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L'extrême-droite au pouvoir à Rome

La première fois depuis Mussolini ?

A moins d’un coup de théâtre, c’est la coalition droite-extrême droite arrivée en tête des élections législatives, ce dimanche, qui devrait gouverner l’Italie. A sa tête, Giorgia Meloni, leader de Fratelli d’Italia, qui plonge ses racines dans le Mouvement social italien fondé juste après la chute du fascisme par des nostalgiques du Duce.

Claude Piperno

28 septembre 2022

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Crédits photo : AFP

Les résultats définitifs ne seront confirmés que dans la journée de lundi par le ministère de l’Intérieur italien. Le système électoral, combinant scrutin uninominal et scrutin proportionnel à un tour est particulièrement complexe, mais les premières projections donnent une majorité absolue au Parlement autant qu’au Sénat à la coalition Berlusconi (Forza Italia)-Salvini (Ligue) et Meloni (Fratelli d’Italia).

Les autres formations, à commencer par la coalition centre et centre-gauche, menée par le Parti démocrate, n’ont pas réussi à renverser la situation. Pas plus que le Mouvement cinq étoiles (M5S) de l’ancien premier ministre Giuseppe Conte. Pour ce dernier, le dévissage par rapport aux élections de 2018 est cependant moins important que prévu (32,7% en 2018 contre 15% ce dimanche), notamment dans le Sud du pays grâce à une campagne populiste sur le terrain social.

En dépit d’une situation économique extrêmement difficile et d’une crise sociale aigüe, la gauche et la gauche radicale n’auront qu’une place complètement marginale au Parlement et au Sénat. L’extrême droite, en revanche, a le vent en poupe. Fratelli d’Italia est ainsi passé de 4,3% en 2018 à 26% lors de ce scrutin, siphonnant les voix, au Nord, de Berlusconi, et sur l’ensemble du territoire de Salvini et du M5S.

Meloni mieux que Le Pen

Au sein de la coalition de droite-extrême droite, c’est Meloni qui sort grande gagnante. Elle a réussi à damer le pion à un Berlusconi qui n’est plus que l’ombre (sénile) de ce qu’il a pu représenter, comme figure centrale de la politique italienne dans les années 1990 et 2000, mais qui reste le seul à être capable d’articuler le camp de la droite libérale italienne (ce qui en dit long sur son état). Elle a également profité de l’usure du pouvoir de Salvini qui tout en vomissant un discours antisystème a été vice-Président du conseil entre 2018 et 2019 et a soutenu le « gouvernement technique » d’union nationale de Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, de 2019 jusqu’à sa démission, à l’été 2022.

Meloni n’a ainsi pas seulement fait mieux que les meilleurs scores, depuis la fin de la guerre, de l’extrême droite italienne, dépassant les résultats engrangés par Gianfranco Fini, son ancien mentor, qui en 1996 avait fait 15,6% avec Alliance nationale (le MSI refondé en 1995). Elle pourrait devenir la première gouvernante d’extrême droite depuis la chute du fascisme. Certes, à droite, on arguera du fait que Fratelli d’Italia ne fait plus référence au fascisme et que Meloni a « fait le ménage » en interne, en se séparant des éléments les plus imprésentables de son courant. Il n’en reste pas moins que le noyau dur de ses partisans continue à penser que Mussolini a été le plus grand homme d’Etat de tous les temps, d’Italie, voire même d’Europe et ce en dépit de sa dictature fasciste, de sa politique coloniale en Afrique, des lois raciales et de l’antisémitisme et de l’alignement sur l’Allemagne nazie… ou plutôt « grâce » à tout cela.

En outre, si l’Italie semble emprunter le même chemin que d’autres pays européens où l’extrême droite est au pouvoir, à l’instar de la Pologne, cogouvernée par le parti Droit et justice depuis 2015, ou à la Hongrie de Viktor Orban, à la tête du pays depuis 2010, la situation est cette fois quelque peu différente. L’Italie est en effet la troisième puissance économique de la zone euro, l’un des acteurs du système impérialiste mondial (bien que faisant face à mille contradictions structurelles), et que le poids de l’histoire, en l’occurrence le fait d’avoir été gouvernée par Mussolini, entre 1922-1943/1945, rend le symbole un peu plus fort encore.

