ont trompé - une solution totalement réactionnaire. Mais le film n’en fait pas une fin inévitable. Presque par hasard, Arthur tombe en plein milieu de l’émeute devant le bâtiment Wayne - le mouvement s’inspire de lui, mais il en a à peine entendu parler. Alors qu’ils chantent des slogans contre Wayne, Arthur serre les poings et il s’auréole de la rage du juste. Dans ce court passage, on voit un remède à son intense sentiment de solitude. Mais malheureusement, il sort de la foule pour aller seul à la confrontation avec Wayne.

Batman a toujours été une histoire terriblement réactionnaire, présentant l’homme le plus riche de la ville comme le seul à pouvoir assurer la justice. Le Joker de Heath Ledger, tiré de The Dark Knight : Le Chevalier noir (2008) apparaissait comme une force de la nature, nous interdisant toute compréhension du personnage et de sa vie consciente. Il était un homme "qui voulait juste voir le monde brûler". Une critique dépolitisante qui n’est pas sans rappeler l’idéologie impérialiste des années Bush. Quand on nous expliquait que les terroristes n’étaient pas motivés par les crimes impérialistes commis au Moyen Orient, qu’ils étaient juste "mauvais", et qu’ils "détestaient la liberté" . Batman, pour les arrêter, était contraint d’utiliser la torture et des moyens de surveillance de masse en toute illégalité - comme la CIA.

L’épisode suivant de la série, The Dark Knight Rises (L’ascension du Chevalier noir) (2012), était encore plus réactionnaire. Le réalisateur Christopher Nolan avait imaginé ses méchants à partir des militants du mouvement d’Occupy et des sans culottes de la Révolution française. Batman était capable de les battre tous, aux côtés de la police en gants blancs. Ce Batman là était essentiellement une fiction sur l’aristocratie française écrasant la Révolution. Comme pour à peu près tous les Batman antérieurs, le film de Nolan offrait une compréhension de la "justice" construite massivement sur les intérêts des riches. Les implicites sociaux sont clairs, même si les Wayne ressemblent plutôt à des membres de la bourgeoisie foncière qu’à des capitalistes modernes.

Le Joker, au contraire, donnera envie à n’importe quel spectateur de la classe ouvrière d’adopter le projet d’écraser le proto-fasciste Batman. On a toujours entendu dire que le père de Bruce Wayne avait été tué lors un braquage - mais que se passe-t-il si, au lieu de ça, il s’avérait que c’était un acte de vengeance, après qu’il ait exploité pendant des années les travailleurs de Gotham ?

Des masques et des gilets jaunes

Il y a encore d’autres aspects du Joker qui renversent complètement le récit réactionnaire de la série Batman. Même si Arthur Fleck finit en commettant des crimes atroces, il est clair qu’il n’est pas né criminel mais plutôt conduit à la folie par un système qui est, lui, bien criminel. Au moins au début, le film montre Arthur comme une source d’inspiration pour les masses qui se battent contre leurs oppresseurs. Alors que la police poursuit le héros dans un métro bondé, les policiers tuent un passant innocent. La foule, porteuse de symboles communs dans lesquels elle reconnaît sa puissance collective, écrase facilement ces policiers assassins et se venge. Les masques de clown portés lors des émeutes, peuvent paraître un peu dingues – mais comment les regarder sans penser aux Gilets Jaunes et à leur signe distinctif ?

Le film du Joker a pas mal de faiblesses. Le personnage que joue Zazie Beets, la voisine d’Arthur, manque de densité et reste assez convenu. Robert DeNiro, alors qu’il a l’occasion de faire un beau clin d’oeil à Taxi Driver, d’où le film tire son inspiration, gâche toutes ses scènes par un jeu médiocre. Et même les belles scènes d’émeutes sont fichues en l’air par le fait que les émeutiers sont exclusivement des hommes (alors que dans tous les mouvements insurrectionnels du monde moderne, les femmes sont au premier rang). Après tout, il s’agit d’un film à 60 millions de dollars - il pouvait difficilement échapper à l’imagerie de la "pègre". Néanmoins, le Joker reflète la manière dont les consciences sont en train de changer aux États-Unis. Et la crise sociale s’approfondissant, on peut s’attendre à plus de films comme celui-ci.


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