Pour autant, le programme défendu par Meloni, au sein de la coalition n’a strictement rien à voir avec celui du fascisme. Cela ne veut pas dire qu’idéologiquement Meloni ne partage pas avec le noyau dur de ses cadres une nostalgie du « Ventennio », les deux décennies de régime fasciste. Cependant, ce n’est pas avec une ligne d’écrasement du mouvement ouvrier et de redressement de l’Etat et de son autorité qu’elle se présente. Sa ligne apparaît beaucoup plus « classiquement conservatrice », faite de promesses de réforme fiscale (en faveur du grand capital et des entreprises, avec une pointe de démagogie poujadiste), de rigueur budgétaire, le tout mâtiné de quelques mesures sociales en direction des séniors et enrobé d’un discours catholique, identitaire, nationaliste et d’un programme anti-migrants. Sur le terrain international, elle affiche un profil ouvertement atlantiste et pro-OTAN, fruit d’un savant recentrage destiné à rassurer les partenaires de Rome sur l’échiquier européen et international.

Les gouvernements de droite dure en Italie depuis 1945, une vieille tradition

Si comme cela est le plus probable, Meloni est intronisée cheffe du gouvernement ce ne sera pas la première fois que la bourgeoisie italienne confie les rênes du pays, avec enthousiasme ou « contrainte » par le résultat des urnes, à une coalition de droite dure. Pendant l’Après-guerre et au cours du « Mai rampant », ces « années 1968 » à l’italienne qui durèrent douze ans, la bourgeoisie a su défendre ses intérêts à travers de gouvernements très conservateurs : entre 1958 et 1963, par exemple, sous la houlette d’Amintore Fanfani, rebaptisé « Fanfasciste », par ses opposants, ou, toujours par le truchement de la Démocratie chrétienne, en ayant recours à un terrorisme d’Etat de basse intensité pour mettre au pas le mouvement ouvrier et la contestation soixante-huitarde.

A la suite de l’Opération mains propres, au début des années 1990, avec la banqueroute du vieux système de partis Démocratie chrétienne-Parti socialiste-Parti communiste, hérité de la Guerre froide, elle a su changer de monture et faire le pari de gouvernements Berlusconi, en alliance parfois avec Alliance nationale, « l’extrême droite modérée » de l’époque, et la Ligue du Nord (d’où provient Salvini). Le patronat a aussi misé sur des gouvernements de centre-gauche et « technocratiques » pour faire adopter et appliquer les contre-réformes sociales nécessaires à la fragmentation et à la précarisation extrêmes du monde du travail dans la péninsule. Malgré la radicalité du programme de ces gouvernements, jamais, il est vrai, l’extrême droite n’avait été autre chose qu’une force d’appoint.

Combien de temps Meloni va-t-elle rester en place ?

Il y a fort à parier que, cette fois encore, la grande bourgeoisie saura s’accommoder d’un gouvernement dominé par l’extrême droite. Et si aujourd’hui celui-ci n’a pas sa faveur, il fera également tout son possible pour le conditionner. C’est d’ailleurs avec une satisfaction réelle que le Sole 24 ore, expression directe de Confindustria, le grand patronat italien, souligne dans son édition spéciale post-scrutin « qu’alors que la campagne avançait et que les sondages confirmait son avance, Georgia Meloni a poursuivi son virage à 360 degrés : la ligne politique a changé, et elle est devenue beaucoup plus modérée ».

Parallèlement, sachant manier la menace autant que l’analyse, l’une des éditorialistes affirme, sans ambages, que « le chemin sera loin d’être facile, pour le gouvernement à venir. La situation internationale et la crise énergétique auront inévitablement des répercussions sur les rapports politiques au sein de la nouvelle majorité et nombreux sont ceux qui affirment d’ores et déjà que la question qui se pose n’est pas de savoir s’il y aura ou pas un gouvernement de centre-droit [Meloni-Salvini-Berlusconi, NdR] mais combien de temps il va rester en place ». Le message est clair : quand les ancêtres de Confindustria décidaient de confier la direction du pays à Mussolini, après la Marche sur Rome, il y a cent ans, c’était, précisément, pour le laisser en place. Cette fois, le patronat attend de voir et entend faire peser ses exigences.

Pour la bourgeoisie italienne, le problème de sa capacité à créer une réelle hégémonie, en son propre sein et en direction des secteurs populaires, articulée autour d’un programme cohérent de défense des intérêts du grand capital, reste en effet entier dans un contexte de profonde crise organique et d’instabilité politique. C’est d’ailleurs ce qui a fini par faire chavirer le gouvernement précédent, pourtant piloté par l’ancien président de la BCE, Mario Draghi. Celui-ci n’a pas pu mettre au pas les intérêts discordants exprimés par les différents partis qui constituaient sa coalition d’union nationale.

De ce point de vue ces élections ont vu le Rosatellum, la nouvelle loi électorale proposée en 2017 par le Parti démocrate et ratifiée par la quasi-totalité des forces politiques, bénéficier à une coalition électorale qui n’était pas l’option privilégiée de la bourgeoise. Alors que ce système était censé donner une assise plus solide aux gouvernements choisis par la bourgeoisie - qui peinaient, à l’exception des périodes « technocratiques » (Monti, entre 2011 et 2013 et Draghi, entre 2019 et 2022), à trouver des majorités gouvernementales à la fois stables et cohérentes - c’est le second choix d’un gouvernement droite-extrême droite qui sort des urnes, dans le cadre d’une chute abrupte (-10%) de la participation qui, là encore, ne rassure pas les analystes les plus lucides et pro-européistes de la bourgeoisie.

Et demain ?

Le fait que Meloni ne soit pas le « premier choix de la bourgeoisie », que son probable futur gouvernement, dont le cours pourrait être jugé trop erratique par Confindustria, suscite des inquiétudes au sein de « l’establishment » italien et europén ne veut pas dire que le futur exécutif d’extrême-droite italien ne représenterait pas un énorme danger pour le monde du travail et les classes populaires de la péninsule et, en leur sein, les secteurs les plus fragiles et stigmatisés par Meloni et Salvini : les « étrangers », ou celles et ceux qui sont assignés à ce statut, les LGBTQI et, bien entendu, tout ce qui ressemble de près ou de loin à un.e militant.e.

Mais le sillon de l’extrême droite a été creusé par le centre-gauche et les « progressistes » qui, au niveau national ou local, gouvernent et co-gouvernent depuis des décennies avec la droite, les modérés, les technocrates, au nom du bon sens, de la stabilité budgétaire, des impératifs européens et de la croissance, avec l’assentiment ou grâce à la passivité des bureaucraties syndicales, consolidant un peu plus la fracture entre ce qu’un journaliste et analyste de droite classique, Alberto Magnani, nomme avec une certaine inquiétude dans un ouvrage publié l’an passé « les deux Italies. Pourquoi le pays et de plus en plus inégal ». Une « inégalité » de plus en plus criante, fond de commerce, un temps, des M5S et de leur chef de file, Beppe Grillo, qui ont eux aussi contribué à ouvrir la voie à un renforcement de l’extrême droite. Une inégalité sur laquelle Meloni a fait campagne en la traduisant sur le terrain de la xénophobie, de l’homophobie et d’un discours ultra-conservateur « radicalement rassurant » à défaut, bien entendu, d’être radical.

La gauche radicale, elle, ne s’est toujours pas remise du virage opéré par Refondation communiste, au milieu des années 2000, en direction des coalitions de centre-gauche et qui ont entamé son crédit politique. L’ensemble des formations qui lui ont succédé, Pouvoir au Peuple [Potere al Popolo], il y a quelques années, Union Populaire, pour ces élections, le plus souvent avec le soutien de secteurs d’extrême gauche, s’est inscrit dans cette même impasse, néo-keynésienne, modérée et électoraliste, incapable de représenter une option pour les colères mais également pour les luttes qui ont pu secouer le tissu productif et la jeunesse ces derniers temps, en Italie.

L’enjeu, plus que jamais, est donc de repartir de ces mêmes luttes et combats et s’atteler à la construction d’une expression révolutionnaire aux colères qui ne manqueront pas s’approfondir au cours de la prochaine période, sans tomber dans le piège de « l’antifascisme » à bon compte que certains brandissent déjà et qui servira de marchepied au retour au pouvoir d’une coalition plus modérée et, surtout, plus conforme aux intérêts de Confindustria. Matteo Renzi, ancien premier ministre, est déjà en embuscade sur ce terrain-là.


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